Journée 01 - 3 mars 2007, La ligne Hindenburg - 01,

LA LIGNE HINDENBURG - EXPULSION DES HABITANTS DE SAINT-QUENTIN (4)

 Merci à Gérard Ancelet, de Saint-Quentin, qui nous a transmis les souvenirs d'un habitant de la ville en 1917.

Jeudi 22 février 1917.

La peur de l'évacuation grandit de jour en jour. On ne rencontre que des visages contractés, pâles, angoissés. En imagination, je nous vois tous assemblés sur la grand'place ; et brusquement les gendarmes nous séparent à coups de poing. Ma femme a été entraînée ; je l'aperçois encore là-bas au milieu des autres femmes ; mais on les pousse loin de nous. Je ne la reverrai plus jamais. Quand de telles visions se dressent devant mes yeux, c'est. un spasme de désespoir.

Il paraît que par ordre de l'autorité allemande , des infirmières vont passer dans chaque maison pour y prendre la liste des malades. Comment se tromper à de pareils symptômes. Tout se prépare pour la catastrophe.

Ce soir il n'y a presque plus de gaz et après le départ de nos amis, nous restons dans une demi-obscurité qui aggrave encore l'impression de solitude douloureuse que j'éprouve chaque jour quand on s'en va et qu'on me laisse livrer sans défense à mes pensées.

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Samedi 3 mars 1917.

Quelle nuits avec cette obsession qu'à tout instant, l'avertisseur du départ peut sonner à la porte. Avec une admirable fermeté, ma femme a tout préparé pour le voyage : vêtements, linge, couvertures. Ce qui est précieux, c'est ce qui pourra nous défendre du froid et de la faim; le reste ne compte pas.

Dans 1a matinée O B... vient me voir ; et, en hésitant, avec la peur de me faire trop de peine, il m'annonce que D .. est parti. Sa maison est abandonnée, seul le petit clerc errait dans les pièces vides. C'est lui qui lui a raconté ce qui s'était passé. On les avait prévenus hier soir ; ils avaient passé la nuit à faire leurs préparatifs et ils étaient partis de grand matin. Où, sont-ils maintenant ? Il m'avait quitté avant·hier soir emportant quelques dossiers que je lui avais confiés, marchant lentement avec sa canne. On s'était dit à demain.

A 4 heures Jeanne revient de chez sa mère et me raconte que les Allemands ont exécuté des fouilles dans sa cave. Les caves, ce sera désormais le séjour des troupes du front qui vont occuper la ville sous le feu des batteries françaises. Aucun endroit n'est moins sûr et nous avons eu l'imprudence d'y cacher des bijoux. Aussitôt nous courons les déterrer. Ma femme les avait encore sur les genoux quand on vint nous dire que le gendarme vert était dans la rue. De la fenêtre je le vois sonner successivement à toutes les portes. Enfin il entre chez nous. C'est pour demain 9 heures. Mes mains tremblent un peu en prenant des mains de cette brute, 1e papier jaune signé : Graf von Bernstorff, qui nous désigne pour la charrette. Mais notre attente est si anxieuse, la peur de l'inconnu si angoissante que j'étais presque content d'en finir. Demain nous saurons notre destin. Tout vaut mieux que les cauchemars de notre imagination .

Comment avons-nous passé, les dernières heures.? O. B... est revenu, il m'a appris à mettre sac au dos, m'a embrassé, en, pleurant et il est parti D'autres aussi sont venus. Je sais bien que je ne les reverrai pas. Ma santé ruinée ne pourra résister aux épreuves que nous allons subir. C'est le dernier soir. Adieu à tout et à tous.

Mon journal s'arrête ici. Notre dernière nuit chez nous fut la veillée du condamné à mort attendant la charrette. Déjà. dès le matin, les Allemands guettaient dans la rue notre départ, avides de nos dépouilles. Nous chargeâmes sur une voiture à bras ce que nous emportions. Mon frère Louis m'assistait. J'attachai mon sac sur mon dos et laissant la porte ouverte pour le pillage, nous suivîmes tout courbés le trottoir et nous franchîmes le coin de la rue sans tourner la tête. Ce fut ainsi qu'en ce quatre mars, dimanche de Reminiscere, les Allemands nous chassèrent de notre maison.

La ville ne survécut pas longtemps. Déjà du reste depuis l'entrée de l'ennemi elle était frappée à mort. La présence de l'envahisseur avait, comme une sorte de virus, anémié ses organes, ralenti sa vie. Durant les derniers mois, le mal s'aggrava.. Les Allemands se vengeaient de leurs défaites sur la Somme. Puis apparurent les symptômes de l'évacuation prochaine et ce furent les affres de cette dure agonie d'une ville de quarante-cinq mille âmes, qui ne voulait pas mourir.

Dans notre exil du Câteau nous sûmes ce que furent les derniers jours. A mesure que les trains partaient, l'aspect de la ville devenait sinistre, les rues étaient désertes, les contrevents fermés, un silence de mort. Ceux qui restaient, de moins en moins nombreux, assistaient au pillage des maisons abandonnées. Puis on entendit la canonnade s'approcher, 1'armée française reprenait lentement possession de la zone délaissée par l'ennemi. Enfin le 18 mars les derniers habitants furent rassemblés par des sonneries de trompettes. Ils étaient encore trois mille. On les embarqua hâtivement .et en désordre.

Dix-huit mois plus tard dans un petit village des Pyrénées, j'apprenais qu'enfin l'armée française était rentrée dans ce qui fut St-Quentin. Elle était venue tout de même cette journée. Notre espoir tenace, notre foi invincible l'avaient bien méritée. Elle était venue; mais combien différente de ce que nous l'avions rêvée. Les drapeaux français flottaient sur l'hôtel de ville, mais nous n'étions plus là pour les voir. Et c'est dans l'exil, en lisant une affiche sur un mur, que nous apprenions la suprême péripétie du drame commencé le 28 août 1914 et qui se terminait par la délivrance mais aussi par l'anéantissement.

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