LA NON BATAILLE DU TARDENOIS

- 10/11 SEPTEMBRE 1914

(Vue par le Général CHAMBE)

LA NON BATAILLE DU TARDENOIS

 

LE CORPS CONNEAU N'A RIEN DEVANT LUI

 

Mais rien de tout cela ne se produira. Le corps de cavalerie Conneau s'arrêtera le 9 septembre au soir, le nez devant la brèche ouverte. Il passera toute la nuit sur place, alors que le magnifique clair de lune est si beau qu'il invite à s'engager à cheval à travers champs comme en plein jour. Un temps formidable est ainsi perdu. Et le 10 septembre, il en sera de même pendant toute la journée !

Je n'en veux pour preuve que les quatre premières lignes déjà citées mais que je souligne encore ici de mon carnet de guerre de ce jour-là. Les voici :

Jeudi 10 septembre.

Journée insignifiante. C'est bien simple. Nous ne faisons rien, absolument rien, si ce n'est avancer par bonds de cinq cents mètres et descendre de cheval pendant des heures entières.

C'est là un document indiscutable, tangible, écrit noir sur blanc sur place, il témoigne de l'inaction du corps Conneau.

Journée insignifiante, alors que le sort de la guerre se joue devant nous, à ce même moment !

 

COMMENT S'EXPRIME L'HISTORIQUE DU CORPS DE CAVALERIE CONNEAU REDIGE SOUS LA HAUTE DIRECTION DU GENERAL CONNEAU

 

Il est instructif de voir comment s'exprime après coup l'historique du corps de cavalerie Conneau relatant cette fin de journée du 9 septembre et cette journée du 10. Comment explique-t-il cette attitude passive (Historique du corps de cavalerie commandé par le général Conneau. (Rédigé sous la haute direction du général Conneau.) Charles-Lavauzelle et Cie, éditeurs, Paris.) ?

Nous citons :

9 septembre.

La 10e division, entrait, tard dans la soirée, à Château-Thierry, où elle faisait quelques prisonniers.

Le corps de cavalerie n'atteignait qu'à la nuit le plateau d'Etrepilly, trop tard pour attaquer les arrière-gardes allemandes dont il reprenait le contact sur la ligne Etrepilly-Bezuet. Il stationnait ses gros sur la Marne, entre Château-Thierry et Chézy.

Cette rédaction mesurée contient d'abord des inexactitudes et plus loin un aveu.

Ce n'est pas tard dans la soirée que la 10e division est entrée à Château-Thierry, mais tôt dans l'après-midi. A 5 heures ( 17 heures, comme l'on dit aujourd'hui) le combat est fini depuis longtemps. La 10e brigade de dragons, qui a pris la ville, remonte à cheval, parcourt la rue principale sous les acclamations de la population délivrée, puis se hâte d'escalader le plateau qui domine la ville au nord, sur la rive droite. Elle assure ainsi le débouché de la 10e Division et du corps de cavalerie qui suivent par-derrière.

Il fait encore grand jour sur le plateau d'Etrepilly-Bezuet. La nuit est loin d'être tombée. Des coups de feu accueillent les éclaireurs du 15e Dragons sur la route qui monte très fort vers le village de Verdilly. Nos chasseurs cyclistes se déploient et ripostent.

Le 15e Dragons a eu un cheval tué, les cyclistes un blessé. Les cyclistes entourent le village et ramènent un prisonnier. C'est justement un chasseur cycliste de cavalerie allemand. Il fait toujours grand jour. La pleine lune monte de derrière une haie, énorme et toute jaune.

Il semble qu'il n'y ait rien devant nous. Le vide est impressionnant.

L'ordre arrive de la 10e D.C. de mettre pied à terre et d'attendre la répartition du stationnement. On ne va pas plus loin: La lune est déjà haute, lorsque parvient l'ordre de la division de cantonner en amont de Château-Thierry et de se couvrir par des avant-postes.

C'est ainsi que je suis envoyé au Château de Brasles. Voilà la vérité. J'étais là.

L'aveu est qu'au lieu de pousser au nord, même de nuit, tout le corps de cavalerie Conneau s'est laissé intimider par une faible fusillade et a préféré redescendre sur les bords de la Marne pour y passer la nuit. C'est insensé !

Mais continuons la lecture de l'historique du corps de cavalerie. Que dit-il sur cette journée du 10 septembre, que mon journal qualifie d'insignifiante, alors qu'elle aurait pu être si riche de conséquences.

Voici :

10 septembre

L'ordre n° 497 de la Ve armée oriente la poursuite dans la direction d'Oulchy-le-Château, en avant du front de l'armée qui s'établira au nord de la Marne et serrera ses corps sur leurs avant-gardes en vue du mouvement du 11. A la gauche du corps de cavalerie, l'armée anglaise s'établira de même sur le Clignon.

Le général Conneau (ordre daté de Chézy-sur-Marne, le 10 septembre, 1 heure du matin) prescrit aux divisions de se trouver rassemblées à 6 heures dans la région Bouresches-Chantemerle, couvertes par de fortes reconnaissances.

En fait, ce rassemblement ne pouvait avoir lieu qu'à 9 heures , par suite de nécessités absolues de ravitaillement, hommes et chevaux en ayant été privés la veille.

Le général commandant le corps de cavalerie prescrivait à la 4e division, soutenue par des bataillons d'infanterie en camions, d'orienter sa poursuite sur Soissons, par Epaux, Rocourt, Oulchy-le-Château ; à la 8e, soutenue par un bataillon d'infanterie en camions, d'orienter sa poursuite sur Braine par Fère-en-Tardenois ; à la 10e, de se porter sur la route de Soissons, prête à prolonger à gauche l'action de la 4e et à déborder les résistances qui l'arrêteraient.

Il importe de poursuivre l'ennemi avec la dernière énergie, sans lui permettre de souffler. (Ordre de Château-Thierry (sortie nord) le 10 septembre, 8 h 15.)

A 14 h, après une poursuite que l'épuisement des chevaux ne lui permet pas de pousser activement, la 4e est au-delà d'Oulchy-le-Château dont elle a tourné la résistance ; à 17 h, elle a atteint Hartennes et talonne l'ennemi. Un retour offensif de ce dernier fait reculer ses bataillons et ses escadrons qui s'arrêtent sur la ligne Plessier-Huleu-Grand Rosoy.

La 10e, retardée devant Verdilly, est trop éloignée pour pouvoir lui prêter son concours. Le général Conneau, dont le P.C. est à Oulchy-le-Château, la presse vivement de marcher sur Oulchy-la-Ville.

La 8e, arrêtée à 13 h entre Courpoil et La Croisette et à 14 h devant les lisières de la forêt de Fère, atteint au soir, Fère-en-Tardenois.

Le corps de cavalerie stationnait à Oulchy-Ville, région Hartennes-Oulchy-Ville (4e division), région d'Oulchy-le-Château (1Oe), région Fère-en-Tardenois (8e).

La rédaction de cette journée du 10 septembre est ambiguë. Elle trahit un embarras certain. Il faut convenir qu'après l'injonction qu'il a reçue la veille de Franchet d'Espérey commandant la Ve armée aux ordres duquel Joffre l'a placé depuis plusieurs jours, le général Conneau n'a pas de raison de se montrer particulièrement fier.

Depuis que la Marne a été franchie hier dans l'après-midi toute une nuit et tout un jour se sont écoulés. Le corps de cavalerie stationne ce soir sur la ligne générale Oulchy-le-Château - Fère-en-Tardenois, c'est-à-dire à même pas vingt kilomètres plus au nord. Il est bloqué par un rideau de cavalerie qu'il n'a pas osé déchirer afin de nettoyer tout le plateau circonscrit par la boucle de l'Ourcq, où von Kluck, cependant pris à revers, tient toujours tête à Maunoury. Les éléments les plus avancés de Conneau se sont arrêtés fatigués sur la rocade ouest-est de Villers-Cotterêts à Fère-en-Tardenois devant Saint-Rémy-Blanzy-le Plessier-Huleu-Beugneux.

On est loin de l'ordre, semblable à une proclamation, déclarant que l'ennemi doit être poursuivi avec la dernière énergie, sans lui permettre de souffler. C'est le C.C.C. qui souffle. Il perd son temps en de sordides problèmes d'intendance (ravitaillement) ou de fatigue des chevaux.

En 1806, après Iéna, que pesaient ces mêmes problèmes pour le corps de cavalerie de Murat et de la brigade de hussards de Lasalle, au cours de leur fougueuse poursuite jusqu'à Stettin et Koenigsberg et jusque dans les îles de la Baltique ? L'esprit cavalier y suppléait. Murat et Lasalle étaient des chefs jeunes et impétueux. Tous leurs colonels avaient l'âge de lieutenants ! Cent ans après, toute la différence est là. Elle se fait cruellement sentir.

Franchet d'Espérey a bien tenté de pousser Conneau au-delà de la simple mission d'assurer d'une manière effective la liaison entre l'armée britannique et la Ve Armée donnée par Joffre dans son instruction spéciale n° 19. Il l'a engagé à saisir toutes les occasion d'attaquer et de détruire l'ennemi. Mais Conneau ne paraît pas tellement pressé. Il a en poche les instructions les plus récentes du commandant en chef et les appliquera : " Assurer la liaison ", etc.

Or, Franchet d'Espérey a reçu une nouvelle instruction particulière de Joffre postérieure à celle du n° 19, elle porte le n° 20. Datée du 9 septembre à 22 h, elle est enregistrée sous le n° 4 440.

Corrigeant la regrettable insuffisance de ses directives concernant le corps Conneau, Joffre rectifie et, cette fois, précise : Le corps de cavalerie Conneau, opérant avec le 18e corps, prendra contact avec l'ennemi et cherchera toujours à percer dans la direction générale d'Oulchy-le-Château.

Le général Joffre y voit très clair, il suit son idée de lancer des forces dans le dos de von Kluck et de le prendre en tenaille entre Maunoury, d'une part, et Franchet d'Espérey et les Anglais, d'autre part.

Oulchy-le-Château est le point crucial, le lieu géométrique de la bataille qu'il faut absolument livrer et gagner ! Joffre le sait bien. Il n'y a d'ailleurs qu'à regarder la carte : l'Ourcq décrit une vaste courbe englobant le plateau du Tardenois, couvert de moissons et de villages. Oulchy-le-Château, sur la rive droite, marque en quelque sorte le sommet de la courbe, le verrou qu'il faut tirer. Kluck sera pris. Car, le 9 septembre, Kluck, entêté, n'a pas encore flairé le danger. Il maintient la majeure partie de ses forces sur la rive ouest de l'Ourcq, prétendant non seulement tenir tête à Maunoury, mais parvenir à envelopper (aùfrollen) son aile gauche. Il espère réussir et s'attarde sur le champ de bataille. II ne veut pas tenir compte du vide qu'il a de ses propres mains provoqué et creusé derrière lui. Richthoffen et Marwitz suffiront bien à l'aveugler avec leurs carabines et leurs sabres ! Moltke ne les a-t-il pas d'ailleurs renforcés avec des détachements de toutes armes ?

Von Kluck a le tempérament d'un joueur. Le jeu, il aime ça ! Il manie admirablement ses cartes, mais Joffre, à Bar-sur-Aube, y voit clair dans son jeu. Von Kluck devrait payer cher l'imprudence qu'il a commise de dégarnir sa gauche au profit de sa droite, d'ouvrir ce hiatus de quarante kilomètres entre son armée et celle de Bülow.

Oulchy-le-Château, percer en direction d'Oulchy-le-Château, y parvenir et tirer le verrou ! C'est l'obsession, d'une clarté limpide ! Joffre compte sur ses lieutenants pour parachever la manœuvre. C'est sur la cavalerie que le destin va faire peser le sort de la bataille du Tardenois. Pour une fois, pour la dernière fois peut-être, la cavalerie va pouvoir user de la seule arme qui lui reste, la seule que les progrès de la science et de la technique ne lui ont pas encore arrachée : sa relative vitesse par rapport aux autres armes sur le champ de bataille.

Par une incroyable et mutuelle aberration, les hauts commandements allemand et français n'ont pas commis avant 1914 l'avantage décisif offert par le transport automobile. Le haut commandement allemand est le plus coupable de manque de clairvoyance, parce qu'il avait voulu cette guerre, l'avait minutieusement préparée et fait déclarer à l'heure de son choix.

Imagine-t-on ce que serait devenue la bataille des frontières livrée le 22 août en Belgique, si la Ire Armée allemande, celle de von Kluck, avait été motorisée, son infanterie transportée en voitures automobiles, utilisant à plein débit le réseau routier, alors que l'armée de Lanrezac et l'armée anglaise ne pouvaient se déplacer qu'avec les jambes de ses fantassins ?

C'est bien simple, il n'y aurait jamais eu de retraite, ni de bataille de la Marne. Tout se fût terminé le 30 août dans les plaines de Saint-Quentin, la gauche française et l'armée anglaise tournées en quelques heures, enveloppées, ligotées, disloquées, écrasées en une seule journée, la France et l'Angleterre battues, l'Allemagne victorieuse. Mais l'état-major allemand, soi-disant le premier du monde, n'en était pas, heureusement, à une bévue près. Celle de l'imprévoyance dans l'emploi du transport motorisé des troupes en campagne a été la plus lourde.

Quoi qu'il en soit, ce jeudi 10 septembre, au point du jour, le général Conneau qui, depuis la veille mercredi 9 septembre, à la tombée du soir, et toute la nuit du 9 au 10, a déjà tenu le sort de la bataille, le tient encore en main. Tout dépend de lui, de son esprit de décision. Il s'agit de faire vite ! Ne le sait-il pas ? Ne le voit-il pas ? Le moins qu'on puisse dire, c'est que Conneau n'enflamme pas ses escadrons.

A Franchet d'Espérey qui, au téléphone brandit et commente l'instruction n° 20 de Joffre, et le presse une nouvelle fois d'agir, il répond (ce qu'il va confirmer par écrit par une lettre adressée à Franchet d'Espérey, datée du 10 septembre à 22 h et enregistrée à l'arrivée sous le n° 2 950) :

- J'ai eu l'honneur de vous signaler, il y a trois jours, que la limite extrême des hommes et des chevaux était atteinte. Je crains bien qu'elle ne soit maintenant dépassée.

Cependant nous irons jusqu'au bout, jusqu'au dernier cheval s'il le faut.

Conneau.

Tout ceci est très exagéré. Depuis qu'on a repris l'offensive le 6 septembre, c'est-à-dire depuis quatre jours, le corps de cavalerie est resté presque inactif, sauf, hier, à Château-Thierry (et encore les chevaux sont-ils restés tenus en main, tandis que les hommes combattaient à pied. Les chevaux n'ont donc pu se fatiguer). Le reste du temps, la cavalerie n'a avancé qu'avec une extrême lenteur, dans les jambes de l'infanterie, marchant soit au pas, soit s'arrêtant pour mettre pied à terre, durant des heures interminables.

L'infanterie couvre de lazzis et de moqueries les cavaliers qui, arrêtés, la regardent les dépasser. Cette inaction est telle que beaucoup d'officiers, les jeunes surtout, en sont indignés et discutent entre eux à ce sujet.

Fatigués, les chevaux ?

Relisant mes carnets de route, j'y relève ce passage, justement à la date du 10 septembre :

En attendant l'ordre de stationnement, nous sommes dans un grand espace où pullulent les lapins de garenne. Nous laissons nos cavaliers les poursuivre à cheval à coups de lance. Quelques lapins sont tués. L'ordinaire de l'escadron en sera amélioré. Ce ne sera pas de trop.

Nous cantonnons à Nanteuil-Notre-Dame, après être revenus derrière l'Ourcq...

Et voilà..., le témoignage est pris sur le vif, irréfutable. Pendant ce temps, Joffre, commandant en chef, est persuadé que nous perçons sur Oulchy-le-Château, à la poursuite ardente de l'ennemi.

Pendant ce temps, Franchet d'Espérey reçoit le factum grandiloquent de Conneau : Je crains que la limite extrême des hommes et des chevaux ne soit maintenant dépassée. Cependant nous irons jusqu'au dernier cheval, s'il le faut.

Pendant ce temps, von Kluck, qui a pris conscience du péril, décroche et déménage son armée, fourgons et bagages compris, vers le nord-est en direction de Soissons et de l'Aisne.

Pendant ce temps, Richthoffen et Marwitz, à l'aide du rideau, ténu comme une toile d'araignée, qu'ils ont construit sur la rocade Villers-Cotterêts - Fère-en-Tardenois, masquent la retraite de Kluck et contiennent sans peine la poussée d'un ennemi décidément très peu mordant (C'est l'adversaire qui parle.). (General-Leutnant von Poseck. Inspecteur de la cavalerie allemande Die Deutsche Kavallerie in Belgien und Frankreich, pages 113 à 122.)

Dans trois jours, nous retrouverons von Kluck accroché solidement sur la falaise du Chemin des Dames.

Quel jeu joue donc le général Conneau ?

D'aucuns ont émis l'hypothèse qu'il a été très frappé par le limogeage de Sordet, relevé de son commandement à la suite de la ruine de son corps de cavalerie (Dont Joffre lui-même était en partie responsable. Ne se rendant pas compte de l'effort que cela imposait aux chevaux, il avait donné l'ordre direct à Sordet (alors que Sordet était aux ordres de Lanrezac, chef de la Ve armée, qui l'employait à son gré et lui donnait de son côté ses instructions) de pousser jusqu'au nord de Namur et de s'y montrer, pour rassurer les Belges.

Le gouvernement belge, angoissé par la chute de Liège, avait en effet décidé de se mettre à l'abri à Anvers. Joffre avait peur que toute l'armée belge suivît cet exemple. Il voulait l'éviter à tout prix.).

Conneau tiendrait-il à conserver le sien en état de fraîcheur, d'où l'extrême timidité de sa poursuite ?

Pourquoi ne serait-ce pas vrai ?

 

QU'AURAIT FAIT NAPOLEON A LA BATAILLE DE LA MARNE ?

 

Une première étude critique du comportement du général Conneau et du rôle joué par son corps de cavalerie au cours de la bataille de la Marne a été établie par un général de cavalerie, le général de Cugnac.

Cette étude, publiée naguère par la Revue de Paris, aujourd'hui disparue, n'est pas tendre - disons-le tout de suite - pour le général Conneau.

L'auteur commence par se poser une question : Qu'aurait fait Napoléon à la bataille de la Marne ?

Pour y répondre il s'appuie sur le livre déjà ancien, très documenté, très médité, d'un autre général, le général Camon, Quand et comment Napoléon a conçu son système de bataille (Berger-Levrault, édit.).

Le général Camon rappelle, en préambule à son ouvrage, l'exemple historique de la bataille de Prague de Frédéric II, le Roi-Soldat, exemple bien connu, cité et étudié chaque année tant à l'Ecole de guerre française que dans la plupart des académies de guerre allemandes et étrangères

Le 6 mai 1757, Frédéric II, roi de Prusse, ayant déclaré la guerre à l'Autriche, rencontre à l'est de Prague les forces autrichiennes commandées par le maréchal Brown.

Jusqu'alors toutes les batailles se résument à une rencontre de face des armées, front contre front. C'est la plus solide, la plus disciplinée, la mieux armée, encadrée des officiers et bas-officiers les plus vaillants qui l'emporte et reste maîtresse du champ de bataille. La bataille est gagnée ou perdue. On ne cherche pas midi à quatorze heures. L'armée qui a le mieux résisté au choc, infligé le plus de pertes à l'adversaire est victorieuse. C'est l'époque du sacro-saint ordre perpendiculaire. Front contre front, c'est tout. Tout est très simple. Pas de manœuvres compliquées, superflues. Le terrain a son importance. On cherche à tenir la position haute et à forcer l'adversaire à combattre en position basse. C'est tout le fin du fin de la tactique. Sur deux rangs, la troupe recharge son arme, tandis que le premier rang, qui a tiré, passe derrière le second qui, arme croisée, soutient le choc de l'infanterie et de la cavalerie et permet au premier rang de charger son fusil. C'est l'origine du carré, cher au premier Empire.

Frédéric II, tacticien plus subtil, inaugure à Prague l'emploi de l'ordre oblique. Celui-ci consiste à attaquer d'abord non pas le centre mais l'aile de l'adversaire. Ce dernier, neuf fois sur dix, réagit en prélevant sur son centre une partie de ses moyens, pour renforcer son aile attaquée. Alors il est perdu. Frédéric II n'attend que ce moment. Il prononce son effort principal sur le centre de la ligne adverse imprudemment dégarnie et amenuisée et la coupe en deux.

Ainsi, à Prague le 6 mai 1757.

Le maréchal Brown a établi sa ligne sur une position haute, sa gauche appuyée aux faubourgs de Prague, que Frédéric II ne peut tourner.

La matinée se passe en fusillade de part et d'autre sans résultats spectaculaires. Au milieu de l'après-midi, Frédéric II détache de son gros un contingent suffisamment important sous les ordres de son lieutenant principal Schewrin. Il prescrit à Schewrin de décrire un vaste arc de cercle sur le champ de bataille, pour venir prononcer une menace d'attaque sur l'aile droite de Brown. C'est le concept de la diversion. Manœuvre inusitée, contraire à tous les usage,.

Brown, surpris mais non encore inquiet, renforce alors son aile droite à l'aide d'éléments prélevés sur son centre, fort bien pourvu et très cohérent. Sa ligne centrale s'allonge ainsi, en même temps qu'elle s'affaiblit.

Frédéric II, lunette en main, ne peut s'empêcher de sourire. Brown allonge son aile, alors il est perdu. Frédéric II a vu les prélèvements opérés sur le centre autrichien. Mais le centre autrichien ne l'intéresse pas encore. Ce qui l'intéresse, c'est le point de soudure de l'aile droite la raccordant au centre. Il y lance avec détermination les bataillons qu'il a conservés à cet effet. L'aile droite de Brown est écrasée, coupée du dispositif. Elle s'est mise en potence, en crochet défensif, pour mieux s'opposer à l'assaut de Schewrin. Le centre de Brown, au voisinage de l'aile droite, est devenu trop faible pour résister au choc décisif de Frédéric II. L'armée autrichienne est mise en pièces. Prague est une éclatante victoire prussienne. Une ère nouvelle s'ouvre en stratégie et tactique, celle de l'ordre oblique. Ce terme géométrique s'applique imparfaitement à la manœuvre inaugurée par Frédéric II à Prague. Il s'agit plus, en langage plus simple, d'attaque d'aile, d'attaque de flanc.

Napoléon, grand admirateur de Frédéric II, s'est penché sur le problème. Il a étudié la solution la meilleure à lui donner. Ne peut-on améliorer, perfectionner celle du Roi-Soldat ?

Napoléon la perfectionne. L'idée de Frédéric II de conserver durant la bataille un contingent réservé pour le choc final ne lui suffit pas. Il veut y ajouter l'effet de surprise toujours si payant.

C'est ainsi qu'à Bautzen le 21 mai 1813, il commence par fixer sur la Sprée la ligne prusso-russe, commandée par Blücher. Il amuse le tapis, pourrait-on dire, à l'aide d'un minimum de forces placées sous ses ordres directs, voltigeurs, tirailleurs et grenadiers. Il aveugle Blücher sur ses intentions. Dans le même temps il envoie Ney avec la valeur d'un corps d'armée prononcer ostensiblement par un vaste mouvement tournant une menace d'attaque contre l'aile droite russe. Celle-ci clame au secours et demande du renfort.

Blücher, oubliant l'enseignement de Prague, dégarnit son centre, il en amenuise la ligne, pour satisfaire son allié. Napoléon découple alors le corps d'armée de Soult préparé et amené secrètement dans ce but depuis le matin dans un repli de terrain, où il se dissimule.

C'est la surprise et la victoire de Bautzen, en Saxe, exemple typique de la stratégie napoléonienne.

Moins exemplaire de ce point de vue, cette manœuvre a été huit ans auparavant l'immortelle victoire d'Austerlitz mais elle procède de la même pensée.

Le 1er décembre 1805, dans la nuit, Napoléon recule volontairement son front au plateau de Pratzen, dans le dessein de donner le change aux états-majors des deux empereurs (Allemagne et Russie) et de les amener à combler ce vide qu'ils jugent avantageux d'occuper. Mais ils ne songent pas qu'ils étirent en même temps dangereusement leur propre dispositif. Et le lendemain 2 décembre, se lève le soleil de l'immortel Austerlitz.

Quoi qu'il en soit, si Napoléon a remporté nombre de ses victoires en provoquant lui-même l'allongement donc l'affaiblissement de la ligne de bataille de l'adversaire à l'endroit choisi par lui, il n'a jamais, au grand jamais, vu l'adversaire créer volontairement un vide dans son front. Il n'a jamais eu cette chance.

Cent ans plus tard, Joffre, lui, va l'avoir, cette chance, à la bataille de la Marne. Qu'en fera-t-il ?

Pour l'instant, rejoignons le général de Cugnac. Supposons avec lui qu'à la place de Joffre, Napoléon se fût trouvé sur la Marne au soir de ce 9 septembre 1914.

Disons tout de suite qu'une telle hypothèse n'est qu'un jeu de l'esprit. N'est-il pas absurde de vouloir établir une comparaison entre le passé et le présent, entre le rêve et la réalité ? Non, ce n'est pas absurde. Une telle comparaison repose sur des éléments positifs qui ne sauraient varier avec le temps et seront toujours d'actualité. On doit en tirer des leçons pour l'avenir.

Un commandant en chef, dès l'échelon d'armée, doit toujours, quoi qu'il arrive, conserver par-devers soi une réserve de forces à ses ordres directs, destinée à lui permettre à toute heure d'intervenir sur le champ de bataille. C'est également vrai pour les trois armes, Terre, Mer et Air. Le chef doit garder avec lui une part valable de son effectif avant de l'engager dans le combat.

A l'échelle napoléonienne, cette réserve de forces atteignait toujours l'effectif d'un corps d'armée. Selon les circonstances, elle s'est appelée Ney, Soult, Oudinot ou Gérard. Cela suffisait. A l'échelle de la bataille de la Marne, son effectif aurait dû s'élever à deux corps d'armée, au minimum.

La bataille ne se livrait plus à portée de voix et de lorgnette, mais par T.S.F. et à l'aide d'une multiplicité de téléphones. Les limites du champ de bataille n'étaient plus celles d'un chef-lieu de canton visibles sur le terrain même, mais celles de tout le nord-est de la France épinglées contre le mur de la salle des cartes.

Napoléon avait en permanence avec lui son corps d'armée qui ne le quittait pas et aussi - cela va sans dire - le corps de cavalerie de Murat ou de Lasalle tenu dans son ombre, contre sa botte. Un mot de lui, un geste et le tonnerre se déchaînait, le grondement de vingt mille sabots labourant le sol, ponctué des cinq mille éclairs des sabres jaillis hors des fourreaux. Le 9 septembre, Joffre, général en chef, n'a rien de tout cela dans les mains pour intervenir dans la bataille. Rien dans les mains, rien dans les poches ! Il peut bien les sonder désespérément (ses poches), les retourner jusqu'au tréfonds, il n'en tombera pas une division, pas un régiment, pas un bataillon. Il a tout donné, tout distribué, tout dépensé.

Il n'y a pas à lui adresser de reproches. Il a bien pensé à se constituer une masse de manœuvre réservée à ses ordres personnels, située en position centrale sur le théâtre d'opérations. Il y a non seulement pensé mais l'a virtuellement réalisé.

Le gros de l'affaire devant se développer vers la gauche et le rôle des armées de droite ne présentant plus d'immédiate importance, Joffre y a prélevé précisément deux corps d'armée. Le 21e corps a été enlevé à la Ire Armée (Dubail) et le 15e corps à la IIe (Castelnau).

Ces deux corps d'armée, transportés par voie ferrée, étaient prévus pour être débarqués vers Château-Thierry, dès le 7 septembre, c'est-à-dire au plus près de la zone cruciale, leur emploi strictement réservé au généralissime. C'était parfaitement prévu, parfaitement logique. Mais le Dieu des batailles seul dispose...

En certains points du front, la lutte devient rude, très rude. Il n'y a pas que chez l'ennemi que se produit des brèches, une première s'est ouverte en Champagne Pouilleuse, au camp de Mailly, entre la gauche de la IVe Armée (de Langle de Cary) et la droite du détachement d'armée Foch (bientôt baptisée IXe Armée). Elle mesure près de vingt kilomètres. Ce n'est pas encore inquiétant mais déjà préoccupant. Les fluctuations d'une ligne de bataille aussi longue ne sauraient être évitées, mais leurs déchirures demandent à être au plus tôt réparées par des points de suture.

Langle de Cary et Foch ont fait appel en même temps au chirurgien en chef. Celui-ci a répondu à leur demande et rapproché les lèvres de la plaie. Il a colmaté la brèche du camp de Mailly à l'aide du 21e corps, premier utilisé.

Quant au 15e corps, c'est à Sarrail, nouveau commandant de la IIIe Armée, qu'on l'a donné. Une lézarde s'est produite à Révigny, au voisinage de l'Argonne.

Si bien qu'au matin du 9 septembre, à l'heure utile, Joffre n'a plus rien à lancer sur les arrières de von Kluck sur le plateau de Fère-en-Tardenois.

Des critiques militaires ont objecté que laisser s'ouvrir une brèche à Révigny ne présentait pas une importance aussi impérative que l'intérêt de détruire l'Armée von Kluck. En foi de quoi, il eût convenu de conserver le 15e corps, de le laisser arriver jusqu'à Château-Thierry et de l'utiliser pour la destruction de la Ire Armée allemande. Quel bénéfice y avait-il à interdire à l'ennemi de remporter un succès limité sur un point quelconque du front, alors qu'on l'aurait anéanti dans son ensemble par une victoire décisive sur un autre point intelligemment choisi ? Joffre n'aurait-il pas manqué d'appréciation ? Ne se serait-il pas laissé distraire de l'opération principale par des détails ?

L'argument a sa valeur, mais Joffre pouvait rétorquer qu'avec le 18e corps, jumelé avec le corps de cavalerie Conneau, il avait avec lui le moyen d'éliminer la Ire Armée allemande. S'il avait manqué de juste appréciation, c'était pour avoir surestimé la valeur personnelle du général Conneau. Là, il était d'accord. Le général Conneau devrait porter devant l'Histoire la grave responsabilité d'avoir, par son inaction, par sa carence, permis à von Kluck de se tirer d'affaire le 10 septembre et d'avoir sauvé son armée en la faisant déménager vers le nord-est par le couloir de Soissons.

Plus tard on pourra dire que la contre-offensive de Joffre (et de Gallieni) aura été une magnifique et incontestable victoire française. Mais ne devra-t-on pas dire que le rétablissement de von Kluck derrière l'Aisne aura été aussi une victoire, une victoire défensive, certes, mais une victoire allemande ?

L'armée française, en retraite, a réussi à échapper à la destruction sur la Marne. L'armée allemande, en retraite, a réussi à échapper à la destruction sur l'Aisne.

La Marne et l'Aisne s'équilibraient. Tout était à refaire. Cela allait durer près de cinq ans.

A la bataille de la Marne, Napoléon, avec son oeil d'aigle et sa rapidité de décision, n'aurait pas manqué de jeter le corps du général de Maud'huy ( 18e C.A.) dans la brèche ouverte entre Bülow et von Kluck. Il l'eût fait précéder d'un tourbillon de cavalerie chargé de déchirer le dérisoire rideau tendu par Richthoffen et Marwitz pour retarder sa marche. Cavaliers contre cavaliers, que de belles actions, que de grisantes rencontres en perspective pour les descendants, d'un côté comme de l'autre, de ceux de la grande mêlée de Ville-sur-Yron, le 16 août 1870 !

Iéna, Austerlitz, Ville-sur-Yron, Murat, Lasalle, tout cela appartenait au passé ! Le présent était le présent ! Conneau se serait défendu en déclarant que Murat n'aurait pas fait mieux que lui avec des chevaux aussi fatigués que les siens. Fallait-il en conclure que sous le premier Empire la cavalerie savait mieux entretenir et soigner ses chevaux ?

La vérité n'était pas là. La vérité était que le 10 septembre 1914, à la bataille de la Marne, rien n'eût été changé, même avec de bons chevaux. Conneau n'était pas Murat et Grellet n'était pas Lasalle.

Si mon propre carnet de route fait foi de la déception de la 10e Division de cavalerie d'avoir été maintenue sur les bords de la Marne le 9 septembre au soir, au lieu d'être poussée en avant, je tiens à produire ici les notes rédigées au même moment par un autre acteur et témoin : le capitaine de Léobardy, commandant le 4e escadron du 15e Dragons (le fameux Noailles-Cavalerie).

On pourra peut-être reprocher à mes notes la sévérité et parfois l'outrance de mes critiques, sous le coup de l'indignation. J'ai cependant tenu à les présenter telles quelles, pour leur conserver leur caractère de spontanéité, de franchise et d'authentique fraîcheur. Si l'on peut adresser le même compliment aux notes du capitaine de Léobardy, on ne saurait leur faire le moindre reproche. Plus âgé que moi, d'esprit pondéré, mûri par la responsabilité d'un commandement déjà important, ses notes prises sur le vif témoignent de la carence du corps de cavalerie Conneau et de son chef, au cours des journées capitales des 9 et 10 septembre 1914. Ces notes m'ont été communiquées par des camarades et des parents à lui quand ils ont su que je travaillais à ce livre et avais l'intention d'ouvrir le procès du corps de cavalerie Conneau à la bataille de la Marne.

Je reproduis ici les notes du capitaine de Léobardy dans leur texte intégral. Elles ont à mes yeux valeur de document sacré. Comme les miennes, je me garderais d'en modifier une seule virgule. Les voici :

Le 9 septembre, la 10e D.C. s'empare de Château-Thierry qui est pris par les 15 et 20e Dragons, vers 6 h du soir (Je rappelle encore une fois que les 15e et 20e Dragons (mon régiment) formaient ensemble la 10e brigade de dragons, la légendaire brigade des Quinze-Vingt, laquelle venait de s'emparer de Château-Thierry.).

Plusieurs escadrons envoyés en avant-poste sur les hauteurs de la ville ont pu s'y installer tranquillement sans être inquiétés par l'ennemi et passer ainsi la nuit. Le corps de cavalerie Conneau faisait, paraît-il, de la " poursuite ". Il aurait semblé normal qu'après être entrés dans Château-Thierry vers 6 ou 7 h du soir, nous eussions reçu l'ordre de continuer notre marche en avant. On aurait ainsi gagné une dizaine de kilomètres.

Mais pas du tout ! Notre 10e D.C. reçoit l'ordre de s'arrêter et le 15 Dragons cantonne à Château-Thierry, ce 9 septembre !

Le général Conneau, avec son corps de cavalerie (trois D.C.) ne devait-il pas pousser de l'avant et ne pas s'arrêter sur la Marne ? Il est facile de critiquer après coup. Tout de même ! A Château-Thierry, la résistance s'était révélée assez légère et sur les hauteurs au nord les réactions étaient insignifiantes.

 

 

Von Kluck a reçu l'ordre de battre en retraite avec sa Ire armée. D'avis contraire, il bat en retraite, mais trop au nord. La déchirure s'aggrave entre Kluck et Bülow. Toutes les conditions sont alors remplies pour une grande victoire décisive. Mais la cavalerie et la Vème armée française ne poussent pas dans la brèche. Non plus que les Anglais.

 

Sans doute le général Conneau avait-il des excuses. Les chevaux de tous les régiments étaient extrêmement fatigués, il n'avait que peu de renseignements, etc. Bref, il n'a pas osé aventurer sa cavalerie et resta aligné sur l'infanterie. Et cependant quel beau coup de filet c'eût été si nos régiments avaient continué plus avant et plus rapidement ! La liaison aurait pu être faite avec la division de cavalerie de Cornulier-Lucinière (C'est tout ce qui restait du 1er corps de cavalerie (corps Sordet) usé prématurément en Belgique. Avec les débris de ce corps, on avait pu reconstituer une seule division, dite division de cavalerie provisoire. C'était la 5e D.C. Le commandement en avait été confié à un général resté jeune, très dynamique, le général de Cornulier-Lucinière. Cette division, lancée sur l'ordre de Gallieni, avait pour mission de tourner l'aile droite de l'armée von Kluck, de se rabattre si possible sur ses arrières, de faire entendre son canon sur l'Ourcq et derrière l'Ourcq, de jeter le désordre partout où il serait possible d'intervenir, de créer un climat d'insécurité et de panique chez l'ennemi. La division de cavalerie provisoire allait accomplir un travail considérable avec un magnifique élan. Les épisodes qui resteront dans les annales seront : La destruction d'une escadrille d'avions allemands, en lisière de la forêt de Villers-Cotterêts, par l'escadron de Gironde, par une charge de nuit, à la lance, contre cette escadrille surprise au repos. L'héroïque lieutenant de Gironde serait tué, avec plusieurs officiers et dragons (16e dragons), dans cette glorieuse aventure. Un autre épisode fut l'attaque par un escadron du 15e chasseurs (escadron de Fraguier) du propre état-major du général von Kluck, chef de la Ire armée allemande. II s'en faillit d'un rien que von Kluck fût capturé en personne. Von Kluck a raconté cet épisode dans ses Mémoires. C'est aussi la charge de l'escadron Wallance, du 15e chasseurs, à Chouy, sous un feu intense, les innombrables poursuites, galopades, fusillades, canonnades, coups de sabre et de lance contre un adversaire en nombre six fois supérieur, mais qui s'énerve et s'inquiète de ce vacarme, de ces incursions sur son flanc et ses arrières et perd son moral.) (5e D.C.), qui venait des environs de Compiègne, direction ouest-est par la forêt de Villers-Cotterêts et qui, le 9 septembre, n'était qu'à 20-25 kilomètres de notre 10e D.C.

On prenait à revers l'armée von Kluck tout simplement !

Après la prise de Château-Thierry, on s'est bien aperçu le lendemain et les jours suivants, qu'il y avait un trou entre les Ire et IIe armées allemandes (trou de 20 à 25 kilomètres) et, hélas, un corps de cavalerie qui était fait pour ça n'a pas profité de cette belle aubaine !

Le 9 septembre 1914, le 15e Dragons est donc installé à Château-Thierry en cantonnement, oui, " en cantonnement ".

Le lendemain 10 septembre, plusieurs escadrons sont envoyés en découverte. Le 15e Dragons doit envoyer un escadron en découverte sur Fère-en-Tardenois. C'est le 4e escadron, le mien (de Léobardy). Nous marchons toute la journée sans rencontrer aucune résistance sérieuse, ce qui prouve qu'il existe bien une brèche entre les Ire et IIe armées allemandes (A lire ces notes du capitaine de Léobardy on ne peut se défendre d'un doute : que veut-il dire quand il écrit " ce qui prouve qu'il existe bien une brèche entre les Ire, et IIe armées allemandes ", ? L'a-t-il su, parce que Joffre en avait averti ses commandants d'armée et le général Conneau par son instruction spéciale du 8 septembre, que Conneau a reçue dans la nuit du 8 au 9 (l'avant-veille !) et qu'il a sans doute diffusée, comme il le devait, dans toutes ses unités ? Ou bien, Léobardy n'ayant rien su par cette voie, ce qui serait quand même un peu fort, veut-il dire que ce 10 septembre avançant, au matin sur le plateau au nord de Château-Thierry avec son escadron, il reçoit par lui-même confirmation de l'impression de vide qu'il avait ressentie personnellement la veille, à tombée de nuit, sur ce même plateau ? Le doute est permis....).

Deux incidents à signaler :

A quelques kilomètres au nord de Château-Thierry, un petit détachement de cyclistes embusqués derrière une meule de paille tirent sur nous et nous blessent trois chevaux. Ils s'éclipsent dès que nous arrivons.

Plus tard, pendant que l'escadron est installé dans un village pour faire reposer et manger bêtes et gens, arrive subitement une auto ennemie, qu'on a cru être une automitrailleuse, mais qui n'était en réalité qu'une auto ordinaire. Elle était occupée par deux officiers à l'arrière et devant par le conducteur et un soldat à côté de lui.

Dès que les Allemands s'aperçoivent que le village est occupé par des Français, ils font demi-tour à toute allure, si bien que nous n'avons pas le temps de capturer cette voiture, malgré que l'adjudant Baron ait lancé en travers de la route une herse qui oblige l'auto à heurter violemment un mur. Ce qui malheureusement ne l'empêche pas de repartir !

Par la suite, nous avons su que les occupants de cette auto, pensant que les Français n'étaient pas encore arrivés jusque-là, étaient venus tout simplement pour tâcher de dépanner un officier allemand blessé, caché dans une ferme et que nous avons trouvé, en effet, peu de temps après.

Le 11 septembre, le 15e Dragons est en liaison avec l'armée anglaise vers Coincy. Les chevaux sont très fatigués. Le 15e rejoint le soir la 10e division.

Elle a pour mission de continuer son mouvement en avant vers le nord, vers le camp de Sissonne.

Toutes mesurées qu'elles soient, de telles notes écrites sur un carnet de guerre sont accablantes pour le général Conneau, elles apportent témoignage de l'inaction du corps de cavalerie, au soir du 9 septembre, arrêté en plein élan, le nez sur la brèche, alors que l'heure sonnait, ou jamais, d'entreprendre une grande action de cavalerie dont les résultats (on le sait à présent) eussent été probablement décisifs.

Certaines phrases du capitaine de Léobardy sont, sans l'avoir voulu, cinglantes comme des coups de fouet :

" Plusieurs escadrons envoyés en avant-poste sur les hauteurs au nord de la ville ont pu s'installer tranquillement sans être inquiétés par l'ennemi et passer ainsi la nuit. "

Et plus loin :

" Après être entrés dans Château-Thierry, il était normal que nous eussions reçu l'ordre de continuer notre marche en avant. Les réactions sur les hauteurs au nord étaient insignifiantes."

Et ce cri de stupeur :

" Mais pas du tout ! La 1Oe D.C. reçoit l'ordre de s'arrêter et le 15e Dragons de cantonner à Château-Thierry, ce 9 septembre. " Il s'agissait bien de s'installer tranquillement pour passer la nuit !

Le clair de lune était magnifique. Le capitaine de Léobardy n'en parle pas, mais moi j'en parle. J'en parlerai plus loin encore et davantage lorsque j'évoquerai la charge à cheval en pleine nuit d'York et de von Kleist (les deux grands généraux de cavalerie de Blücher) exactement cent ans et six mois auparavant, le 10 mars 1814, contre le corps de Marmont lors du hurrah d'Athies.

Ah ! ils n'avaient pas peur, ces deux-là, d'engager une action à cheval dans l'obscurité, avec ou sans clair de lune !

Ce qui est grave pour Conneau, c'est cette concordance de témoignages dénonçant cette incroyable inaction de son corps de cavalerie, alors qu'il avait la possibilité de victoire dans la main, une victoire éclatante.

Fatigués, extrêmement fatigués, ses chevaux ? Ce sera la grande excuse, le leitmotiv des chefs et des états-majors du corps de cavalerie Conneau responsables à des degrés divers, mais tous responsables de la grande erreur du plateau de Fère-en-Tardenois.

Accuser la fatigue des chevaux était facile mais très exagérée. C'était pourtant le moment de mettre en action le précepte inscrit en lettres d'or au fronton de Saumur, temple de la cavalerie : Soigne ton cheval comme la prunelle de tes yeux, soigne-le comme s'il valait un million ! Mais le jour du combat jette-le sans hésiter sur le tapis, dépense-le comme s'il ne valait plus qu'un sou ! Il te donnera la victoire.

Le 10 septembre, il importait d'aller à la limite extrême de la résistance des chevaux, de la dépasser peut-être, mais avant tout de ne pas mollir, de ne pas faiblir, d'aller jusqu'au bout et à fond !

Le général Duffour est bien gentil, bien indulgent, dans sa critique de ces journées de la bataille de la Marne, lorsqu'il parle de la timidité du corps de cavalerie Conneau. Timidité n'est pas le terme qui convient.

Ce n'était pas la faute pourtant de cette pléiade de jeunes officiers qui ne rêvaient que plaies et bosses et de beaucoup aussi de leurs frères aînés, à l'esprit plus mûri, mais qui avaient gardé leur cœur de sous-lieutenant. Ce n'était pas la faute de cet admirable corps de sous-officiers de cavalerie, ces recalés de Saint-Cyr, ces étudiants qui s'engageaient directement dans les régiments, parce que, reçus à Saumur, ils étaient sûrs d'être un jour officiers de cavalerie à quoi ils tenaient par-dessus tout - alors que Saint-Cyr n'offrait pas la même garantie. Beaucoup étaient issus de ces vieilles familles de la vraie noblesse française, souvent ruinées, où se conserve jalousement l'esprit de chevalerie de jadis. Ces sous-officiers-là allaient fournir un réservoir précieux de cadres pour l'infanterie et l'aviation, aux pertes si lourdes. Le grade de maréchal des logis équivalait à celui d'officier. On ne reverra jamais plus dans aucune arme d'aucune armée au monde un corps de sous-officiers comparable à celui de la cavalerie française avant 1914.

Ce n'était pas non plus la faute de nos cavaliers de 2e classe, dont le cran était indiscutable, la fureur d'en découdre sans cesse sous pression depuis qu'ils avaient vu de leurs yeux ces fermes et ces villages sauvagement incendiés et pillés, chez nous, en France, ces fusillades inqualifiables de prisonniers de guerre et de civils.

Ce n'était pas non plus enfin la faute de nos chers chevaux qu'on avait tant fait souffrir par l'ignorance ou la négligence de chefs trop peu soucieux de les ménager. Chaque cheval aimait son maître, lequel l'aimait bien aussi, ne faisait qu'un avec lui, acceptant d'être sollicité, éperonné, pour passer à l'allure supérieure et pousser, s'il le fallait, jusqu'au bout de l'effort, jusqu'à la fin suprême.

A la 10e D.C., au soir de ce 9 septembre, on pouvait tout demander, l'atmosphère était à l'ivresse d'avoir vu de près, enfoncé et battu l'ennemi, enlevé ses barricades, fait des dizaines et des dizaines de prisonniers, tous des cavaliers comme nous, des dragons, des uhlans, des chevau-légers, des cuirassiers et des hussards de la Mort, tout l'échantillonnage pittoresque des corps Richthoffen et Marwitz.

Ils étaient plus fatigués que nous avec un moral assez bas, le moral des troupes en retraite. A chacun son tour !

Notre division, à nous, était pleine d'allant, on ne demandait qu'à continuer, à pousser loin et plus fort et puis subitement cet ordre de l'état-major de la division :

- Halte ! On ne va pas plus loin ! On cantonne.

Ordre incompréhensible, invraisemblable ! Ordre qui ne venait pas de la division, mais d'encore plus haut, du corps de cavalerie, lui-même.

 

FRANÇAIS ET ANGLAIS LAISSENT S'ECHAPPER VON KLUCK

 

Les journées des 11 et 12 septembre vont s'écouler sans incidents spectaculaires. Elles vont présenter cependant une importance capitale.

Malgré son énergique et méritoire entêtement à vouloir contenir la poussée de Maunoury à l'ouest de l'Ourcq et celle de French au nord de la Marne, entêtement qui le pousse à même chercher à déborder l'aile gauche de la VIe Armée, von Kluck est finalement acculé à décrocher. Il va, pour y parvenir, mettre à profit ces journées des 10 et 11 septembre.

Il bénéficie du miraculeux répit qu'on lui a gratuitement laissé. Il va faire passer toute sa Ire Armée au nord de l'Aisne, sous la protection de fortes arrière-gardes et flanc-gardes. Manœuvrant avec une rare habileté, il va réussir à la faire sortir de l'angle droit où Joffre espérait l'enfermer (Armée Maunoury, branche sud-nord, armée anglaise branche ouest-est).

Il va la faire défiler par échelons en vue d'Oulchy-le-Château, sous la protection de l'écran, ténu comme une toile d'araignée, des corps de cavalerie Richthoffen et Marwitz tenant tous les ponts (combien faiblement ! ) de la boucle de l'Ourcq.

Ceci, pour la bonne raison que Joffre n'est pas parvenu, comme il le voulait à jeter l'armée anglaise comme un coin (c'est sa propre expression) entre les armées von Kluck et Bülow).

C'est la faute, certes, à French et aux forces de cavalerie d'Allenby ( 3 brigades de cavalerie), mais la faute surtout au corps de Cavalerie Conneau qui n'a rien compris à la situation.

Il a perdu son temps à regrouper sa 10e D.C. chargée de fouiller et nettoyer les bois autour de Verdilly (on se demande pourquoi, car on était déjà beaucoup plus en avant !), perdu aussi son temps à attendre des fourgons de ravitaillement. Mais, Bon Dieu, on n'en était pas là ! On pouvait, pour une fois, bêtes et gens, se priver de boire et de manger ! Et marcher !

Tous ceux qui étaient capables de réfléchir (et il y en avait beaucoup) avaient l'intuition de perdre ainsi délibérément leur temps. Rester sur place pied à terre et inactifs constituait une grave erreur, une faute. Pourquoi nos grands chefs n'avaient-ils pas la même intuition, le même pressentiment ? ...

Autour de nous, le silence était saisissant. Une impression de vide. Sans doute, de grandes choses se passaient-elles ailleurs ? Alors, rester là, sans bouger ?

Joffre avait cependant pressé Conneau de percer en direction d'Oulchy-le-Château et d'ouvrir le débouché au 18e corps (général de Maud'huy), qu'il voulait jeter dans les jambes de von Kluck, en direction d'Hartennes.

Il semble vraiment que le général Conneau n'ait pas compris l'urgence qu'il avait à pousser vers le nord, même avec des chevaux fatigués. Et le général Grellet encore moins que lui. Pourquoi nous faisait-il battre avec autant de soin les taillis de chênes des bois de Barbillon et de Verdilly (aux portes mêmes de Château-Thierry ! ) à la recherche de quelques cavaliers attardés, aux chevaux fatigués ? C'était notre 10e D.C. qui s'attardait et se fatiguait en ces actions sans intérêt, sans profit !

Dans le même temps, le G.Q.G. français captait à Bar-sur-Aube des radios allemands fort instructifs sur l'état de l'armée von Kluck et des corps de cavalerie Marwitz et Richthoffen.

En voici deux exemples. Le premier :

Radio captée le 10 septembre (6 heures du soir). Ire armée allemande (von Kluck).

Mon armée est fortement épuisée et mise en désordre par cinq jours de combat ininterrompus et par la retraite qui a été ordonnée. Elle ne sera prête à reprendre le combat que le 12 au plus tôt.

Et voici le second :

Radio en clair, capté le 11 septembre (3 h 45 du matin). Quelle est la situation ? Où allons-nous ? Je suis incapable d'agir, car, par suite de l'encombrement des routes, la journée d'hier a été la quatrième où je n'ai eu de vivres ni pour les hommes ni pour les chevaux. Chez Schettow, (9e division de cavalerie) 167 chevaux sont tombés d'épuisement. En cas de passage de la rivière (l'Ourcq), il est nécessaire de nous faire recueillir par l'infanterie.

Voici donc, peints par eux-mêmes, l'état où se trouvent l'armée von Kluck et la cavalerie chargée de couvrir sa retraite. Nos adversaires sont dans une situation plus que pénible, périlleuse. Joffre le sait. Il ne cesse de pousser l'armée anglaise (placée exactement à l'entrée de la brèche) et en particulier ses divisions de cavalerie, assez fraîches, à aller de l'avant et à s'élever vers le nord le plus vite et avec le plus de force possible sur ce plateau entre La Ferté-Milon et Oulchy-le-Château.

Mais French s'aligne, sans vouloir le dépasser, sur le front tenu par l'aile gauche de la Ve Armée française et Allenby sur celui où est déployé le corps de cavalerie Conneau.

Cela nous conduit, nous l'avons vu, à ne pas dépasser la route de Villers-Cotterêts à Fère-en-Tardenois.

Von Kluck sera tranquille.

 

Comment devant l'Histoire le général Conneau expliquera-t-il l'inaction de son corps de cavalerie durant ces journées des 10 et 11 septembre ? Laissons-lui la parole.

Notons que le 10 septembre à 1 heure du matin, il lance de son quartier général établi à Chézy-sur-Marne, un ordre particulier prescrivant à ses divisions de se trouver rassemblées à 6 heures dans la région Bouresches-Chantemerle, couvertes par de fortes reconnaissances. Il leur définira les axes sur lesquels elles devront orienter leur " poursuite ".

Puis, dans son journal de marche, le général Conneau avoue loyalement que son corps de cavalerie n'a pu être rassemblé qu'à 9 heures (nécessité de ravitaillement, nous le savons).

Dans cet ordre particulier, Conneau a glissé cette phrase vibrante (nous le savons aussi) : Il importe de poursuivre l'ennemi avec l1i dernière énergie, sans lui permettre de souffler.

Il écrit, à la même heure, au général Franchet d'Espérey, qui le presse de foncer vers l'avant :

- J'ai eu l'honneur de vous signaler, il y a trois jours, que la limite extrême des forces des hommes et des chevaux était atteinte. Je crains qu'elle ne soit maintenant dépassée. Poursuite dès le jour et jusqu'à la nuit, retard dans les distributions de vivres et de munitions. Usure et même absence de ferrure, les effectifs fondent comme la neige. Ils sont réduits de moitié. Ma conscience ne me permet pas de cacher la réalité. Dans deux jours les divisions ne pourront plus avancer. Nous irons néanmoins jusqu'au dernier cheval.

Si nous faisons abstraction de la tournure quelque peu grandiloquente de cette dernière phrase (je ne pense tout de même pas que le général Conneau ait eu une réminiscence de la fière et célèbre réponse du général Margueritte, le 2 décembre 1870, au général de Galliffet qui, à Sedan, le pressait de charger et charger encore avec ses chasseurs d'Afrique pour rompre le cercle de fer de l'infanterie prussienne : - Tant que vous voudrez, mon général ! Tant qu'il en restera un !), il est quand même à remarquer que s'il était justifié de parler de la fatigue des chevaux, il ne l'était pas de celle des cavaliers. Pendant les six jours que durait la reprise de l'offensive, nos hommes (sauf à Château-Thierry) avaient passé le plus clair de leur temps pied à terre, à la tête de leurs chevaux, à battre la semelle et à bavarder entre eux, sans aucune fatigue.

Le 10 au soir, le P.C. du corps de cavalerie est installé à Oulchy-le-Château, où l'a rejoint la l0e D.C. du général Grellet, après que le général Conneau l'eut pressée d'en finir avec son nettoyage des environs de Verdilly et de marcher le plus vite possible en direction de Rocourt-Saint-Martin, Brény et Oulchy-le-Château, sur la route de Soissons.

Joffre sait maintenant sans discussion que le vide est absolu devant la droite anglaise et devant le corps Conneau. Il savait déjà qu'un hiatus s'était ouvert entre Kluck et Bülow, mais pas aussi large et à peine masqué par des éléments de cavalerie. Aussi lance-t-il à 6 heures du soir une nouvelle instruction particulière. Celle qui porte le n° 21.

Il y constate que l'armée von Kluck décroche devant l'armée anglaise, évacue la rive nord du ruisseau le Clignon et se retire dans une direction générale nord, nord-est.

Il prescrit à ce qui reste du corps de cavalerie Sordet ( Devenu corps de cavalerie Bridoux (le général Sordet ayant été relevé de son commandement).) (5e D.C. provisoire du général de Cornulier-Lucinière) d'accrocher l'aile droite de Kluck, pour la ralentir et de la harceler aux lisières de la forêt de Villers-Cotterêts, afin de lui couper la route en direction de Soissons.

Joffre suggère aux forces britanniques qu'elles pourraient ( admirons ce conditionnel, car elles ne sont pas sous ses ordres) poursuivre leur action victorieuse ( là encore Joffre est très poli, très gentil, car il n'y a pas eu d'action victorieuse, la Ire Armée allemande s'étant repliée d'elle-même).

Quant au corps Conneau, il reçoit l'ordre de pousser avec une vigueur accrue sur l'axe Chéry-Chartreuse-Fismes-Laon. Mission : attaquer partout l'ennemi et saisir toutes les occasions de le détruire.

Mais le C.C.C., tout en recevant ces directives, reste tout de même aux ordres de Franchet d'Espérey, chef de la Ve Armée. Celui-ci répète et prend à sen compte les directives de Joffre

commandant en chef au corps Conneau.

S'il est toujours précisé que le corps Conneau doit continuer d'assurer la flanc-garde de l'aile gauche de la Ve Armée, il n'est plus question de la fameuse liaison avec l'aile droite britannique. Cela va de soi. L'ennemi est en pleine retraite.

Von Kluck et Bülow sont, l'un et l'autre; bien trop occupés â colmater la déchirure béante qui les sépare.

La liaison franco-anglaise ne court aucun danger. Mais von Kluck s'est échappé...

Le gros de ses forces n'a pas encore franchi l'Aisne, mais se sera fait dans la soirée et dans la nuit de ce samedi 12 septembre, sous la protection de fortes arrière-gardes établies en partie sur la rivière la Vesle, affluent de la rive gauche de l'Aisne et à la lisière de la forêt de Villers-Cotterêts.

...............................................................................................................................................................

Certes, la victoire stratégique des premiers jours de la reprise de l'offensive, les 6, 7, 8 et même 9 septembre, est incontestable. La gigantesque faucille maniée par von Kluck, à l'aide de laquelle il se flattait - il était sûr - de moissonner notre armée d'aile gauche (la Ve) et du même coup la " méprisable petite armée anglaise " (L'expression a été, rappelons-le, du kaiser Guillaume II, comme celle de ridicule petit chiffon de papier, pour parler du traité garantissant la neutralité de la Belgique, traité qu'il avait solennellement signé lui-même avec le roi d'Angleterre.) de French, avait vu son tranchant d'acier ébréché, puis rendu inutilisable par l'attaque foudroyante, inattendue, lancée depuis Paris par Gallieni - Gallieni principal et véritable vainqueur de la Marne (Cette vérité n'est plus contestée par personne.).

Le résultat avait été extraordinaire, fabuleux, digne de la légende : en quatre jours, la victoire allemande, considérée par le monde entier comme déjà acquise, avait été clouée sur place, démantelée, mise en morceaux. On avait crié au miracle.

L'armée française, c'est-à-dire la France (qu'on me pardonne d'employer une expression vulgaire mais imagée) avait sauvé sa peau.

Les 10, 11, 12 et 13 septembre, l'armée allemande, c'est-à-dire l'Allemagne, était en train de sauver la sienne.

Ce serait le 14 septembre qui en déciderait...

Or, déjà le 10 elle avait été à un doigt de la perdre, à un doigt de connaître la défaite, l'écrasement définitif en rase campagne. Pourquoi y avait-elle échappé ?

La présence du chef.

Si je me permets de présenter dans ce livre quelques passages de mes carnets de guerre, d'évoquer parfois mes souvenirs personnels et de prendre la liberté de porter une appréciation sur la manière dont ont été conduites certaines des opérations de la bataille de la Marne, peut-être en ai-je quelques raisons.

Tout d'abord, j'étais présent et j'ai pris part à cette bataille historique (on le sait par la lecture du passage de mes carnets). Certes, je n'étais qu'un obscur petit sous-lieutenant de cavalerie et ne pouvais avoir que des vues très limitées et très vagues sur la situation générale, donc des vues de peu d'intérêt. Cependant, la tenue quotidienne de mes carnets de guerre apporte un témoignage parfois précieux sur ce qui se passait autour de moi. Il arrive que ce témoignage vienne compléter, confirmer - parfois infirmer et même contredire - des déclarations ou des rapports plus ou moins officiels sur les événements. Et ceci n'est pas dénué d'intérêt.

Ensuite, il me faut rappeler que notre génération, celle qui avait vingt-cinq ans en 1914, a été confrontée à tous les grands événements de l'époque. Elle en a été marquée. Plus que d'autres, elle a été amenée à réfléchir, à méditer, à s'interroger, à porter des jugements. Dans l'armée comme ailleurs.

En ce qui me concerne je ne suis plus aujourd'hui qu'un général à la retraite. Blanchi sous le harnais, j'ai dépassé, et même de très loin, l'âge qu'avait Joffre à la Marne. Cela m'ouvre-t-il le droit à des circonstances atténuantes à son égard, lorsque je le critique ? Je le pense.

Enfin, j'ai encore, je crois, un autre motif, celui d'avoir de très près vu à l'œuvre d'autres grands chefs, ses pairs. Il me faut m'expliquer :

Comme celles de la plupart de mes contemporains, ma carrière a été assez mouvementée, coupée d'incidents et de traverses. La trame en a été tissée de fils d'or, de couleurs brillantes, ou voilés de ténèbres. Je n'en regrette aucun. J'ai connu des périodes heureuses ou douloureuses, voire dramatiques ou glorieuses. Je les ai toutes acceptées.

Quelques mots seulement :

Au cours de la triste guerre de 1939-1940, j'avais commandé une aviation d'armée (VIIe Armée). Après l'armistice, le maréchal Pétain, qui ne me connaissait pas mais ayant connu mon action, m'avait convoqué à Vichy, pour m'offrir un poste important sous sa direction.

De mon refus il m'avait si peu voulu, que dans la quinzaine qui avait suivi, il m'avait fait accéder aux étoiles et promu général de brigade. Ce qui ne devait pas l'empêcher, deux ans plus tard, de me déchoir de la nationalité française, de me rayer des cadres de l'armée et de me radier de mes grades dans la Légion d'honneur, pour avoir rejoint à Alger le général Giraud, dissident et rebelle, afin de reprendre à ses côtés, les armes contre l'Allemagne et de participer avec lui à la libération de la France.

A mon tour, je n'en avais nullement voulu au maréchal Pétain. Il aurait fallu être franchement bête (ou intéressé), pour ne pas vouloir comprendre que le maréchal, lorsqu'il donnait une signature, c'était bien lui qui tenait la plume, mais l'Allemagne qui tenait le poignet. On s'expliquerait après la victoire entre gens propres et intelligents.

Si je reviens sur cette époque, c'est simplement parce que cela m'a valu de rencontrer de grands chefs militaires ayant exercé des commandements prestigieux, comme Giraud, Juin, de Lattre de Tassigny, Monsabert. Je les ai vus à l'œuvre, j'ai été souvent à leurs côtés en pleine action. Je les ai jugés et admirés. Giraud en Tunisie, en Italie, Juin au Garigliano, Monsabert à Castelforte, à la prise de Marseille, de Lattre de Tassigny au passage du Rhin.

A les voir agir, j'ai beaucoup réfléchi, beaucoup appris, beaucoup médité. En particulier sur le comportement du chef, si haut placé qu'il soit, au cours d'opérations de guerre.

Je ne veux rappeler ici que deux faits, deux exemples :

Le 12 mai 1944, Juin, commandant en chef de l'armée française d'Italie, n'a pas hésité à sortir de son P.C. de Sessa-Aurunca, pour venir sur le front s'entretenir avec ses généraux commandants de division, ses colonels de régiments, des raisons du demi-échec de la nuit précédente. Non seulement il a pris l'avis des commandants de division et de régiments, mais il a été sur le front, en première ligne, presque au-delà de la première ligne (il a fallu l'empêcher de commettre des imprudences), pour parler avec les officiers, les soldats. On s'était battu sauvagement toute la nuit. Les gains de terrain étaient infimes, la troupe était fatiguée, mais, comme les chefs, ne demandait qu'à continuer, qu'à reprendre l'attaque.

La présence de Juin avait vite été connue. Les hommes tendaient le cou pour l'apercevoir. Rien que de le savoir là, de constater que le grand patron s'occupait d'eux, parlait avec eux, prenait leur avis avait suffi. Les soldats, les cadres étaient comme remis à neuf, transportés.

La présence du général en chef avait suffi. Et le lendemain 13 mai 1944 avait vu se lever l'aurore de la grande victoire du Garigliano. Un an plus tard ou presque, le 31 mars 1945, le général de Lattre de Tassigny, commandant en chef de la Ire Armée française en Allemagne, était sorti de son P.C. pour venir à celui de Monsabert, commandant le 2e corps d'armée. Le P.C. de Monsabert était installé dans une petite maison isolée, à proximité du Rhin, rive gauche. Il faisait nuit. Pas d'électricité. On s'éclairait à l'aide de bougies et de chandelles fichées dans des goulots de bouteilles.

De Lattre avait, à son accoutumée, fait irruption dans la pièce, le regard brillant, le ton saccadé. Les syllabes se précipitaient sur ses lèvres :

- L'armée américaine va passer le Rhin demain ! Il ne sera pas dit que l'armée française restera en arrière ! C'est impossible ! " Je sais que nous n'avons rien, aucun moyen, aucun bateau.

Les Américains me refusent tout, ils disent qu'ils n'ont déjà pas assez de moyens pour eux ! On passera quand même ! Je veux que nous passions quand même et en même temps qu'eux ! Vous entendez, tous, on passera quand même ! Je le veux ! Qu'on se débrouille ! (Il avait dit un autre mot que les soldats français comprennent bien.) Monsabert, avec ses yeux bleus et sa petite moustache blanche avait fait chorus.

Toute la nuit, on avait travaillé d'arrache-pied. La moindre barque de riverain trouvée sur place est aussitôt saisie, le moindre canot pneumatique, le moindre rafiot, le moindre radeau valable avait été aménagé, réparé, rafistolé. Tout ce qui pouvait porter un homme, une mitrailleuse, un fusil, la plus petite coquille de noix, avait été utilisé, mis à flot.

Et cette même nuit du 31 mars 1945 à 2 h 30, dans les ténèbres. les premiers éléments de la Ire Armée française avaient passé le Rhin en même temps que les Américains ! En deux points différents en amont de Spire. Ainsi, ce qui, les jours précédents, avait été étudié et déclaré impossible sans le prêt par les Américains d'une partie de leur matériel prévu pour le franchissement des fleuves, en particulier du Rhin, avait été tout de même réalisé.

Le sergent Bartoux, avec un commando de dix hommes du corps franc du lieutenant Bouda, transporté sur un canot, mû à la pagaie, c'est-à-dire à la main, du 83e bataillon du génie de la 3e D.I.A., avait été le premier à mettre le pied sur la rive droite du Rhin. Le reste avait suivi.

La volonté du commandant en chef et surtout sa présence, à l'heure cruciale, au milieu de la troupe avaient suffi à galvaniser tout le monde et à permettre d'accomplir, sur le Rhin comme sur le Garigliano, l'impossible exploit.

 

Si je cite ces deux exemples, c'est qu'on ne peut s'empêcher de faire un rapprochement avec ce qui s'est passé trente ans auparavant, au moment capital de la bataille de la Marne, la nuit du 9 au 10 et la journée du 10 septembre.

Si nous avions eu comme général commandant en chef un Juin ou un de Lattre de Tassigny, les choses se fussent certainement passées de tout autre manière. Il a manqué à Oulchy-le-Château un animateur, un fédérateur, un chef d'orchestre, un détonateur pour faire exploser la victoire. Joffre n'a pas été celui-là.

Certes, il n'y a pas lieu de remonter jusqu'à Napoléon et de faire une comparaison entre la place que Napoléon occupait comme commandant en chef, à cheval au plus près de ses troupes, armé de sa seule longue-vue, les soldats autour de lui s'élançant aux cris de Vive l'Empereur ! et la place choisie par Joffre dans sa cellule de moine aux cordeliers de Châtillon-sur-Seine à cent cinquante kilomètres du front, pour conduire la bataille de la Marne. Il n'y a pas de commune mesure entre les deux époques.

Fallait-il en déduire qu'avec l'immensité des fronts actuels, il était impossible à Joffre de se rendre sur un point déterminé, où sa présence aurait pu, avec l'éclair de son regard et la chaleur de sa voix, faire jaillir l'étincelle capable de mettre le feu aux poudres ? Joffre ne l'avait pas fait.

Fallait-il alors se contenter de suivre de loin le cours de la bataille sans toutefois renoncer à en assurer la direction à l'aide d'instructions particulières ou générales successives, voire de messages téléphonés en clair, comme Joffre l'avait fait ?

Ecrire et téléphoner n'est pas suffisant. Certes, le commandant en chef doit être en permanence au centre de sa toile, où chacun sait le trouver en cas d'urgence, mais il doit, aussi être en mesure de se jeter de sa personne là où il y a nécessité d'intervenir sur place et s'il le faut de créer l'impulsion, le choc moral, qui emporte la décision.

Cette heure avait sonné dans la matinée du 10 septembre. Joffre voyait très clair dans la situation générale ? Il savait parfaitement et il l'avait signalé à ses commandants d'armée que, par l'indiscipline de Kluck se refusant de céder devant Maunoury, une brèche de trente-cinq kilomètres s'était ouverte entre les Ire et IIe armées allemandes, l'armée anglaise se trouvant juste en face de la déchirure. Joffre avait l'intention d'enfoncer l'armée anglaise comme une coin entre Kluck et Bülow (selon sa propre expression) ; tout le monde devant accompagner le mouvement en fonçant vers le nord.

Mais personne ne fonçait. Chacun regardait son voisin et s'alignait sur lui, sans avoir la volonté de le dépasser, cette volonté qui seule donne son vol à la victoire.

L'infanterie anglaise (avec ses 5 divisions) prétendait s'aligner sur la gauche de la Ve Armée française, c'est-à-dire sur le 18e corps (général de Maud'huy).

Alors que se passe-t-il ?

Le 9 septembre au soir, le général Franchet d'Espérey estime un peu vite que la victoire est acquise, que l'armée allemande est en retraite précipitée devant lui. Il adresse même une proclamation aux troupes de son armée. (Ordre général de la Ve Armée du 9 septembre 1914.) " Il les félicite des résultats obtenus et les encourage pour les dures épreuves qu'il leur reste à subir. "

Ainsi, on souffle à la Ve armée. C'est tout juste si l'on ne met pas sac à terre pour former les faisceaux. Alors que l'heure presse et qu'il faudrait marcher au pas de chasseur.

Quant à la cavalerie anglaise, forte d'une division et demie, autrement dit de trois brigades, aux ordres des généraux Allenby et Gough, elle est relativement fraîche par rapport à la cavalerie française, d'abord parce qu'elle a moins marché et ensuite parce que son harnachement est meilleur, plus intelligent, blessant moins le cheval. (Songeons à la selle anglaise.) Eh bien, cette cavalerie, qui aurait pu aller de l'avant, galoper, foncer d'elle-même, décide, sans doute par politesse, de ne pas dépasser le corps de cavalerie français Conneau. C'est plus délicat et plus confortable.

Cette heure aurait pu être l'heure de Joffre. Par excellence. Au lieu de se borner à rappeler ses instructions particulières 19 et 20 des 8 et 9 septembre (Celle du 9 si importante diffusée à 22 h sous le n° 4 450.) et d'en lancer une nouvelle sous le n° 21 le 10 à 3 heures, il eût été certainement mieux inspiré de faire appeler son chauffeur et de partir en voiture en direction d'Oulchy-le-Château. Il aurait vu à leurs P.C. French, Franchet d'Espérey et Conneau. Ils avaient, tous trois, besoin d'être poussés par les épaules. Un Juin, un de Lattre ne seraient sûrement pas restés les pieds sous leur bureau.

Les instructions spéciales ou particulières numéros 19, 20 et surtout 21 n'étaient-elles donc pas suffisantes ? Ne disaient-elles pas bien ce qu'elles voulaient dire ?

Certes, toutes ces instructions étaient excellentes et parfaitement rédigées. C'était du bon général Berthelot, du bon commandant Gamelin. Rien n'y manquait, pas un paragraphe, pas un alinéa, pas une virgule. Mais tout ça c'était trop bien, trop devoir d'Ecole de guerre, trop compassé, trop conventionnel, pas assez chaud, pas assez vivant. Il y manquait la parole, la voix, l'accent, la poignée de main.

Joffre n'aimait guère à se déplacer, c'est vrai. Il n'était pas de première jeunesse (Napoléon avait trente-cinq ans à Austerlitz.), il était méditatif, taciturne, il avait les défauts de ses qualités. Il ne correspondait tout de même pas au portrait sévère, injuste, partisan et méchant qu'a tracé de lui dans son ouvrage le lieutenant-colonel breveté H.M. (lequel n'a pas eu le courage de signer son livre autrement que par ses initiales) (La vérité sur la guerre de 1914-1918, Albin-Michel, édit.). Le lieutenant-colonel H.M. le voit " gros mangeur, gros dormeur, trapu, lourd, affaissé, descendant avec peine de son auto, se déplaçant sur des jambes arquées, incertaines, comme ces enfants des campagnes qu'on a mis trop tôt sur leurs pieds ".

Un tel portrait ne peut être plus inconvenant, plus grossier, plus sectaire (cela se sent à la lecture du livre) à l'égard d'un homme, d'un grand chef, dont le visage, (qu'on le veuille ou non) restera attaché à la victoire de la Marne.

Joffre, il faut le reconnaître, a trop tendance à rester à son Q.G., à son bureau, à tout diriger de loin par téléphone (il fait téléphoner et ne téléphone que très rarement lui-même).

Cependant, il lui arrive d'aller prendre certains contacts lorsqu'il le juge nécessaire. N'est-il pas allé, le 5 septembre, veille de l'offensive (sur les instances, il est vrai, du colonel Huguet, assurant la liaison avec l'armée W ) rendre visite au maréchal French, à Melun. French avait déclaré que l'armée britannique ne pourrait pas participer à l'offensive générale fixée au lendemain 6. French avait décidé de laisser encore deux jours à ses troupes pour se refaire avant l'attaque.

C'était catastrophique ! Huguet avait déclaré à Joffre :

- Mon général allez tout de suite voir French. Il n'y a que vous, en personne, qui pourrez le décider à attaquer.

Joffre était allé à Melun. Il avait vu French. L'entretien avait pris une tournure dramatique, pathétique.

Le maréchal French ne voulait rien entendre, rien savoir ! Sans doute avait-il encore dans l'oreille les dernières recommandations de lord Kitchener, chef du War Office (Ministre de la Guerre.) lorsqu'il avait quitté l'Angleterre, à la tête du corps expéditionnaire anglais pour la France :

On vous confie les plus précieuses forces de l'Empire, les meilleures troupes de l'armée anglaise. Ménagez-les ! L'Angleterre peut en avoir besoin un jour pour sa propre sécurité.

Rappelez-vous qu'à aucun moment vous ne devez être sous les ordres des Français.

French était buté, ancré dans son refus d'attaquer le lendemain. Il était encadré par les généraux Murray et Wilson. Murray nettement hostile, défavorable à la pensée de prendre l'offensive le 6 aux côtés des Français, Wilson, plus intelligent, plutôt favorable.

Joffre ne parlant pas l'anglais, le général Wilson servait d'interprète.

Joffre, à la fin exaspéré par les refus réitérés du maréchal French, par son souci d'en trouver quand même de mauvaises raisons, avait fini par se laisser emporter au point de frapper un coup violent sur la table, en s'écriant :

- Monsieur le Maréchal, l'honneur de l'Angleterre est en jeu ! Un lourd silence avait suivi. French était devenu tout rouge (rouge brique, devait dire le colonel Huguet) puis il avait pris enfin la parole d'un ton grave, presque à voix basse :

- I will do all my possible.

Wilson avait traduit aussitôt, en arrangeant un peu avec un sourire :

- Le maréchal a dit oui.

L'atmosphère s'était aussitôt détendue. On s'était assis et on avait servi immédiatement le thé qui était tout prêt et dont le poing de Joffre avait fait trembler les tasses.

Aujourd'hui 10 septembre, cinq jours après, Joffre se souvient sûrement de cette entrevue de Melun, qui lui a laissé une impression profonde. Il ne veut à aucun prix en revivre de semblables. Il n'ira pas voir le maréchal French. Et cependant, il voudrait bien le pousser, apprendre de lui que ses cinq divisions d'infanterie et ses trois brigades de cavalerie sont déjà en train de " pénétrer comme un coin entre les Ire et IIe armées allemandes ". Bah ! ses instructions particulières n° 20 et 21, dont French est destinataire, suffiront bien à l'éclairer ! Il sait qu'on arrive - qu'on est déjà - dans la phase de l'exploitation et de la poursuite. Il n'ira pas harceler French, il faut le laisser tranquille.

Il n'ira pas non plus - malheureusement - voir ni Franchet d'Espérey ni Conneau.

Il laissera Franchet d'Espérey rédiger, à son P.C., ses bulletins de victoire et ses proclamations, car d'Espérey croit sincèrement à la grande victoire. Il a battu nettement la IIe Armée allemande. Il a fait plier les genoux à Bülow à Montmirail et à Marchais-en-Brie. Il voit devant lui des symptômes de déroute, des régiments d'infanterie mélangés, en désordre. Selon lui, cela va s'aggraver jusqu'aux frontières. Encore deux jours, trois jours et il n'y aura plus un seul Allemand en France. On se battra en Allemagne. C'est une grande victoire, peut-être la victoire décisive (Franchet d'Espérey n'a pas complètement tort. En face à Luxembourg, le généralissime von Moltke (l'homologue de Joffre) est mortellement inquiet. Il écoute le rapport verbal du lieutenant-colonel Hentsch, qu'il a envoyé dès hier au soir, muni des pleins pouvoirs au nom de la Direction Suprême, faire la tournée du front, parler avec les commandants d'armée, juger de la situation d'ensemble et, s'il le faut, obliger von Kluck à se conformer au mouvement de retraite générale. Hentsch a été très impressionné par ce qu'il a vu à la IIe Armée, Bülow pessimiste (ce n'est pas son genre), très occupé à porter deux de ses corps en crochet défensif face à l'est. Il est persuadé qu'il va subir dès cette nuit une très puissante attaque de la part des Franco-Anglais en train de se glisser dans la brèche ouverte entre Kluck et lui. Ce n'est pas possible autrement ! Bülow a peur de ne pouvoir résister à cette attaque. Hentsch est tellement impressionné par le spectacle de l'aile droite de la IIe Armée en retraite désordonnée sous les coups de la Ve Armée française qu'il emploie une expression péjorative à l'égard de l'armée Bülow : " Ce n'est plus qu'un troupeau, un débris, nur noch eine schlacke ! " Guillaume II, chef suprême des armées venu à Luxembourg, assiste à l'entretien. Il connaît Hentsch et sa valeur, sa clarté de vues. Comme Moltke, Guillaume II est suffoqué par de telles nouvelles, il est en plein désarroi. La contre-offensive française, alors qu'il se voyait déjà à Paris, a été un coup très dur pour lui. Il ne s'en est pas encore remis. II ne s'en remettra jamais.). On a le droit de souffler, de penser à manger, à boire un café.

Quant à Conneau, Joffre n'ira pas le voir non plus. Il l'a assez poussé ! " Percez à tout prix à Oulchy-le-Château, poussez jusqu'à Soissons ! "

Conneau est maintenant à Oulchy-la-Ville. Il sait ce qu'il fait ! Cette nuit, il va laisser se reposer ses chevaux, extrêmement fatigués, et nul doute que demain au point du jour le C.C.C. ne reparte en avant pour le rush final. Il sait (on l'a prévenu) qu'en face de lui, la cavalerie allemande est encore plus fatiguée.

- Nous irons jusqu'au dernier cheval ! Joffre avait confiance. Il avait tort.

Relisons von Poseck : von der Marwitz, de même que von Bülow, ne peut croire que le 11 au matin les cavaleries française et anglaise ne vont pas se jeter sur lui et déchirer le dérisoire rideau qu'il a réussi à tendre tant bien que mal avec ses escadrons fantômes.

Demain matin ? Pourquoi pas tout à l'heure ? Pourquoi pas tout de suite ? Il fait un clair de lune superbe, comme hier au soir à Château-Thierry. Et cependant, hier, les Français n'avaient pas attaqué. Ils ne commettraient pas deux fois la même faute.

Marwitz, sur le front de bandière, avait essayé de dénombrer les feux de bivouac de la cavalerie française. Ils étaient innombrables. Ils couvraient le plateau du Tardenois. Conneau était là, avec ses trois divisions, cette fois rassemblées dans un mouchoir de poche. Ses sept mille chevaux soufflaient aux naseaux de ceux de ses régiments de chevau-légers, de uhlans, de hussards de la Mort dont les montures recrues de fatigue tremblaient debout sur leurs jambes.

Comment espérer que Conneau n'attaquerait pas ?

Et cependant pour la seconde fois Conneau n'avait pas été l'homme de la situation, le 11. Il aurait pu, à lui seul, empêcher von Kluck d'exécuter son mouvement de retraite en direction de Soissons et de Fismes.

Si je me reporte à mes carnets de route, je constate que cette journée du vendredi 11 septembre, il ne s'est rien passé d'important au corps Conneau.

Au 20e Dragons, on a ressellé les chevaux à 5 heures (on avait donc dessellé - tant mieux ! -) pas question d'attaque de nuit, comme le redoutait Marwitz.

Dans la journée, le groupe d'artillerie canonne un convoi allemand, à trois kilomètres. Les chasseurs cyclistes s'en emparent et font plus de cent prisonniers.

A gauche, la 4e D.C. reçoit quelques obus de 210, destinés à l'intimider, à la ralentir.

N'oublions pas que le corps Conneau dispose d'un régiment entier d'infanterie (le 45e R.I.) en autobus, force offensive considérable. Mon carnet ne mentionne pas qu'il ait été engagé ce jour-là.

Mais il est fait mention, à gauche du corps Conneau de la cavalerie anglaise qui, comme lui, " se contente d'avancer au pas et au trot, avec de longs arrêts, dès que siffle le moindre obus, comme nous. "

Le temps s'est gâté. Il y a parfois de belles éclaircies. La nuit venue, le 20e Dragons cantonne ce 11 au soir, partie dans le village de Chéry, partie au bivouac, à proximité du village.

J'écris encore : Nuit paisible. On cause autour des feux. Je couche côte à côte avec de Montmorin, sur une botte de paille, à la belle étoile. Il fait très froid.

Et c'est tout, tragiquement tout, pendant cette journée du 11 et cette nuit du 11 au 12 durant lesquelles il ne se passe rien. Nuit paisible. Von Kluck est bien tranquille avec ses longues colonnes de troupes en retraite et ses bagages. Et von der Marwitz, avant le jour, aura replié et roulé son rideau. Il aura décroché et se sera éloigné au pas, mission accomplie.

 

Ce sont ces jours-là, 11 et 12 et nuit du 11 au 12 septembre, qu'aurait dû être livré un grand combat dans l'intervalle, le trou, qui séparait les Ire et IIe armées allemandes. Ce combat aurait eu des conséquences incalculables. Nous avions tout pour le gagner. Nous disposions à ce moment d'une supériorité numérique écrasante.

Plus tard, Joffre dans ses Mémoires sera très sévère pour French et pour ses lieutenants Franchet d'Espérey, de Maud'huy et surtout, à juste titre, Conneau.

Trop tard. Ne devait-il pas aussi faire son mea culpa ? Je maintiens que sa présence personnelle au point critique, dans la journée du 10 était nécessaire, indispensable. Il aurait galvanisé tout le monde, les chefs, les troupes, tout emporté et la victoire avec.

Compter pour y parvenir sur ses seules instructions particulières ou spéciales, était un leurre, une illusion, rien ne remplace la présence. Il faut voir et se faire voir. Le général Joffre oubliait-il le vieux précepte militaire taillé dans le roc et immuable à travers les siècles dans toutes les armes, aussi bien dans le génie que dans les autres : donner un ordre n'est rien, s'assurer de son exécution est tout.

En vérité, le 10 septembre Joffre a eu en poche l'option de la victoire, il lui suffisait de la lever. Mieux encore, il a eu la victoire clefs en main. Il n'avait qu'à pousser la porte, entrer, s'asseoir et poser son képi sur la table. Il était chez lui. C'était fini.

Quel malheur que Gallieni n'eût pas été là. Ou un Juin, ou un de Lattre de Tassigny (Sait-on que depuis le 2 août (jour de la mobilisation) au ministère de la Guerre, était tenue en instance permanente une lettre de commandement stipulant qu'en cas de disparition de Joffre ou de son impossibilité de remplir ses fonctions, Gallieni le remplaçait automatiquement. Joffre et Gallieni avaient chacun connaissance de cette lettre.) ! ...

RETOUR VERS LE MENU DES BATAILLES DANS LA BATAILLE

RETOUR VERS LA PAGE D'ACCUEIL