LA BATAILLE DE L'OURCQ,

DU 8 AU 10 SEPTEMBRE 1914,

VUE PAR JOSE ROUSSEL-LEPINE

Merci à Monsieur Vassigh, de Meaux, qui nous a transmis cet extrait du livre : "La Première Victoire de la Marne - Les Champs de l'Ourcq", édité chez Plon et qui donne une vision assez détaillée de la bataille. Il est intéressant de comparer le ton de l'auteur avec celui de von Klück.

ET LA BARRIÈRE CÉDA,

Du mardi 8 au jeudi 10.

 

Ainsi, du nord au sud, d'Acy-en-Multien à Chambry, nos efforts n'avaient réussi qu'à constituer en face de la barrière allemande une autre barrière, les deux s'opposant et l'une aussi résistante que l'autre, de sorte que s'il nous était impossible de passer, les Allemands n'avaient pas plus de chance de passer que nous. Du reste, ils n'essayaient pas, ils se contentaient de nous frapper d'une avalanche d'obus de tous calibres, espérant nous démoraliser, nous rendre la place intenable et nous faire lâcher prise. Mais nous tenions bien.

D'un côté comme de l'autre, la barrière était donc infranchissable. Il ne restait plus qu'une manœuvre possible : tourner l'obstacle, par le nord ou par le sud. (Carte XII.)

Carte XII

Au sud, la Marne limitait le champ d'action. La voie du nord était libre et nous offrait l'avantage de pouvoir acculer l'armée de von Klück dans l'angle que formaient la Marne et l'Ourcq, les Anglais la rabattant par le sud-est et nous par le nord. Une poussée vers le nord fut décidée avec projet d'enveloppement de l'armée ennemie par notre aile gauche.

Maunoury manquait de troupes fraîches pour exécuter ce mouvement, la 14e- division qui formait l'aile gauche était épuisée par les farouches luttes de la Gergogne. Le gouverneur de Paris continua sa tactique : toutes les troupes dont il disposait dans le camp retranché, il les jeta dans l'action. Elles arrivaient en plein champ de bataille par le chemin de fer du Nord et par toutes les voies possibles, dans les taxi-automobiles de Paris. A peine débarquées, elles se lançaient dans le combat. C'est ainsi que parvinrent les 62e et 61e divisions du général Ebener et la 7e division du 4e corps du général Boelle, appartenant depuis peu au camp retranché de Paris. (Elles venaient de se battre dans le Nord et dans l'Est.) Dès le matin du 8, la 61e division (général Deprez) renforça l'aile gauche de la 6e armée entre Nogeon et Betz.

Le matin du 8, le général Bridoux, commandant le corps de cavalerie en remplacement du général Sordet, transmit au général de Cornulier (à la tête de la 5e division) l'ordre suivant : "Quelles que soient la fatigue des chevaux et les difficultés à vaincre, gagner les derrières de l'ennemi qui défend l'Ourcq; arriver aujourd'hui même, coûte que coûte, sur la rive est de l'Ourcq dans la région de La Ferté-Milon, y faire entendre le canon pour aider à déterminer chez l'ennemi un mouvement de retraite". Alors, commença cet extraordinaire raid, en pleines lignes ennemies, de cavaliers fantômes, insaisissables, innombrables et partout à la fois. Le même jour ils atteignaient l'Ourcq à Troesnes et dispersaient une colonne de renfort. Le 9, le lieutenant Gironde-(tué au combat) et le commandant Joullié entravaient l'avance de deux autres convois allemands dirigés sur Villers-Cotterêts et Oulchy-le-Château. Dans la nuit du 9, le lieutenant de Kérillis portait la terreur dans un camp d'aviation et l'escadron Wallace faisait sauter quinze camions de munitions. L'audace de cette fantastique 5e division, livrée a sa propre initiative (toute communication étant coupée avec la 6e armée), contribua pour une grande part à porter la terreur et la désorganisation dans l'aile droite allemande. Dans tous les cas elle empêcha une bonne partie des colonnes de renfort d'arriver à destination le 8 et surtout le 9, vers Nanteuil-le-Haudouin.

Cependant, de nouvelles troupes allemandes nous faisaient subir une nouvelle pression sur le plateau d'Étavigny. Elles remontaient vers l'Ourcq par la vallée de Clignon, désertant le front anglais et le front Franchet d'Esperey. Le choc ne nous ébranle pas. Toute notre barrière tient solide.

Cependant, le généra1 Maunoury envisage toutes les éventualités. Que l'ennemi continue son transport de troupes et son effort sur le nord... nous, que pourrons-nous supporter ? jusqu'à quel point résisterons-nous à la pression? La 7e division du corps Boelle est là, prête à renforcer la 61e division et la 14e. Mais si la 7e division ne suffit pas?

Le général doit songer à un repli possible. Il choisit comme; front éventuel la ligne : Monthyon, Saint-Soupplets, le Plessis-Belleville. Il fait appel à la 62e division du général Ebener pour commencer les travaux de retranchements. Le 69e chasseurs, est au repos à Marcilly : il reçoit l'ordre de retourner à Saint-Soupplets pour aider aux travaux de terrassement.

Cette nuit du 8 au 9 est pleine d'angoisse et d'incertitude. Les muscles des lutteurs, tendus jusqu'à la crispation, vont-ils se détendre ? Lesquels céderont les premiers ?

 

La victorieuse marche anglaise.

 

Cependant, la journée du 8, si critique sur les champs de l'Ourcq, s'annonçait victorieuse pour l'armée britannique et la 5e armée.

A la suite des troupes allemandes qui remontent en courant sur le nord et le nord-est (vers les champs de l'Ourcq), l'armée du maréchal French et celle du général Franchet d'Esperey se lancent vers la Marne.

Déjà ces deux armées ont atteint le cours du Petit-Morin. Toute la matinée du 8, le combat se déroule au bord de la petite rivière. L'armée anglaise veut en forcer le passage, de -Romény à Saint- Cyr-sur-Morin et Villeneuve-sous-Bellot. L'armée anglaise va toucher la Marne. Les canons allemands lui répondent de Jouarre et de Venteuil. (Carte IX.)

Cependant, la 8e division française, qui prolonge l'aile gauche anglaise, a déjà atteint la Marne. Le mardi matin, les Allemands qui occupent Germigny-l'Evêque voient descendre par la lisière nord-est des bois de Meaux les premiers détachements français. Nos soldats sont peu nombreux, une patrouille d'avant-garde du 117e de ligne. N'importe ! Il annonce la menace toute proche : la 8e division arrive par le sud 1

Embusqués sur la route, derrière l'église, les Allemands nous laissent approcher... Un court engagement, une fusillade à bout portant, neuf des nôtres restent, sur le terrain, dont le sergent-major Minoye.

L'alarme est donnée. En hâte, les Allemands attellent leurs chevaux, rassemblent leurs hommes et poussent sur le pont voitures, bêtes, canons et soldats. Le dernier homme passé, une formidable explosion retentit (on l'entendit de Meaux). Le pont de Germigny vient de sauter. Il était encore intact jusqu'à ce jour.

De leur côté, les Anglais passent le Petit-Morin. A 10 heures et demie du matin, ils entrent à Jouarre. Les Allemands achèvent de traverser la Marne sur le pont qu'ils ont improvisé. Sur ce pont, l'encombrement est indicible : voitures, cavaliers et soldats ne peuvent avancer que lentement. Enfin, le pont rétabli saute pour la seconde fois.

De Germigny à La Ferté, la rive gauche de la Marne est nette. Il n'y a plus un seul Allemand.

Le 8 septembre, les Anglais ont donc atteint le Marne et forcé le passage du Morin. De son côté, le 8 au soir, l'armée Franchet d'Esperey est sur le plateau de Vauchamps. Elle est à Montmirail. Son aile gauche (18e corps) a passé le Petit-Morin, elle occupe maintenant Marchais-en-Brie. En somme l'armée anglaise et la gauche de Franchet d'Esperey sont arrivés en fin de journée à la route de Montmirail à La Ferté-sous-Jouarre.

 

Ce que nous ne savions pas.

 

Ainsi donc, les Allemands remontaient vers le nord, et plus vite qu'ils ne l'auraient voulu. La barrière de la Marne les défendait contre leurs poursuivants anglo-français. Mais les corps d'armée qui servaient de bouclier contre nos soldats de l'Ourcq sentaient peu à peu leur point d'appui se dérober, le vide se faire derrière eux, ou tout au moins le désordre et l'incertitude déséquilibrer ou mal assurer leurs bases. Leurs soldats qui se battaient pour maintenir solide la barrière étaient distraits de leurs efforts par ces allées et venues insolites dans leur dos : Que se passait-il entre la Marne et l'Ourcq ? Pourquoi cet afflux des troupes qui revenaient sur leurs pas... les aider ? Peut-être. Mais toutes ne revenaient pas les aider, elles continuaient leur chemin vers le nord. Peu à peu, sous leurs pieds, ils sentaient s'ébranler les fondements.

Et ces soldats, que valaient-ils ? Bien las étaient les nôtres. Mais les leurs ? Ils n'en pouvaient plus ! Après la nuit du 5 au 6 passée en travaux de retranchements le 6 et 7 septembre ils avaient vu avec étonnement monter à l'assaut de leurs forteresses ces démons de Français. Cette volonté farouche de vaincre, cette héroïque folie guerrière, cet entrain que rien ne pouvait décourager, nuit et jour en éveil, sans trêve ni merci, cette allégresse fanatique, les remplissaient de stupeur et d'épouvante. Le moyen de résister longtemps à de pareils forcenés qui savaient mourir avec enthousiasme ?... Ils commençaient à douter d'eux-mêmes.

Enfin, les 75 français visaient trop juste dans leurs masses. Dans les tranchées bouleversées, des rangées de tireurs ne sont plus que des cadavres, sur toute la largeur des plateaux les corps couvrent la terre. Une telle épaisseur pave les routes que les automobiles des états-majors " roulent sur un sol mou comme un tapis d'Orient ". Il y a trop de morts 1...

Ils ne peuvent plus les enterrer. Chez tous les paysans, ils réquisitionnent des chariots, des charrettes, des haquets à bois et à vin. La nuit, ils les font avancer à proximité du front de bataille et, comme l'on charge un tombereau à la pelle, entassent morts sur morts, entre les montants. Les voitures partent au galop se décharger au village pour remonter se recharger encore. A tous les cahots, la montagne de cadavres oscille et verse. Le conducteur ramasse les corps, les rejette sur la pile et fouette ses chevaux.

De lourds wagons couverts de bâches mèneront à travers la France tous ces corps vers des destinations inconnues.

Bientôt, ils ne peuvent même plus les transporter, il y en a trop, la grande chaleur les décompose; leurs voisins, les vivants, ne peuvent rester auprès d'eux. Alors, à la nuit, dans les grandes meules, dans les hangars à blés, c'est un autodafé gigantesque. Les chairs grésillent dans la paille, l'odeur est épouvantable. Cela sent la corne, le cuir roussi; des mains qui dépassent, se tordent; des têtes grimacent, comme vivantes encore; on croit percevoir des plaintes et des grincements. La scène est horrible. C'est un cauchemar. Tandis que les chairs des soldats brûlent, un coup de canon tiré isolément les salue. Il ne reste plus rien de tous ces morts que des milliers de mètres cubes de cendres.

Les Allemands sont mornes. Leurs chefs ne cachent pas leur inquiétude. Von Klück, au dire de ses lieutenants, est atterré. C'est pourquoi la rage les prend. C'est pourquoi, sur le nord du front de l'Ourcq (le plus éloigné encore de la Marne et, par conséquent, le dernier à ressentir l'influence de l'armée anglaise), c'est pourquoi, vers Betz et Acy-en-Multien, le 4e corps actif s'évertue à décourager notre poussée, tente de nous faire céder. C'est pourquoi leurs grosses pièces déversent sur nous leurs avalanches de projectiles. Il faut que nous ayons peur, que nous cessions de nous cramponner, que nous leur laissions leurs libres mouvements. Il faut que nous ne nous doutions pas de ce qui se passe derrière la muraille. Il faut nous maintenir dans la crainte. Il faut nous en imposer. Pour masquer leur situation véritable il faut une diversion : les combats d'Acy-en-Multien à Betz.

Pendant que nous mourions sur place, puisqu'il ne fallait pas céder un pouce de terrain conquis; pendant que tout le long de cette journée du 8, nos soldats de l'Ourcq, aveuglés de lassitude et presque sans espoir, se cramponnaient malgré tout à la barricade, à cette muraille faite de terre, de canons, de fusils, de mitrailleuses et d'ennemis trop nombreux... peu à peu, à notre insu, les arrières de la muraille se vidaient, les appuis se retiraient, les soutiens s'éclaircissaient. La muraille était toujours là, aussi formidable d'apparence, mais ce n'était qu'une apparence. Sans que nos soldats s'en doutassent, le mouvement commençant par le sud, les Allemands se retiraient, laissant un simple rideau de canons et de soldats sur les plateaux. Le décor du théâtre était maintenu, et quelques acteurs jouaient leur rôle sur les devants de la scène, mais les coulisses se vidaient. Bientôt, il n'y aurait plus personne dans les coulisses.

Nos soldats étaient loin de le deviner; le mouvement avait commencé dès le lundi soir. Les combats de nuit n'avaient fait que l'accélérer. Poussant devant eux des otages, ils avaient d'abord esquissé dans Varreddes un mouvement de retraite. Déjà ils avaient abandonné sur la cote 107 leurs morts dans leurs tranchées. Leurs troupes tenaient les autres plateaux, appuyées par l'artillerie lourde; mais à Varreddes la fuite ne put que s'accélérer...

Le mardi matin, l'arrivée inopinée des Français à Germigny-l'Evêque leur fut un stimulant. Le pont coupé, la Marne entre les Français et eux ne suffisait pas. Au nord les Marocains derrière la cote 107, au sud le 117e régiment à Germigny, Varreddes se trouvait encerclé entre la Marne et les hauteurs qui dominent le canal de l'Ourcq. Une seule issue restait libre, et elle n'était pas très large : la route de Congis entre la Marne et le canal, ou bien la route de Soissons par le Gué-à-Tresmes, route assez exposée celle-là, puisqu'elle traversait toute la largeur du haut plateau de May-en-Multien. Les Allemands avaient fait de Varreddes une sorte de quartier général. Cette grande cuvette abritée de toutes parts leur avait agréé. Maintenant, il s'agissait de procéder à l'évacuation de cette cuvette et par un étroit conduit. Il fallait faire vite pour avoir le temps de passer tous par là. Passeraient-ils tous? Ils voulaient tous passer les premiers. Les artilleurs prenaient la route avec leurs pièces et leurs caissons, les fantassins couraient tout le long de la Marne à travers champs.. . Les cravaches cinglaient les épaules des soldats, les cavaliers bousculaient les piétons. A mesure que les heures passaient, la fébrilité et la confusion s'emparaient des fuyards.

Le 8 au soir, une patrouille française du 355e régiment, commandée par le lieutenant Hascoët, avançait prudemment entre Poligny et Champfleury, sur le plateau... elle trouva les premières lignes de tranchées allemandes abandonnées sur la crête; ces tranchées étaient pleines de cadavres. La patrouille ne put aller plus loin, car du petit bois de sapins voisin de Poligny des soldats du 7e corps tiraient sur elle par méprise. Elle se replia donc, mais non sans entendre, portés par l'air et par le sol, sur une route pavée, les roulements d'un train de combat, roulements lourds, profonds, sans arrêts, à résonances métalliques. Les soldats et leur officier se demandèrent qui est-ce qui arrivait encore? ou qui est-ce qui partait ?

C'étaient les Allemands de Varreddes...

Dans la nuit du 8 au 9, le 65e chasseurs, resté toute le journée du 8 à proximité d'Etrépilly, dans le ravin de la Thérouanne, à la hauteur du hameau de Brunoy, se risqua vers 2 heures du matin jusqu'à l'entrée d'Etrépilly. Ils tentèrent d'y pénétrer : le village était vide. Les Allemands venaient de l'évacuer.

 

La situation s'éclaircit de Chambry à Puisieux. (Carte XIII.)

 

Le matin du 9 septembre, le bombardement allemand reprend avec la même intensité que la veille. Les obusiers accablent de gros projectiles tous les villages que nous occupons. Nos artilleurs cherchent en vain à les détruire, ils ne peuvent les repérer.

Il faudrait un observateur en aéroplane. Nous n'avons pas d'observateur sous la main. La veille, déjà, nous avons fait demander un avion à l'escadrille du capitaine Bellanger. L'avion est arrivé, mais nous n'avons toujours pas d'officier observateur. Un observateur d'occasion se présente, le capitaine Pellegrin. Il ne connaît pas les signaux convenus. N'importe ! Il jettera des plis dans nos lignes.

Le mercredi 9, le capitaine, Pellegrin découvre le nid des gros obusiers allemands : les ravins de Trocy. Nos artilleurs sont en joie. Ils viennent d'apprendre la prise d'un second drapeau ennemi. Il paraît que le lieutenant allemand qui le portait a été complètement dépouillé de ses galons par nos soldats qui voulaient chacun un petit souvenir. Ce second drapeau a été rejoindre à Saint-Soupplets, dans la demeure occupée par l'état-major de la 6e armée (la maison du docteur Bégué), le premier drapeau du 36e fusiliers. Ces incidents donnent un nouvel entrain aux artilleurs, qui se risquent à faire avancer leurs pièces et visent Trocy. A qui détruira les obusiers.

Dans l'après-midi, les coups se raréfient. A 3 heures, les derniers obus éclatent encore par endroits : sur le plateau de Penchard, à Barcy, sur Douy-la-Ramée et Puisieux... et puis leur grosse voix s'éteint pour toujours. Il paraît que c'est à une batterie du 32e d'artillerie que revient l'honneur de la destruction des gros obusiers.

Carte XIII

Les villages et les fermes sont délivrés de leurs destructeurs. C'est alors que de Fontaine-les-Nonnes, où le colonel Bon avait établi l'état-major de la 3e brigade, l'ordre fut donné d'aller occuper la ferme de Champfleury. Depuis le début de la bataille elle était à notre portée, mais les canons ennemis nous en défendaient l'accès. Un groupe de cyclistes montèrent en avant-garde par la route de Fontaine à Champfleury. Ils ne revinrent pas. Alors, parmi des volontaires, on désigna une centaine d'hommes. Ils montèrent à leur tour. Quelques Allemands occupaient encore Champfleury. Il y eut une courte lutte à travers le jardin et les chambres de la maison. Nos soldats restèrent les maîtres du lieu. Cette fois, Champfleury était bien à nous.

Au sud du champ de bataille de l'Ourcq, la confiance renaît et la victoire semble proche. Toutes les troupes massées sur le terrain de combat, de Puisieux à Etrépilly (occupé par le 65e chasseurs et les zouaves du bataillon Dechizelle), de Marcilly à Chambry, se rendent compte maintenant du retrait de l'ennemi. Nos soldats ont l'impression qu'ils ont vaincu, qu'ils n'ont plus qu'à voir leur œuvre se parfaire toute seule. La barrière cède, la barricade se fond, la muraille s'évanouit. Du sud au nord, le rideau s'enroule sur lui-même, découvrant à chaque tour le terrain libre.

Parallèlement à l'Ourcq, la bataille est déjà finie.

 

La feinte sur Nanteuil-le-Haudouin.

 

Cependant les Allemands s'efforcent de protéger leur retraite. Il ne faut pas que notre armée de l'Ourcq se mette à leur poursuite. Il faut que le gros de l'armée ait le temps de fuir avant que les dernières troupes s'engagent à la retraite. Il faut encore une diversion, il faut tenir notre 6e armée en émoi, il faut nous dérouter et nous inspirer une crainte nouvelle. Il faut feindre : sur le nord, une nouvelle poussée se produit.

Aux troupes du 4e corps actif entièrement engagées, se joignent d'autres troupes, sorties des forêts de Villers-Cotterêts et d'Ermenonville, qui marchent sur Nanteuil-le-Haudouin.

Deux régiments de landsturm, le 72e, et le 94e, qui descendent de Roye débouchent du Bois-du-Roi, où ils ont passé la nuit. Ils sont soutenus par quelque artillerie. Des hussards de la mort sont cantonnés à Droiselles.

Tandis que les combats se poursuivent de Nogeon à Betz, une nouvelle ligne de bataille se dessine brusquement, à peu près perpendiculaire à la première. Nous sommes pris de flanc.

La gauche de notre 61e division soutient le choc, renforcée par quelques troupes du général Boelle, une partie de la 7e division du 4e corps (la 8e division sert d'aile gauche à l'armée anglaise).

L'attaque allemande se déclenche le 9, vers midi moins le quart, entre Boissy-Fresnoy et Nanteuil-le-Haudouin et tout le long de la voie jusqu'aux premières maisons du Plessis-Belleville. Jusqu'alors la gare de Nanteuil-le-Haudouin servait de gare frontière à la ligne du Nord, Paris-Crépy-en-Valois. Rien n'entravait la marche des convois et le train de Paris arrive au moment même ou les Allemands commencent leur attaque sur la gare. Le chef de gare court sur la voie au-devant du train pour l'arrêter.

Les Allemands réussissent à occuper la gare de Nanteuil-le-Haudouin défendu par quatre compagnies du 317e et une compagnie du 102e commandée par le capitaine Verna. Notre artillerie ouvre le feu vers midi et se maintient derrière le cimetière. Elle permet à nos troupes et à nos convois de se replier en bon ordre. Les Allemands ne dépasseront pas le quartier de la gare et de l'hôpital où ils tirent sur les blessés.

Le général Boelle, qui occupait à Nanteuil la maison de M. Corby, transporte son poste de commandement à six kilomètres en arrière et, le soir du 9, tout le 4e Corps reçoit l'ordre d'un repli général vers Chèvreville et Silly-le-Long. Le général Bridoux, à la tête de la Ire division de cavalerie, protège la retraite.

Le soir est calme; nos troupes couchent sur leur nouvelle position. Après tant de marches, de contremarches et de combats, de poussées en avant et de replis, les hommes sont épuisés.

Cette nouvelle menace surgie vers le nord alourdit l'angoisse. Que signifie ce retour offensif de l'ennemi ? Quel sera le lendemain?

 

La retraite allemande.

 

La journée du 9 septembre s'achevait sur les champs de bataille de l'Ourcq; la plus étrange et la plus déconcertante journée de la bataille pour nous qui ne savions ce qu'il se passait devant nous. Journée en partie double, remplie d'opposition et d'impressions contraires qui s'annonçait en victoire, si l'on considérait le front de Varreddes à Betz - et qui s'alourdissait de menaçantes inquiétudes si l'on se tournait vers le nord, sur Betz et Nanteuil-le-Haudouin. Pendant que cette journée du 9 s'achevait sur les champs de l'Ourcq en indéfinissable malaise, l'armée britannique et l'armée Franchet d'Esperey venaient à bout de la dernière résistance allemande.

Le 1er et le 2e corps anglais franchissent la Marne vers 10 heures du matin, le 9 septembre, entre Nogent-l'Artaud et Luzancy, et livrent bataille sur la rive droite de la rivière, sur Montreuil-aux-Lions, Pisseloup et Coupru.

Le 3e corps anglais est arrêté devant La Ferté-sous-Jouarre qui est encore infesté d'Allemands. Nos amis ne peuvent arriver à rétablir le pont, des mitrailleuses allemandes sont cachées dans les jardins de la rive droite (château de l'Ile et maisons riveraines), ou sur les coteaux qui dominent la gare (parc des " Roches "). Les Anglais doivent se résoudre, les larmes aux yeux (dit un officier), à bombarder le château de l'Ile. Ils l'incendient du haut de Jouarre. A 6 heures du soir, les Allemands abandonnent La Ferté. Les Anglais peuvent travailler à reconstruire le pont, qu'ils achèvent dans la nuit.

Ce soir même, le 18e corps, qui forme l'aile gauche de l'armée Franchet d'Esperey, occupe Château-Thierry, (Le 10e corps, à l'aile droite, est engagé avec la 9e armée de Foch dans les marais de Saint-Gond.)

 

L'armée de von Klück est battue au Sud-Est.

 

L'armée de von Klück se sentit perdue. Ce n'était pas le petit succès local de Nanteuil-le-Haudouin qui pouvait l'illusionner. Les ravages de notre 5e division de cavalerie au nord de l'Ourcq, faisant supposer la présence d'importantes forces françaises, présentaient une menace autrement sérieuse.

Les Anglais et la gauche de la 5e armée étant au nord de la Marne, sur la ligne de La. Ferté-sous-Jouarre à Château-Thierry, si von Klück ne voulait pas qu'une partie de son armée soit prise dans un fond d'entonnoir entre la Marne et l'Ourcq, il n'y avait qu'un seul remède... (Carte XIII.)

L'ordre fut porté par un avion, tous les paysans des villages occupés par l'ennemi sont unanimes : dès que l'avion passait au-dessus d'une région, les officiers couraient comme des fous, les hommes se rassemblaient et prenaient leurs dernières dispositions.

Au soir du 9, après une journée de pluie intermittente tombée après la période de terrible chaleur, sous le ciel couvert c'était triste et impressionnant comme un départ de voleur qui sait que la police est sur ses traces.

Un paysan en a fait le récit fidèle, très naïf, mais combien imagé : " Ah! je l'certifions ! J'étions venu chercher ma mère qu'était restée dans ma ferme bombardée.

" je l'certifions : l'étions là, sur la côte, trois corps d'armée d'artillerie.

" Y-z-ont donné le signal de la déroute. Cheu nous on part sans rien dire. Eux, y-z'avions des instruments qui faisions : " Tu-lu !... Tu-lu !... Tu-lu !... "

" Ah ! monsieur, si vous aviez vu ça. Y courions pas : y volions !... "

 

Les battre quand même.

 

L'attaque de Nanteuil-le-Haudouin avait été une feinte habile : von Klück avait sauvé son armée. Nous voulions l'envelopper par le nord, il nous avait enveloppés lui-même et pendant que notre attention et nos efforts étaient portés vers le nord, la retraite allemande se préparait et s'effectuait à temps, en commençant par le sud. (Carte XIII.)

La nuit du 9 fut pour l'état-major de la 6e armée une nuit de décisions suprêmes. Nous ne pouvions pas nous rendre compte exactement de la signification de l'attaque allemande de Nanteuil-le-Haudouin. Cette menace pouvait devenir un sérieux danger.

Qu'importe! La tenace volonté qui avait présidé à la bataille de l'Ourcq ne se laissait pas démonter. Il fallait vaincre quand même : à Nanteuil-le-Haudouin le 4e corps tiendrait ; parallèlement à l'Ourcq, un mouvement d'offensive générale serait prononcé, pendant que le 18e corps de Franchet d'Esperey et l'armée anglaise remonteraient la vallée du Clignon jusqu'à l'Ourcq. Cette journée du 10 affirmerait notre volonté de vaincre. Il y aurait bien des chances pour qu'une partie au moins de l'armée de von Klück soit prise au filet. (Carte XIII.)

En conséquence, le général Maunoury commanda l'offensive générale à son armée de l'Ourcq, ainsi qu'en témoigne ce document qui est l'Ordre du jour de la 56e division :

"AU QUARTIER GÉNÉRAL DE GESVRES

Ordre général N° 44 pour la journée du 10 septembre.

1° L'armée anglaise a franchi la Marne et progressé vers le nord. Un mouvement offensif général sera prononcé aujourd'hui dans la direction du nord.

2° La 56e D. R. se portera vers Champfleury, encadrée entre la 55e D. R. à Etrépilly et le 7e corps d'armée dont la droite est à Puisieux.

En conséquence, la 112e brigade poussera une avant-garde à la ferme de Poligny, tenant la direction de Manœuvre et de Maulny et se reliant au 7e corps vers Puisieux. Cette avant-garde comprendra: un régiment d'infanterie, le groupe du 40e d'artillerie, la compagnie du génie rendue à Fontaine-les-Nonnes à 6 h. 30 par Forfry, et la cavalerie divisionnaire. Le gros de la brigade se rassemblera au nord de Champfleury.

La 112e brigade, empruntant les deux routes Marcilly-Fontaine-les-Nonnes et Râperie-La Chaussée, rassemblera au sud-ouest de Champfleury. L'artillerie, entre les deux brigades, à La Chaussée et à l'ouest, le groupe du 25e empruntera la route Gesvres-Forfry-La Ramée et marchera avec le 65e bataillon de chasseurs.

Le mouvement commencera à 7 heures pour les avant-gardes, à 7 h. 30 pour le gros. Il devra être exécuté avec la plus grande prudence pour ne pas souffrir des feux de l'artillerie qui pourrait être installée dans les vallées de la Gergogne ou à l'est de l'Ourcq.

3° La cavalerie divisionnaire assurera la liaison avec la brigade de cavalerie qui couvre le front (gros de la brigade au nord-est de Trocy).

4° Poste de commandement du général de division Champfleury, à partir de 8 heures."

En même temps qu'il lançait l'ordre de l'offensive à l'armée de l'Ourcq, le général Maunoury faisait appel à la 8e division du général Boelle qui était devenue inutile au maréchal French, afin qu'elle vienne prêter main-forte aux troupes de la 7e division du 4e corps qui combattaient sur le nord, entre Nanteuil-le-Haudouin et Betz. Ces troupes devaient continuer à soutenir le choc allemand, pendant que le gros de notre armée passerait l'Ourcq. Ce 4e corps avait combattu toute la journée du 9 et c'est sur lui que reposerait le succès de la journée du lendemain. Dans la nuit, ordre lui parvint de ne pas reculer, quitte à se faire tuer sur place.

 

Le réveil des soldats du 4e corps.

 

" Ne point reculer davantage, quitte à se faire tuer sur place. "

 

Réveil d'armée au petit jour d'une bataille... Hier c'était la pluie; ce matin, le brouillard. Les membres sont lourds et n'osent pas s'étendre. Réveil dans le brouillard au petit jour, encore dans le sommeil; rêve au sortir d'un rêve, transition entre ce qui fut et ce qui sera. Silence et torpeur étrange que rien ne parvient à rompre, ni les ordres brefs, ni les rires bêtes, ni les bâillements ou les craquements des membres étirés. Manteau de brume solennel qui pèse sur les épaules à la manière d'un linceul et dérobe déjà la terre, prémices de l'ombre sans retour. Voile de mélancolie, adieu suprême où l'on s'enfonce sans amertume, saluant sans regret le dernier jour peut-être, saluant sans regret en le reconnaissant : ce devait être ainsi, un tel matin, à une telle heure et dans un tel décor

Un champ où paissent des vaches avec des touffes d'herbes jaunes et des flaques de bouses sèches. Une route, et sur l'autre bord un autre champ où des tas de gerbes régulièrement espacées forment une allée centrale qui descend avec la pente du terrain. Le brouillard borde la courbure du champ, et plus rien, au delà de la courbure, qu'un grand précipice dont on ne sait que cette blancheur partout répandue, assourdie, feutrée, sournoise et mystérieuse par ce qu'elle recèle d'inconnu.

C'est bien ce matin-là. On le reconnaît. Il dit secrètement au cœur que c'est bien lui, dans son décor. L'arbre est là où il devait être, la gerbe et le chemin qui tourne, et la couleur de ce terreau. C'est bien ce décor. Il prend un air particulier, cet air que l'on attendait sans savoir... Une étoile mystérieuse a guidé là, et là s'est arrêtée.

C'est ce matin. Ni reculer, ni avancer... C'est l'heure même. Toute la vie fut pour en venir là. C'est, à la fois l'anéantissement et l'épanouissement. C'est l'heure de la plongée. C'est l'heure qui devait arriver, puisqu'il y a des heures pour tout

Une heure pour pleurer, une heure pour rire.

Une heure pour parler, une pour se taire,

Une pour danser, une pour aimer, une pour compter,

Une heure pour vivre...

Une heure pour mourir...

C'est l'heure : dans le brouillard du petit jour le soldat cherche, les yeux grands ouverts et le cœur battant d'impatience, la forme imprécise et trouble du premier ennemi...

 

La brume se dissipe.

 

Le jour s'éclaircit. Le soleil monte. L'horizon se découvre et s'élargit. L'étendue se développe... Le regard peut chercher au loin... Où sont les ennemis ?

Où sont-ils? Nous allions tous mourir, et voilà qu'il faut vivre et s'épancher en cris de joie. Gloire à Dieu ! La terre est libre.

La 6e armée tout entière n'a plus qu'à se lancer à la poursuite des Allemands. (Carte XIV.)

Carte XIV

Elle traverse dans toute sa largeur le champ de bataille de la veille, les grands plateaux où gisent ses soldats en face des cadavres allemands, et cette vallée de la Gergogne depuis Acy-en-Multien jusqu'à Betz, cette vallée de la Mort. Au passage, elle salue les siens, ceux qui vont rester là, ceux qui doivent garder éternellement la terre conquise. Elle leur dit adieu, à ses morts et à leur terre. Elle ne les verra plus, elle ne se retournera pas, elle ne reviendra jamais en arrière. Droit devant elle, elle chasse l'envahisseur..., Elle le conduit jusqu'à l'Aisne et jusqu'à l'Oise, jusqu'au bord de ces deux rivières où il s'accrochera de nouveau entre Compiègne et Soissons. Là, elle le combattra, à Tracy-le-Mont, à Quennevières, à Vic-sur-Aisne, Nouvron-Vingré et Attichy. Ses soldats mourront encore pour ces terres. Et puis elle sera dissoute. Elle disparaîtra et se fondra dans l'immense ligne des armées qui a servi de frontière à la France depuis le mois de septembre 1914 jusqu'en 1918.

En ce jour, 10 septembre, la bataille de l'Ourcq avait pris fin, entraînant avec elle toute la victoire de la Marne.

Ainsi fut sauvé le monde.

RETOUR VERS LE MENU DES BATAILLES DANS LA BATAILLE

RETOUR VERS LA PAGE D'ACCUEIL