LA BATAILLE DE GUISE

(Vue par G. Beau et L. Gaubusseau)

Ce texte est extrait du livre de Messieurs Georges Beau et Léopold Gaubusseau, sous le titre "En août 1914 Lanrezac a-t-il sauvé la France ?", publié, semble-t-il aux Presses de la Cité dans les années 50. Merci à la personne qui nous a transmis cet extrait.

 

Le 29 AOUT 1914, Le tonnerre tomba sur la tête des Français quand ils lurent dans leur journal cette phrase inattendue et terrible du communiqué :

" La situation de notre front, de la Somme aux Vosges, est restée aujourd'hui ce qu'elle était hier. Les forces allemandes paraissent avoir ralenti leur marche. "

Chacun put alors savoir que les Allemands occupaient le sol de la patrie, de la frontière belge à la Somme.

Le lendemain, le communiqué mentionnait

" Violente action dans la région Launoy, Signy-l'Abbaye, Novion-Porcien. A notre aile gauche, le 10e corps allemand et la garde sont repoussés sur Guise, mais les forces allemandes progressent dans le direction de La Fère. "

C'est ainsi qu'en quelques mots était annoncée la première victoire de la Grande Guerre.

Cette victoire du général Lanrezac à Guise fut un tour de force, une manœuvre véritablement géniale, un chef-d'œuvre du genre. Les données en étaient les suivantes :

1° Lanrezac, pour obéir à Joffre, devait faire pivoter son armée orientée au nord, derrière l'Oise et le Thon vers l'ouest. Or, une armée de 350 000 hommes avec ses équipages, ses trains régimentaires, ses parcs, ses voitures de ravitaillement, son artillerie et son service de santé ne pivote pas aussi facilement qu'une escouade faisant mouvement sur l'ordre de son caporal.

2° Il fallait que ce glissement de toute l'armée vers la gauche, vers l'ouest, pour faire face à Saint-Quentin, s'exécutât en présence de l'armée ennemie qui l'avait suivie et qui n'attendait que cette occasion de la surprendre en flagrant délit de manœuvre.

3° Il fallait attaquer face à l'ouest, alors que Lanrezac était sûr que l'armée Bülow, qui le suivait depuis la Sambre se ruerait sur son flanc droit et le tournerait par l'est de Guise pendant son attaque sur Saint-Quentin.

4° Il fallait en outre que Lanrezac engageât une autre bataille, plus dure, plus épuisante, parce que c'était cette fois une bataille morale, contre le généralissime Joffre et tous ses collaborateurs du grand quartier général. Le G. Q. G. s'imaginait en effet que les forces allemandes qui avaient livré bataille sur la Sambre, entre Namur et Charleroi, étaient arrêtées en partie autour de Maubeuge pour en faire le siège et que la Ve armée n'avait rien à craindre sur son flanc droit en marchant vers l'ouest, sur Saint-Quentin.

5° Tout en faisant mouvement sur Saint-Quentin, Lanrezac devait se garder à droite pour pouvoir manœuvrer, ne pas se laisser tourner et battre les Allemands si possible avec le minimum de risques. Or ceux-ci étaient grands puisque les Anglais avaient refusé d'arrêter leur retraite et de couvrir l'aile gauche de la Ve armée. L'armée anglaise avait atteint La Fère et découvert complètement Lanrezac sur Saint-Quentin. D'autre part, la IVe armée française (Langle de Cary), après son coup d'arrêt à Rethel, se repliait en perdant le contact avec Lanrezac et un hiatus de 30 kilomètres séparait les deux armées.

Lanrezac risquait donc, en attaquant vers l'ouest de rencontrer les six corps de von Kluck, dont celui de von der Marwitz, qui venaient d'éliminer le 7e corps français à Proyart. Il courait le danger de recevoir sur son flanc droit les cinq corps de la IIe armée allemande, dont celui de von Richtoffen, qui le suivaient depuis Charleroi. Dans son dos, pouvaient même survenir un ou deux corps de von Hausen libérés par la retraite de Langle de Cary.

Les données du problème telles que Joffre les voyait étaient fausses. Le généralissime s'était trompé notamment en pensant que von Bülow avait laissé deux corps, les 7e et 9e, à Maubeuge. Ce dernier, à la vérité n'avait laissé aucun corps : le 7e était à l'est de Saint-Quentin autour de Marcy et le 9e, appartenant non à Bülow mais à von Kluck, se trouvait au nord de Vermand. Le grand état-major se nourrissait d'illusions et refusait d'accepter les vues de Lanrezac qui étaient, elles, rigoureusement exactes.

Le commandant en chef de la Ve armée, prisonnier de ce tragique dilemme, réussit cette acrobatie d'exécuter les instructions de Joffre en attaquant Saint-Quentin, d'inquiéter Bülow au point que celui-ci se vit obligé d'appeler von Kluck à son secours et de manœuvrer si habilement qu'il réussit à refouler au nord de l'Oise les Allemands qui l'avaient attaqué à l'est et à l'ouest de Guise.

Pour accomplir cet exploit qui resta longtemps un thème d'étude proposé aux jeunes officiers, dans toutes les académies militaires du monde, et ce, contre seize corps d'armée allemands, Lanrezac disposait d'environ cinq corps et demi : les 1er, 3e, 10e, 18e corps d'active, un groupe de division et la cavalerie d'armée.

Il est indispensable de garder ces données présentes à l'esprit si l'on veut comprendre la valeur indiscutable de la victoire de Lanrezac à Guise et saisir les répercussions incalculables qu'elle put avoir sur la suite des opérations.

Mais revenons en arrière et voyons maintenant le terrain sur lequel va se dérouler la bataille.

D'abord un plateau coupé par la vallée de l'Oise. La rivière coule sensiblement de l'est à l'ouest depuis Hirson jusqu'à Vadencourt. Après, l'Oise s'infléchit vers le sud-ouest. Guise est à la naissance d'une boucle.

Au sud de Guise, le plateau du Marlois tombe en pente rude sur l'Oise.

A l'ouest de cette rivière, le plateau remonte. La somme le coupe à son tour et Saint-Quentin se dresse sur la rive ouest de cette rivière bordée du canal qui porte son nom.

A une vingtaine de kilomètres à l'est de Guise, à Etréaupont, le Thon se jette dans l'Oise.

Nous sommes le 26 août au matin. La Ve armée a atteint la ligne générale Le Cateau - Le Nouvion - La Capelle - Hirson - Rocroy. Le général Lanrezac se trouve au Nouviou où il est venu se rendre compte de l'état de l'armée britannique qui vient d'essuyer un échec. C'est là qu'un officier de liaison lui remettra l'instruction numéro II dont il va être question.

Au grand quartier général est parvenu un rapport d'espion mentionnant que von Bülow a laissé autour de Maubeuge une grosse partie de ses troupes (à la vérité un seul corps de réserve avait été chargé d'enlever cette ville).

L'aviation envoyée en exploration, encore inexpérimentée, se laisse duper par le camouflage des Allemands. Il lui paraît en effet qu'il existe de nombreux trous entre les armées de l'aile droite allemande et que celle-ci, pour effrayer les Français, s'était témérairement rassemblée à l'ouest de la Meuse, c'est-à-dire sur la rive gauche. Dans ces conditions Lanrezac, dans sa retraite, n'était suivi par aucune armée adverse, les forces allemandes se trouvant réunies entre Saint-Quentin et Amiens. Ceci explique mais n'excuse pas les trois erreurs commises par Joffre. dans les trois ordres successifs qu'il donnera en 48 heures à Lanrezac :

1° Le 26 août au matin, par l'instruction n° 11, l'aile gauche de la Ve armée doit attaquer vers le nord-ouest la droite vers le nord-est.

2° Toujours le 26 entre 11 heures et midi. Instruction de Joffre à Lanrezac : reculez derrière la Serre sur le front de La Fère en direction de Laon pour pouvoir attaquer toutes forces réunies en direction du nord.

A 21 heures, confirmation apportée par le lieutenant-colonel Alexandre : attaquez toutes forces réunies face au nord.

Le 27 août à 6 h 30, nouvelle confirmation de l'ordre précédent : direction nord.

3° Le 27 août après-midi ; ordre verbal porté par Alexandre : attaquez toutes forces réunies vers Saint-Quentin, face à l'ouest.

Cette succession d'événements a été schématisée afin de rendre plus saisissant le désarroi qui régnait au G. Q. G. depuis l'échec catastrophique de la bataille des frontières application du plan XVII. Aussi allons-nous revenir plus en détail sur ces volte-face du grand état-major.

Premier ordre. Le 26 août au matin parvient au chef de la Ve armée la directive numéro 11 : " se replier en trois étapes sur le front suivant : la gauche sur le petit cours d'eau l'Omignon, au sud de Vermand, à cheval sur la Somme supérieure à hauteur de Saint-Quentin, à cheval sur l'Oise, vers Moy, le reste de l'armée se repliant sur la ligne de La Fère - Laon - Craonne. La gauche devant alors attaquer (vers le 28 ou 29) en direction générale de Bohain. "

Sur la carte on s'aperçoit que l'aile gauche de la Ve armée aurait dû attaquer en direction du nord ou plutôt du nord-ouest et l'aile droite en direction du nord-est.

Deuxième ordre. A 11 heures, se tient une conférence réunissant à Saint-Quentin Joffre, French, Lanrezac, d'Amade et Hély d'Oissel. Le maréchal French persiste dans sa décision de continuer la retraite. Tout est bouleversé.

A 16 heures, note de Lanrezac à Joffre lui proposant de s'arrêter sur la ligne Origny-Sains-Vervins pour reprendre une vigoureuse offensive face au nord, de façon à arrêter von Bülow pendant deux jours et, en attirant von Kluck, obliger ce dernier à desserrer son étreinte sur French et sur l'armée Maunoury en cours de débarquement.

A 17 heures, le lieutenant colonel Alexandre, officier de liaison du G. Q. G., se présente à la Ve armée et déclare que le commandement en chef est très mécontent des replis successifs de la Ve armée qui ne cherche pas, par des coups de boutoir, à retarder l'avance ennemie. Cette sortie est intempestive puisque, depuis le 23 août, Lanrezac n'a pas cessé de harceler les Allemands par des offensives vigoureuses d'arrière-garde et qu'il vient, par écrit, de proposer d'agir sur la ligne indiquée.

Toujours le 26. Vers 21 heures, le G. Q. G. donne à Lanrezac l'ordre de se replier sur la ligne Laon-La Fère-St-Erme, en trois étapes à partir du 27 à 3 heures du matin et, arrivé sur cette ligne de reprendre l'offensive face au nord, en retardant l'ennemi pendant cette retraite dans les actions d'arrière-garde.

Nous sommes maintenant le 27 à 6 h 30. Le G.Q.G., par le truchement du lieutenant-colonel Alexandre, téléphone à Lanrezac l'ordre d'attaquer en direction du nord dans la zone de Vervins, sur la rive sud de l'Oise, sans repasser cette rivière et sans tenir compte des Anglais qui abandonnent la ligne de feu pour reculer et se reposer pendant au moins 24 heures.

" Vous m'avez exprimé votre intention, dit le message lu par Alexandre, dès que vous serez sorti de la zone boisée où l'emploi de l'artillerie est difficile, de bousculer, par une contre-offensive bien appuyée par l'artillerie, les troupes qui vous suivent.

" Non seulement, je vous autorise mais j'estime cette attaque indispensable. "

Il s'agit donc bien d'un coup de boutoir, face au nord, puisque Joffre ajoute :

" La région de Vervins dans laquelle vous arrivez se prête bien à cette opération. Ne pas tenir compte des Anglais à votre gauche. "

Action droit au nord, sans s'occuper de ce qui se passe à l'ouest. Pour plus de certitude, Lanrezac fait téléphoner à Vitry-le-François par Hély d'Oissel. Berthelot répond :

" Oui, c'est bien sur la rive sud de l'Oise que vous devez contre-attaquer puisque, au nord de l'Oise le terrain, contrairement à la zone de Vervins où vous arrivez, ne se prête pas à l'emploi de l'artillerie. "

Lanrezac prend ses dispositions pour exécuter cet ordre. Il envoie en conséquence ses instructions aux commandants de corps d'armée.

Bien que ces nouvelles instructions soient conformes à ses propres conceptions, le général Lanrezac n'est pas sans s'étonner que le G. Q. G. ait pu se rallier à une suggestion aussi diamétralement opposée à ses idées. Néanmoins, il prend ses dispositions pour grouper ses corps d'armée de façon qu'ils puissent attaquer face au nord. Cela veut dire que les spécialistes de la logistique doivent se livrer à des études et des calculs complexes pour que les colonnes d'une armée de 350 000 hommes, dont 250 000 combattants puissent s'écouler sur les routes régulièrement. Quand des ordres d'une exécution aussi délicate sont en cours d'exécution, il est fort difficile de les bouleverser. Or, la Ve armée était, suivant les instructions reçues, en train de reculer sur la ligne Ribemont-Marles-Moncornet pour s'établir sur ses nouvelles positions et attaquer le lendemain 28 août.

Troisième ordre. Dans l'après-midi, le colonel Alexandre arrive au quartier général de la Ve armée. C'est un officier qui ne manque ni d'intelligence ni d'énergie mais dépourvu des qualités nécessaires à un agent de liaison : le tact et la mesure. Vaniteux par-dessus le marché. Il est un de ceux qui, au grand quartier général, mènent campagne contre Lanrezac et son chef d'état-major qu'ils accusent d'être des esprits pusillanimes.

Il arrive donc pour transmettre un ordre excessivement important mais il n'en a même pas une expédition écrite. Il ne s'agit plus d'attaquer en direction du nord, comme prescrit, mais en direction de l'ouest, vers Saint-Quentin (Dans les archives du G. Q. G. français on trouve sous le numéro 2500, à la date du 27 août, un ordre beaucoup plus précis que celui dont Lanrezac et Hély d'Oissel ont gardé le souvenir. Il fixe que la bataille de Saint-Quentin doit être livrée le 28 août par l'aile gauche de la Ve armée pour " attaquer toute force ennemie marchant contre l'armée anglaise qu'il importe de dégager ". On peut se demander s'il ne s'agit pas là d'un papier rédigé après coup car la Ve armée n'en a jamais eu connaissance et ce n'est pas par sa gauche seulement qu'Alexandre demandait d'agir, c'est " toutes forces réunies "). Aucune explication n'est donnée. C'est l'obéissance " sans hésitation ni murmure " base de la discipline dans l'armée française. Mais le chef d'une armée ne saurait être commandé comme un caporal ou un chef de section. Il doit jouir d'une certaine liberté d'action et cela est si vrai qu'il ne reçoit pas des ordres mais des directives générales et des instructions particulières qui fixent sa zone d'action et la mission qui lui est confiée. Eclairé sur les intentions du haut commandement il doit pouvoir agir au mieux des circonstances. Le généralissime et les commandants d'armée sont des collaborateurs qui travaillent en vue des mêmes résultats à obtenir.

Le général Hély d'Oissel n'apprend pas sans étonnement la nouvelle mission confiée à la Ve armée. Il ne discute pas et se rend auprès du général Lanrezac. Ce dernier regarde son chef d'état-major. Il sent le danger d'une telle manœuvre et sait que s'il l'exécute à la lettre son armée est perdue. Il déclare tout net à Hély d'Oissel qu'il n'exécutera pas cet ordre, qu'il préfère être relevé de son commandement plutôt que de perdre son armée. En vain Hély d'Oissel insiste. Lanrezac se montre intraitable. Le chef d'état-major sort. Il rejoint Alexandre qui s'impatiente et veut regagner le grand quartier général car il devine l'état d'esprit du commandant de la Ve armée. Hély d'Oissel le calme pourtant quand un planton lui annonce que le général Lanrezac le demande. En toute hâte il va retrouver ce dernier.

" Allons, Hély d'Oissel, soyez content, lui dit Lanrezac, je vais exécuter l'ordre, mais je me demande s'il est bien honnête de marcher contre ma conscience. "

Les deux hommes se rendent alors près du commandant Schneider chef du 3e Bureau qui est obligé de remanier, en pleine exécution, les ordres donnés aux troupes. Celui-ci est aux prises avec Alexandre. Il élève de véhémentes protestations mais il reste ahuri lorsque, essayant de montrer au colonel Alexandre qu'une armée de 350 000 hommes dont le front est orienté vers le nord-est ne peut pas, par un coup de baguette magique, pivoter sur les talons pour s'orienter face à l'ouest, l'officier de liaison pousse la désinvolture jusqu'à dire en plaçant sa main à plat sur la carte, doigts écartés : " Comment, mais rien de plus simple, vous êtes face au nord-est (et sa main indique sur la carte cette direction), vous faites face à l'ouest (et sa main se dirige vers l'ouest) . "

Le commandant Schneider outré, lance à Alexandre cette apostrophe peu militaire et irrespectueuse s'il en fut : " Allons, mon colonel, ne dites pas de bêtises. " Vexé, Alexandre s'écrie : " Oui, je sais, vous formulez des objections à tout et vous ne voulez rien faire. "

C'est sur cette réplique que le général Lanrezac, jusque-là témoin muet, placé dans le dos d'Alexandre, explose. Avec une franchise brutale il débite à Alexandre tout ce qu'il a pu accumuler de déception et de rancœur depuis le début de la campagne. Il ne mâche pas ses mots et ne cache pas ce qu'il pense des " stratèges à la manque " du grand quartier général.

Comment, c'est à lui, Lanrezac, lancé en pointe à l'endroit le plus dangereux du front, là où Schlieffen s'était appliqué, avec tout son génie, à concevoir cet étau qui devait broyer l'armée française, à lui commandant d'armée qui n'avait cessé depuis le 25 juillet de multiplier les S. O. S., que le G. Q. G., refusait d'entendre, que ce petit officier de liaison ose lancer cette phrase inconvenante !

Lanzerac sait ce que l'on peut demander aux hommes alors qu'Alexandre fait bon marché des kilomètres que les fantassins ont additionnés par leurs marches et contremarches ainsi que de leurs forces arrivées à la limite de l'épuisement.

Scène regrettable qu'Alexandre, ulcéré, ne manquera pas de raconter au G. Q. G. à Vitry-le-François. De fait, rendant compte de sa mission au général Berthelot, il lui fait connaître que Lanrezac met la plus mauvaise volonté à exécuter l'ordre qui lui a été donné, qu'il n'a cédé que devant la menace de rendre compte d'un refus d'obéissance caractérisé. Il ajoute qu'à son avis il n'y a rien à en tirer et que le dispositif imposé à la Ve armée est ridicule. Il n'oublie pas d'ajouter que Lanrezac s'est permis de juger sévèrement les actes du grand quartier.

Joffre est informé et les détracteurs du commandant de la Ve armée agissent si bien sur le généralissime qu'ils obtiennent enfin la tête de Lanrezac accusé d'incapacité, de mollesse, d'indiscipline. Alors qu'au contraire Lanrezac, discipliné, est en train de donner ses ordres pour exécuter ceux de Joffre en vue de la bataille vers Saint-Quentin et Guise.

Faisant preuve de la meilleure volonté, le commandant de la Ve armée remanie ses instructions aux commandants d'unités, conformément à celles du généralissime, de façon que, dès Ie lendemain à l'aube, malgré ces contrordres pernicieux, l'armée puisse attaquer en direction de l'ouest. On conviendra qu'il était manifestement impossible de procéder plus rapidement.

28 août. A trois heures du matin, la Ve armée s'ébranle pour accomplir sa mission.

A neuf heures, le général Joffre arrive à Marles. Il entre dans la pièce où se trouve Lanrezac qui, ayant donné les instructions pour que les mouvements préparatoires de son armée s'exécutent, attend sans impatience que celle-ci soit disposée face à l'objectif qui lui est assigné. Joffre, d'un ton assez sec, dit à Lanrezac qu'il lui donne l'ordre de marcher à fond, sans s'inquiéter des Anglais, sur Saint-Quentin. Lanrezac, peu satisfait de cette entrée en matière, réplique :

" Mon général, la Ve armée exécute les mouvements qui la placent en face de l'objectif que vous lui avez indiqué. Ces mouvements ne peuvent s'effectuer aussi vite que vous le désirez. Mes troupes sont très fatiguées ; certaines sont très énervées, d'où la nécessité où je suis de n'opérer mon changement de front qu'en prenant des précautions.

" Je ne dois pas vous cacher que le mouvement est des plus délicats et des plus dangereux. J'ai la conviction intime que la plus grande partie des corps allemands auxquels j'ai eu affaire sur la Sambre se trouvent actuellement au nord de l'Oise supérieure dans la zone Wassigny-Nouvion-la Chapelle, et que par suite il est plus que probable que je serai attaqué sur mon flanc droit dès que je commencerai mon mouvement de l'Oise, aval de Guise vers Saint-Quentin. "

Joffre est arrivé auprès de Lanrezac persuadé que ce dernier ne veut pas exécuter ses ordres et qu'il va être obligé de le contraindre à l'obéissance (Selon R. Poincaré ,(L'Invasion, p. 206) Lanrezac jugeait son armée hors d'état d exécuter cette offensive et voulait se reconstituer au sud de Laon. " Joffre, qui ne veut en ce moment souffrir aucun retard, a considéré cette, proposition comme un signe de défaillance. Il a donne au général Lanrezac l'ordre formel de prendre l'offensive dans la région de Guise ; il l'a expressément menacé de le faire fusiller en cas de désobéissance et d'hésitation ; et il s'est porté lui-même, de sa personne, sur le théâtre des opérations. " Nous n'insisterons pas. On voit mal deux officiers généraux se parlant sur ce ton.). Or l'exposé fait par le commandant en chef de la Ve armée est net. Il montre que celui-ci a l'intention de se conformer aux instructions reçues. Joffre le reconnaît. Mais le rappel de la manœuvre de von Bülow à laquelle tout son entourage refuse de croire, opinion qu'il a fini par partager, ce rappel des dangers que court la Ve armée met le généralissime hors de lui et réveille ses soupçons. Il est à ce moment convaincu comme on le lui a dit, qu'il y a là un emmené destinée à excuser une réalisation molle de l'attaque sur Saint-Quentin.

Contrairement à son habitude, Joffre perd son sang-froid et blême de colère, sur un ton violent, il crie à Lanrezac :

" Vous voulez donc que je vous retire le commandement de votre armée ? Il faut marcher sans discuter. Le sort de la campagne est entre vos mains. "

Le chef de la Ve armée qui ignore le travail de sape que l'entourage de Joffre a effectué contre lui est étonné de cette colère subite.

" Mon général, dit-il, je ne veux pas abandonner mon armée au moment où elle court un danger mortel et où elle va jouer une partie aussi périlleuse. Mon armée exécute les mouvements préliminaires qui , vont lui permettre d'exécuter vos ordres. Mais mon devoir, et croyez qu'en agissant ainsi je n'obéis à aucun autre sentiment que celui de vous éclairer, est de vous dire ce qui peut contrarier la manœuvre que vous voulez que j'exécute. Il est aussi de mon devoir de vous signaler les causes de faiblesse de mes troupes, non pour me dérober aux tâches que vous me confiez mais parce que je veux que vous connaissiez toutes les difficultés de l'opération, difficultés sur lesquelles seul je puis et dois attirer votre attention. Vous voulez que j'agisse très vite, or les causes que je vous ai exposées m'empêchent de le faire. Encore une fois, je ne me dérobe pas à l'attaque sur Saint-Quentin. Je suis décidé à la pousser à fond comme vous le désirez. Je saurai déployer dans cette action autant d'énergie qu'il le faudra. J'y consacre la majeure partie de mes forces. Mais j'ai le devoir strict de tenir compte du danger qui me menacera à l'est. Je n'ai pas le droit de jouer le sort de mon armée sur un coup de dés car j e suis responsable, vis-à-vis de la France, de son salut. "

Cet exposé est fait sur un ton déférent mais ferme. Le généralissime comprend.

Sans doute, répond-il, les Allemands ont des détachements au nord de l'Oise supérieure mais vous vous exagérez leur importance, mon cher Lanrezac. Marchez sur Saint-Quentin, un seul corps suffira à assurer votre sécurité sur votre flanc droit durant votre progression. "

Dans la suite de la conversation, Joffre laisse entendre que s'il a demandé à deux reprises à la Ve armée de s'engager dans des directions différentes, c'est qu'il faut faire face à des circonstances graves. Il s'agit de sauver non seulement l'armée anglaise mais la VIe armée française. Celle-ci dont personne n'a jamais entendu parler, même dans l'armée française, vient de naître à Montdidier et ses débarquements sont dangereusement compromis par l'avance de la 1re armée allemande vers la Somme.

Après cet entretien, Lanrezac est persuadé que Joffre attend de grands résultats de l'opération dont il l'a chargé. " En effet, a-t-il écrit, Joffre croit probablement que les armées de von Kluck et de von Bülow sont plus engagées vers l'ouest que je ne le pense, puisqu'il n'hésite pas à affirmer qu'un seul corps d'armée suffira à me couvrir à droite et il compte en outre que la surprise aidant je pourrai remporter un succès décisif puisqu'il dit que le sort de la campagne est entre mes mains. "

Quand on apprendra au grand quartier général que Joffre n'a pas relevé Lanrezac de son commandement, comme cela paraissait avoir été décidé, la désillusion est grande. Le lieutenant-colonel Alexandre ne cache pas son mécontentement. Ce qui rend d'autre part furieux les officiers du G. Q. G. c'est le dispositif adopté par le commandant de la Ve armée.

C'est ça, disent-ils, Lanrezac fait semblant d'obéir mais il s'arrange pour ne pas agir comme on le lui ordonne. On lui précise : attaquez toutes forces réunies, c'est-à-dire avec quatre corps au moins sur les cinq. Or, avec quoi va-t-il à la bataille ? avec deux corps. Comment veut-il dans ces conditions, entreprendre une action sérieuse ? C'est toujours la même chose. Il a la hantise du débordement et quand on lui dit : attaquez, il commence par songer à assurer ses flancs contre les desseins d'un ennemi qu'il surestime. Décidément, il n'a pas l'esprit offensif. Il a pu être un bon professeur, c'est un pusillanime qui perd la tête et n'a pas la volonté de battre l'ennemi. "

Ceci et d'autres lieux communs à l'époque sont émis par des officiers intelligents qui pensent qu'il suffit de vouloir farouchement être vainqueur pour l'être à condition que la vigueur de l'attaque soit en rapport avec la volonté du chef.

Enfin " attaquez le plus vite possible ", formule vague, signifie dans leur esprit que l'offensive doit commencer le 28, fût-ce le soir. Or le commandant de la Ve armée a déclaré très nettement qu'il ne pourrait attaquer que le 29 à l'aube. Mais le 3e Bureau du grand quartier ne voit là qu'une manœuvre dilatoire de plus pour ne pas obéir.

Pendant toute la journée du 28, les coups de téléphone succéderont aux coups de téléphone comme s'il suffisait d'un mot de Lanrezac pour que l'attaque prévue pour le 29 puisse se déclencher le 28. Et cela donne :

- Capitaine de Galbert, du G. Q. G. : " Il faut attaquer tout de suite.

- Général Hély d'Oissel : Nous attaquerons demain dès l'aube.

- De Galbert : Les circonstances exigent l'action immédiate de la Ve armée.

- Hély d'Oissel : Certes, nous comprenons la nécessité d'attaquer le plus tôt possible, mais nous ne pouvons pas le faire avant demain. "

Lanrezac mis au courant de cette conversation et prévenu que le 3e Bureau du G. Q. G. ne cesse de harceler le commandant Schneider, ordonne de refuser net toute communication qui ne serait pas faite au nom du général en chef ou au moins du major général.

Ce même jour 28 août se passe un événement caractéristique de l'état d'esprit du maréchal French mais qui est tout à l'honneur du maréchal Douglas Haig.

Le colonel Huguet, chef de la mission militaire française auprès du Q. G. anglais, qui avait été mis au courant de l'attaque de Lanrezac avait envoyé immédiatement à ce dernier un rapport concluant à l'impossibilité absolue de compter pour quoi que ce soit sur l'armée anglaise. Le colonel Huguet se considérait comme l'ambassadeur du généralissime français. Lui et ses officiers n'avaient de rapports qu'avec le G. Q. G. français et ignoraient la Ve armée. Bien plus, ils formaient barrage pour empêcher tout contact des officiers de celle-ci avec le haut commandement britannique. Or, dès le début de la campagne, les officiers de la Ve armée avaient reçu l'ordre de ne pas s'adresser à la mission française mais de parler directement au maréchal French et aux généraux anglais.

Outre l'état d'esprit très particulier qui régnait à l'état-major anglais : mépris profond des Français, idée que cette guerre n'intéressait pas vraiment la Grande-Bretagne, le colonel Huguet signalait que le 2e corps anglais (général Smith Dorien) ne pouvait être sauvé que par une prompte retraite et qu'il était dans un état déplorable. Quant au Ier corps, celui du général Douglas Haig, il n'avait plus aucune valeur offensive et ne pouvait que se cantonner dans la défensive.

Le général Lanrezac chargea le capitaine Heilbronner d'aller examiner sur place les deux corps anglais. Ce dernier se met en route le matin même et a la chance, en arrivant dans le secteur anglais, de rencontrer le général Douglas Haig qui, sur le bord d'une route, regarde défiler les troupes de l'Empire. L'impression du capitaine français est très mauvaise. Les hommes du 2e corps marchent comme écrasés par le poids de leur équipement. On sent que leur moral a subi une rude secousse à la suite de l'échec sanglant subi par le général Smith Dorien au Cateau.

Tout autre était l'impression laissée par le 1er corps. Pas de traînards. Tout le monde marchait à sa place. Les hommes chantaient comme s'ils étaient encore dans la vieille Angleterre ; les voitures étaient propres ; les harnais et les cuivres astiqués comme pour une revue. Il y avait là incontestablement une force militaire capable de se battre.

Le général Douglas Haig, mis au courant des intentions du commandant de la Ve Armée, décidait immédiatement l'honneur militaire l'exigeait, qu'il appuierait l'action de celle-ci dans la mesure de ses moyens, ne fût-ce que pour couvrir la gauche de l'armée de Lanrezac contre un débordement possible de cette gauche par des éléments de von Kluck.

Le capitaine Heilbronner se hâte de regagner le quartier général de Lanrezac et fait part à ce dernier de la bonne nouvelle. " Le général paraît enchanté et prononce des paroles flatteuses à l'adresse du général Haig " rapporte la capitaine Heilbronner.

Bien entendu, le général anglais a mis à son action une condition . c'est qu'elle soit approuvée par le maréchal French. Pas un seul instant, le commandant de la Ve armée ne doute que la proposition de Douglas Haig ne soit ratifiée par son supérieur. Il remanie donc les ordres préparés pour le 29 en y introduisant la disposition suivante :

" Le 1er corps anglais, débouchant de la ligne des forts au nord de La Fère à 5 heures, marchera vers la partie sud de Saint-Quentin, sa droite suivant la grande route de ILa Fère à Saint-Quentin."

Puis il en fait parvenir une copie au général Douglas Haig en lui demandant de formuler des réserves ou de lui faire connaître s'il approuve cette rédaction.

Vers 16 heures, un officier anglais arrive auprès du général Lanrezac et lui fait savoir :

1° que Douglas Haig va demander l'autorisation d'agir dans le sens indiqué, 2° qu'il approuve les dispositions de l'ordre de la Ve armée pour le 29.

3° que 5 heures du matin, c'est trop tôt.

Le général Lanrezac fait expliquer à I'officier anglais que l'heure de l'action anglaise importe peu. C'est une action de couverture que le général Douglas Haig assumera, et par suite l'heure proposée sera bonne. Les deux parties se mettent donc d'accord sur 9 heures.

A 22 heures, le général Douglas Haig téléphone qu'il ne pourra opérer à 9 heures qu'à l'aide de sa cavalerie et que l'infanterie débouchera à midi. Lanrezac répond que c'est parfait et remercie chaleureusement Douglas Haig.

Pendant ce temps, au grand quartier général anglais le maréchal French a reçu du général Douglas Haig un télégramme lui demandant l'autorisation d'agir. French n'est pas satisfait. Il estime que cette demande aurait dû lui être formulée directement et non passer par Douglas Haig. C'est tout juste s'il n'estime pas que Lanrezac a commis une incorrection. (Une note manuscrite du général Lanrezac, que nous avons vue, dit : " D'après des renseignements de source sûre, le maréchal French auquel sir Douglas Haig avait fait connaître l'engagement qu'il avait pris envers moi aurait répondu : Shit ! T shan't go (Merde ! je n'irai pas). ")

D'autre part, le souvenir cuisant du Cateau hante sa mémoire. Le 1er corps de Douglas Haig est intact, certes, mais n'allait-il pas, en s'engageant le 29, courir à un échec qui le mettrait dans le même état que le 2e corps ? Or les instructions secrètes qu'il avait reçues et qu'il était vraiment seul à connaître, lui faisaient un devoir impérieux de ménager ses troupes. Il allait à la guerre mais devait éviter de faire tuer ses hommes. Pris entre le sens de l'honneur militaire et l'obéissance aux ordres qui lui avaient été donnés, French hésite. Il juge d'ailleurs la situation infiniment plus grave qu'elle n'est en réalité.

Malgré l'insistance du général Douglas Haig, le maréchal French refuse l'autorisation demandée par ce dernier et lui ordonne de se reposer le 29, comme le 2e corps. Mais le général Lanrezac ignorera encore pendant plusieurs heures cette grave décision.

Il nous faut revenir aux opérations militaires, et plus précisément à onze heures du matin de ce 28 août. L'entretien entre le général Joffre et le commandant de la Ve armée était à peine terminé que l'artillerie ennemie se déchaînait. L'attaque allemande a donné lieu à un épisode mémorable de la défense de Guise.

Les ponts de la ville étaient tenus par des arrière-gardes placées là depuis la veille au soir, des hommes de 35 ans mariés et pères de famille, appartenant au 228e régiment de réserve. Leur effectif était de deux bataillons. Tous pensaient à la soupe quand la 19ee division d'infanterie allemande appartenant au 10e corps se rua à l'assaut de Guise. Devant l'acharnement de la résistance opposée par les Français, les Allemands demandèrent le secours du corps d'armée voisin assurant qu'ils avaient affaire à des forces très supérieures aux leurs. Les deux bataillons français tinrent tête pendant six heures à la division allemande (D'après le discours prononcé par le général Hély d'Oissel lors de l'inauguration du monument de la victoire de Guise (28 avril 1929)), c'est-à-dire à des ennemis dix fois supérieurs en nombre (division = 4 régiments d'infanterie + la cavalerie 1 régiment = 4 bataillons.). Pendant ce temps, plus à l'est, une autre division allemande passait Flavigny mais était stoppée par l'artillerie française et devait rester sur place jusqu'au lendemain,

à l'abri d'un talus de chemin de fer. Le corps de la garde prussienne qui se trouvait encore plus à l'est, en voyant l'insuccès de ses voisins, renonçait pour la journée à toute entreprise.

Lanrezac met donc son dispositif d'attaque en place. La Ve armée défile sur la rive gauche de l'Oise, en présence des Allemands qui occupent la rive droite. Les ordres sages, imprégnés à la fois de vigilance et de prudence, donnés par le commandant de la Ve armée, permettent d'effectuer ce mouvement dangereux sans incident grave.

Le groupe de divisions de réserve se concentre sur le nord de la Serre, affluent gauche de l'Oise, et en bordure de celle-ci, jusqu'à Ribemont. Le 18e corps est au nord de Ribemont. Le 3e corps, à partir de Mont d'Origny, à 16 km de Saint-Quentin, jusqu'à Guise. Le 10e corps (Le 10e corps français avait en face de lui, outre la Garde allemande, le 10e corps allemand) en flanc-garde, à l'est de Guise prolongé par la cavalerie, avait une tâche écrasante. Il devait tenir une douzaine de kilomètres de front contre un ennemi deux fois supérieur en nombre en infanterie et disposant de forces d'artillerie trois fois supérieures. Et cela en rase campagne.

Le 1er corps, de Franchet d'Esperey, est en deuxième ligne derrière le 3e corps. Il est prêt à intervenir sur la gauche vers Saint-Quentin ou vers le nord à l'aile droite. C'est cette disposition du 1er corps, placé au centre de la ligne de bataille, ce qui lui donne la possibilité de frapper aussi bien à droite qu'à gauche, qui est géniale. Elle rappelle les manœuvres en lignes intérieures de Bonaparte en Italie et celles de la campagne de France en 1814.

Il peut paraître exagéré de qualifier de géniale une telle mise en place. Pourtant, le génie, comme l'a affirmé Buffon, n'est pas une longue patience. C'est l'étincelle qui, brusquement, en présence d'un problème excessivement compliqué donne la solution si simple que le problème en est résolu de lui-même.

Cette simplicité est la marque du génie de Lanrezac. Elle lui a permis de remporter, contre toute espérance, la première grande et décisive victoire de la guerre.

29 août. La journée commence tôt. A deux heures du matin, alors que tous les ordres vont être exécutés, que le groupe des divisions de réserve se croit couvert sur sa gauche par les Anglais, le général Lanrezac est prévenu que le maréchal anglais a refusé l'aide offerte par le général Douglas Haig.

 

 

Longtemps la légende a couru dans l'armée qu'en apprenant cette nouvelle si extraordinaire, si incompréhensible pour ceux qui ne connaissaient pas les instructions secrètes de French, que le commandant en chef de la Ve armée aurait pris le téléphone, aurait appelé le généralissime anglais pour essayer de le fléchir et que devant l'obstination de ce dernier, il aurait eu une attitude outrageante.

Les uns prétendaient que Lanrezac aurait interrompu la communication en criant le mot de Cambronne. Les autres, aussi bien renseignés, affirmaient qu'il aurait dit à French que " sa conduite était une traîtrise et une félonie ". Ceux qui colportaient ces ragots assuraient que le maréchal anglais outré avait demandé la tête de Lanrezac.

Ces bruits avaient fait le tour des états-majors et y avaient trouvé crédit. Quand Lanrezac fut destitué, quelques jours plus tard un colonel de l'état-major de l'armée Dubail rencontrant le fils du général lui dit : " Votre père a été relevé parce qu'il s'est empoigné avec les Anglais " et il lui conta l'anecdote de la traîtrise et de la félonie, version qui satisfaisait le Cdt Henri Lanrezac car elle sauvegardait la réputation militaire de son père. Nous verrons plus loin, par des témoins de cette affaire, qu'il n'y avait rien de vrai dans ces colportages.

Malgré cette défection Lanrezac va conduire sa bataille de façon à obéir au généralissime mais en s'arrangeant pour que l'exécution des ordres reçus ne compromette pas l'existence même de son armée.

Joffre, chauffé à blanc par son état-major, revient à la première heure au quartier général de Lanrezac avec l'intention bien arrêtée de ne pas hésiter et de limoger ce dernier. On lui a rebattu les oreilles que Lanrezac est un danger permanent pour l'armée, que sa prétendue clairvoyance n'est que du pessimisme qui le conduit à tout critiquer systématiquement. Bien plus, à l'arrière où l'on critique ouvertement le G. Q. G. que l'on rend responsable des premières défaites, on prononce pour remplacer le généralissime le nom d'un membre du conseil supérieur de la guerre, commandant d'une armée qui a eu le courage de crier casse-cou au grand état-major et qui a eu raison. Ce nom, c'est celui de Lanrezac. Joffre est décidé à se débarrasser du commandant de la Ve armée avant que celui-ci, poussé par son prestige, ne soit imposé à sa place. Mais pour ne pas reculer au dernier moment, il prend une précaution : il se fait accompagner par le commandant Gamelin qui ne cache pas son antipathie pour Lanrezac.

En passant, le généralissime s'arrête au poste de commandement de Franchet d'Esperey et lui demande s'il se sent capable de diriger une année. Ce dernier a bien compris de quelle armée, le cas échéant, il s'agirait et il répond par l'affirmative. Joffre se sent lié par la réponse sa question. Pendant que l'automobile les emmène, lui et Gamelin, il reste muet. Aussitôt arrivés au quartier général de Lanrezac et pour couper court à toute faiblesse, Joffre ordonne à Gamelin de demander au commandant de Marmies, de l'état-major de Lanrezac, de convoquer immédiatement Franchet d'Esperey pour lui confier la Ve armée. Cette fois, le sort en paraît bien jeté. Lanrezac vit ses ultimes minutes de chef d'armée. Ignorant du péril qui le menace, il prend ses dispositions pour que, soit à l'ouest, soit au nord, l'action engagée puisse conduire à infliger ici ou là un échec à l'adversaire. Il écoute les rapports de ses officiers, décide avec rapidité et sang-froid. Son calme méthodique impressionne le général en chef qui ne se laisse pourtant pas détourner de son intention car il sait qu'il lui sera impossible de trahir les espoirs de son état-major. Et pourtant, ce sera ainsi. JofFre repartira avant que Franchet d'Esperey ne soit arrivé pour ne pas le rencontrer et n'avoir rien à lui expliquer. Il se bornera à faire dire à de Marmies, par Gamelin, " d'arranger les choses ".

Ce sera tout. Comme la veille, le généralissime regagnera Vitry-le-François sans avoir osé destituer Lanrezac. Mais revenons aux opérations.

Dès 9 h 30 les divisions de réserve se mettent en mouvement, traversant l'Oise entre Moy-de-l'Aisne, à treize kilomètres de Saint-Quentin, et Ribemont. Le 18e corps suit et avance en combattant sur Saint-Quentin. Le 3e corps, à cheval sur l'Oise, avance sur Marcy et les avant-gardes françaises arrivent en vue de Saint-Quentin. De Neuville-Saint-Amand à deux kilomètres du faubourg d'Isles, celles-ci aperçoivent la ville dominée par sa basilique.

A ce moment von Bülow prend peur. Von Kluck, entraîné par son élan sur Amiens, a perdu le contact avec son voisin. Dans la faille qui se creuse, l'armée française va-t-elle se ruer, rejeter l'armée von Kluck sur la Manche et tourner von Bülow en remontant en direction du Catelet ? A tout prix, il faut empêcher cette catastrophe.

La violence de l'offensive de Lanrezac fait craindre le pire à von Bülow. Ce ne sont plus, comme sur la Sambre, ces sanglantes charges d'infanterie, drapeau en tête, clairons sonnant, tambours battant, sans préparation d'artillerie. Le général Sauret, commandant du 3e corps qui, pour faire sa cour aux " Jeunes Turcs " disciples du colonel de Grandmaison, avait désobéi aux instructions de Lanrezac et avait conduit au massacre ses plus braves régiments, sous le feu des mitrailleuses allemandes à Charleroi, vient d'être remplacé par le général Hache. Cette fois une préparation méthodique de l'artillerie ouvre la porte à l'infanterie et les pertes sont moins lourdes.

Von Bülow, éberlué, croit à une offensive générale avec des forces nouvelles et un matériel plus important. Il appelle von Kluck au secours et celui-ci lui envoie la moitié de son 9e corps, ce fameux corps que Joffre affirmait être resté devant Maubeuge et qui, ironie du sort, vient de renforcer le 7e corps que le généralissime français croyait aussi à Maubeuge.

Pendant ce temps, autour de Guise, le 10e corps et la garde impériale attaquent le 10e corps français qui recule. A dix heures du matin un régiment de cette dernière unité n'avait plus qu'un officier et 400 hommes. Un autre n'avait plus que six officiers et 700 hommes. Le commandement du 10e corps avise le général Lanrezac qu'il ne peut plus tenir et appelle au secours.

C'est alors que Lanrezac se révèle un grand capitaine.

 

Il intercale son 1er corps entre le 3e et le 10e. Le 1er corps ce sont 30 000 hommes de troupes fraîches, des hommes du département du Nord animés d'une ardeur furieuse à la pensée que l'ennemi a envahi leur terre natale et menace leurs foyers. Ce renfort stoppe l'offensive allemande. Le 3e corps glisse vers la droite pour épauler le 1er corps vers Jonqueuse.

Il faut quand même faire la part du feu. L'offensive vers Saint-Quentin ne peut être menée que par le 18e corps et les divisions de réserve contre les 7e, 10e corps de réserve et 9e corps allemands. Les Français doivent céder du terrain pour s'arrêter à l'Oise.

A ce moment, le front allemand (voir carte) qui avait atteint Mont d'Origny, Le Hérie, Sains-Richaumont, avec un décrochement en arrière sur Lemé, Voulpaix, Haution, Etréaupont, reflue vers le nord. A l'extrême gauche allemande, la cavalerie française charge le flanc de la Garde prussienne qui, prise de panique, s'enfuit et repasse l'Oise, entraînant à sa suite les corps voisins.

Pour la première fois depuis le début de la campagne, la poitrine du soldat français se gonfle d'orgueil. L'Allemand a reculé et qui plus est, la garde, la célèbre et terrible garde prussienne. La nouvelle s'en répand comme une traînée de poudre sur tout le front.

A l'époque même où se déroula la bataille de Guise, certains ne s'étaient pas trompés sur la valeur qu'il fallait lui attribuer. Le commandant Henri Lanrezac rapporte que le soir ses camarades, en plaisantant, le surnommaient " le duc de Guise ".

Le général Lanrezac avait su conduire ses soldats sur le chemin de la victoire, une victoire si grosse de conséquences pour l'ennemi que le lendemain, sur les ondes, courait ce radio confidentiel allemand : " Dissimulez aux troupes l'échec de notre aile droite. "

La bataille de Guise a marqué, dans le cours des opérations, un tournant décisif . Elle a prouvé : aux Allemands qu'ils n'étaient pas invincibles, aux soldats français qu'ils étaient capables de triompher et au monde que tout n'était pas perdu pour la France.

Au point de vue stratégique, ses suites furent d'une importance capitale. A Guise les Allemands ont été obligés à changer de direction. L'aile droite allemande (1re armée de von Kluck) marchait vers le sud-ouest en direction de Rouen quand, brusquement, après avoir traversé Amiens, elle se retourna comme un serpent sur la queue duquel on a marché et obliqua franchement vers Montdidier et Compiègne, c'est-à-dire vers le sud-est.

Les critiques militaires se sont longtemps demandé pourquoi l'aile droite allemande, abandonnant le plan von Schlieffen et l'enveloppement du camp retranché de Paris par la Normandie, s'était dirigée vers Senlis et Meaux.

A l'ouest, aucun obstacle n'était venu contrecarrer les plans de von Kluck. Les territoriaux du général d'Amade, mal équipés, mal armés, sans entraînement et trop vieux, ne pouvaient résister aux corps actifs dotés d'un excellent matériel et supérieurement entraînés de von Kluck. Aussi ce dernier les avait bousculés dans la région de Lille et autour de Bapaume.

La VIe armée française du général Maunoury, en voie de réunion autour de Longueau, à 4 km d'Amiens, n'avait encore pu aligner que le 7e corps actif transporté par chemin de fer depuis Belfort. Ce corps avait été culbuté autour de Proyard le 29 août et entamait une retraite difficile sur Paris.

Aucun barrage ne pouvait inquiéter ou arrêter von Kluck dans son vaste mouvement enveloppant par la basse Seine. Cependant, il quittait Amiens pour se retourner et marcher vers le sud-est. Il abandonnait même les prisonniers réunis dans la région, comme s'il était dans l'obligation absolue de se débarrasser de tout ce qui pourrait retarder sa marche dans cette nouvelle direction.

Ce n'était pas par caprice ni par fantaisie que von Kluck tête froide qui n'agissait que mû par la plus stricte logique avait pris cette décision de faire bifurquer son armée vers le sud-est. Quel événement avait alors dicté le comportement du général allemand ? Il n'y a qu'une réponse : c'est la victoire du général Lanrezac à Guise le 29 août 1914.

On a écrit de la bataille de Guise qu'elle avait été un grand succès tactique mais un échec stratégique parce qu'elle n'avait pas réussi à écarter la menace d'enveloppement et que l'armée française était condamnée à continuer sa retraite jusqu'entre Marne et Seine. C'est un jugement superficiel. Guise est une victoire tactique évidente mais aussi une victoire stratégique indiscutable parce que sans ce succès de la Ve armée, la Marne n'aurait jamais été possible.

Une bataille ne commence pas à l'heure on est tiré le premier coup de canon sur le terrain. Elle se prépare longtemps à l'avance, par des marches d'approche, des feintes, des manœuvres et quelquefois des retraites. Ce fut le cas d'Austerlitz, le chef-d'œuvre napoléonien. L'empereur alla chercher les Austro-Prussiens en Moravie à Olmutz, puis manœuvrant habilement en retraite, il les attira sur le champ de bataille qu'il avait choisi quinze jours plus tôt. La bataille ne commença pas le 2 décembre devant le plateau de Pratzen, mais à la mi-novembre. Sedan aurait été impossible sans les manœuvres d'approche secrètes conçues et réalisées par Moltke. De même, la bataille de la Marne n'a pas commencé le 5 septembre à 11 h 45 au nord-ouest de Meaux, mais sur l'Oise, autour de Guise, le 29 août.

Le communiqué officiel du 31 août annonçait :

" Une bataille générale a été engagée avant-hier dans la région de Saint-Quentin-Vervins, cette bataille a été marquée pour nous par un succès important sur notre droite 1, où nous avons rejeté la garde prussienne et le 10e corps dans l'Oise... Par contre et toujours en raison des progrès de l'aile droite allemande, où nos adversaires ont réuni leurs meilleurs corps d'armée, nous avons dû marquer un nouveau mouvement de recul. "

Mais à ne fréquenter que les états-majors et les commandants en chef nous n'aurions qu'une idée fausse de la guerre, une vue tout intellectuelle qu'ignore le soldat pour qui elle est faite de sueur et de sang et qui ne connaît des opérations auxquelles il participe que l'étendue de terrain que peuvent scruter ses yeux.

Voici comment s'est déroulée pour le sergent Georges Pettgen, du 45e régiment d'infanterie, la bataille de Guise : " Dans la nuit du 29 au 30 août, notre section est en avant-garde, à la ferme de " La Bretagne " située sur la route nationale à 500 mètres de la sortie nord de Le Hérie. Nos sentinelles sont placées en éventail autour des bâtiments, face à Guise occupée par l'ennemi depuis la veille.

" Le 30, au lever du jour, nous constatons la présence des Allemands à quelques centaines de mètres de nous : ils ont progressé durant la nuit en direction du sud et occupent toutes les hauteurs devant nous. Bientôt les coups de feu commencent, s'intensifient rapidement, se propagent partout. Nous quittons la ferme, descendons vers une cuvette, remontons légèrement la pente et restons accrochés en tirailleurs le long d'un talus orienté est-ouest. Notre compagnie s'appuie sur la route et regarde maintenant la ferme de " La Bretagne ".

" Nous sommes bien engagés dans la bataille et resterons fixés là jusqu'à la fin de l'après-midi. Partout, à droite, à gauche, devant nous, jusqu'aux points les plus éloignés où portent nos regards, la campagne est couverte de fantassins français à notre hauteur, de fantassins allemands en face.

" Des deux côtés, les troupes sont déployées en tirailleurs. Le feu devient de plus en plus violent. Les cibles sont apparentes et on tire " dans le tas ". Nous sommes aussi très " arrosés ". A flanc de coteau, les sections allemandes, en rangs serrés, non déployées, avancent en rampant, rejoignant peu a peu leurs lignes de tirailleurs. Les balles sifflent dru. Le tambour de la section a sa caisse trouée. L'artillerie ennemie, abritée dans les vallons, reste invisible mais nous envoie de nombreux 77 à shrapnels.

" Nous brûlons des quantités de munitions. Les fusils sont chauds. Les étuis s'accumulent en lignes continues. Jamais nous n'avons vu autant d'ennemis devant nous.

" Dans la matinée un incendie fait rage derrière nous à l'entrée nord du village : c'est une ferme qui brûle et les blessés qui s'y étaient réfugiés s'en échappent s'ils le peuvent mais les autres périront.

" Ce 30 août est un dimanche. La température est accablante. De nombreux camarades sont frappés d'insolation et transportés vers l'arrière. Nous " crevons " littéralement de soif .

" Vers la fin de l'après-midi nous reculons sur la route de Le Hérie et atteignons les maisons du village et leurs jardins. Nous pouvons enfin nous rafraîchir en mangeant des fruits, des tomates et carottes et en suçant des feuilles de salade. Tout le vallon d'est en ouest sépare les masses de combattants : les Allemands sur les pentes sud, les Français sur les pentes nord.

" La fusillade continue avec intensité et les deux artilleries donnent sans arrêt. Le combat ne s'est arrêté qu'à la tombée du jour et nous sommes restés sur le terrain pour y passer la nuit.

" Aux premières heures du lendemain 31, nous battons en retraite par la route nationale jusqu'à Marle où nous voyons des milliers de civils fuyant vers le sud-ouest. Suivant les consignes reçues, nous les bloquons au passage à niveau, près de la gare, afin de permettre aux troupes et à leurs convois de continuer leur repli. "

Du 28 au 31 août, la bataille de Guise, sur son vaste front de 25 kilomètres d'ouest en est, devait coûter la vie à neuf mille combattants, français et allemands, qui sont inhumés dans les trois cimetières du Sourd, de Meunevret et de la Désolation, à deux kilomètres au sud de Guise.

Quel souvenir conserve le sergent Pettgen de ces combats meurtriers ?

" C'est d'abord, dit-il, qu'aucun de nous, même pas notre capitaine, ne se rendait compte exactement de l'ampleur de la bataille à laquelle nous participions ni de l'étendue de son front. Nous ne l'avons su que longtemps après.

" Ensuite, c'est que nous n'aurions jamais vu autant de troupes en action. Sur l'ensemble visible du champ de bataille, on pouvait apercevoir des milliers et des milliers de fantassins. Dix jours après, en reprenant l'offensive du 5 au 13 septembre, nous poursuivrons l'ennemi dans des formations moins denses et moins nombreuses. Trois semaines plus tard commencera la guerre de tranchées et l'ennemi restera invisible. "

La guerre du soldat comporte aussi des souvenirs frivoles. Le sergent Edmond Bloch (Sergent Bloch du 287e régiment de réserve de Saint-Quentin, groupe des divisions de réserve du général Valabrégue.) a noté dans son calepin à la date du 30 août :

" Le lieutenant ayant été tué, l'adjudant Massonet commande la section à sa place. Il faut organiser défensivement la lisière d'un bois, sur un plateau à 40 mètres au bord de la pente qui descend vers la vallée. On a creusé une rigole avec des sacs pour protection. Mais l'ennemi peut nous surprendre. Que faire ? on se résout à faire monter dans un arbre un élagueur professionnel chargé de surveiller la déclivité.

le capitaine arrive : " Bravo, vous êtes inexpugnables. "

A ce moment, on entend un craquement dans l'arbre. Le capitaine lève les yeux :

- Qu'est-ce que vous faites, là-haut ?

- C'est un guetteur, mon capitaine, répond-on pour lui. - Mais c'est insensé, reprend le capitaine. Vous risquez de déchirer votre pantalon. Si tous les soldats en faisaient autant l'armée serait en loques. Allez, descendez vivement."

Autre souvenir du sergent Bloch :

Dans la nuit du 22 au 23 août, le capitaine qui remplacé le chef de bataillon tué la veille rassemble ses sous-officiers et leur dit : " Mes garçons, les gradés doivent donner l'exemple. Vos hommes sont à bout de forces, à vous de monter la garde à leur place pour qu'ils se reposent."

Et les sous-officiers ont passé la nuit à veiller, enveloppés de couvertures, assis sur des chaises. Le lendemain, à l'aube, nous repartions pour la retraite interminable."

 

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