LA BATAILLE DE GUISE (Vue par le Général Lanrezac)

Extrait du livre :

LE PLAN DE CAMPAGNE FRANÇAIS ET LE PREMIER MOIS DE LA GUERRE

2 Août - 3 septembre 1914

 

Le Général Lanrezac a écrit ce livre, présenté sur ce site, à Neuilly, il la terminé le 30 juin 1916 et rectifié en janvier et en mai 1917, donc deux ans et demi seulement après les événements (et donc avant les commentaires des historiens). Il est important de noter, dès avant le début du conflit, le désaccord sur l'approche stratégique avec le général Joffre, ce désaccord est celui d'un ancien instructeur de l'Ecole Militaire reconnu pour ces compétences. Ce texte souligne le manque de réalisme du plan XVII et de la stratégie retenue par le Général Joffre et son état-major ainsi que sa lenteur à prendre conscience de l'enveloppement par la Belgique. On peut noter aussi le scepticisme et les critiques sous-jacentes à l'égard des Britanniques, le réalisme sur les armements respectifs des belligérants, la non complaisance avec ses unités engagées sur la Sambre. Ce livre a été publié en 1920 chez Payot.

 

CHAPITRE VII

 

DU 24 AU 30 AOUT

 

Combat de Guise.

 

24 août. Les troupes de la Ve armée se relient vers le sud avant le jour. Le mouvement s'effectue avec assez de bonheur; le 3e corps lui-même, tombé un moment dans une confusion extrême près de Walcourt, parvient à sortir d'embarras sans dommage grave.

 

Nos arrière-gardes contiennent aisément les avant-gardes allemandes qui ne déploient du reste qu'une activité restreinte : il en sera ainsi jusqu'à la bataille de Guise. Je suis confirmé dans cette idée que l'ennemi n'a qu'un désir : que nous nous attardions devant lui, jusqu'au moment où sa droite, victorieuse des Anglais, nous aura ,débordés si complètement que nous ne puissions plus échapper à son étreinte.

 

Dans la soirée, l'armée est rétablie sur la ligne Givet-Maubeuge.

 

Les Anglais, aux prises avec des forces très supérieures (armée von Kluck), ont eu des engagements assez sérieux, paraît-il; leur droite a bien tenu au nord de Maubeuge, mais leur gauche, pour ne pas être tournée, a été contrainte de céder du terrain.

 

Le 24 au soir, avisé, que l'armée britannique allait rétrograder jusqu'à 1a position Le Cateau-Cambrai, J'avais déjà donné mes ordres pour que la Ve armée, le 25, se repliât sur le front Avesnes Marienbourg, lorsqu'on me dit (l'officier anglais attaché à mon état-major), " que chez nos alliés, on a le sentiment qu'on eût " boulé " (sic) les Allemands si nous n'avions pas battu en retraite, "

 

Je crois devoir prendre mes dispositions pour exécuter un retour offensif avec ma gauche au cas où le maréchal French voudrait contre-attaquer :

 

Le 18e corps, renforcé d'une division d'Afrique retirée au 3e corps, se tiendrait prêt à prendre l'offensive de Beaumont vers le nord, tandis que le groupe des deux divisions Valabrègue se porterait au nord de Maubeuge, à la limite de la zone protégée par le canon de la place, afin d'assurer la liaisons entre le 18e corps et les Anglais.

 

 

Ces derniers, en réalité, ont pris 1e parti très sage de se reporter tout d'une traite jusqu'à la position Le Cateau-Cambrai. Le maréchal French, considérant la situation générale et s'inspirent des instructions de son gouvernement, a résolu de refuser désormais le combat, et en conséquence de battre en retraite aussi loin et aussi vite qu'il faudra pour cela.

 

Aussitôt prévenu, je donne contrordre au 18e corps et aux divisions Valabrègue.

 

Il m'est revenu, qu'au G.Q.G. régnait de l'irritation contre moi, qu'on accuse de manquer d'esprit offensif; pour préciser mes intentions, je fais connaître " que je continuerai ma retraite jusqu'à ce que j'aie ramené mon armée, sur un front d'attaque dans un terrain où mon artillerie puisse intervenir avec avantage."

 

23 août. - Comme je l'ai dit plus haut, les Anglais, le 25 août, se retirent vers 1a position Le Cateau-Cambrai, leurs corps de droite (1er corps, Sir Douglas Haig) allant par Maubeuge sur Landrecies et Le Cateau; la Ve armée se replie sur la ligne Avesnes-Marienbourg, son Q.G., à Vervins.

 

La Ve armée doit passer tout entière par la région comprise entre la Sambre et les forêts à l'ouest de la Meuse, région difficile et ne présentant qu'un très petit nombre de chemins conduisant vers le sud; le mouvement s'exécute dans des conditions extrêmement pénibles.

 

D'autre part, la situation générale est telle qu'il eût mieux valu que notre aile gauche, armée britannique et Ve armée, se retirât, non vers le sud, mais vers le sud ouest, de telle sorte qu'elle pût plus facilement s'opposer au mouvement débordant adverse, s'il se continuait, comme il était probable.

 

Les Anglais pouvaient-ils se replier plus complètement vers l'ouest, du côté de Cambrai ? Je le crois, mais n'en suis pas absolument sûr, ignorant dans quelles conditions exactement ils on ont été engagés au cours des journées des 22, 23 et 24 août.

 

En outre, je ne sais pas si notre G. Q. G. pouvait, en temps utile, c'est-à-dire dès le 23 au soir, donner l'orientation convenable aux Anglais et à la Ve armée.

 

Je tiens à spécifier sous quelles réserves j'ai, formulé l'opinion ci-dessus.

 

Des éléments du 1er corps anglais viennent buter sur les divisions Valabrègue dans le voisinage de la Sambre; il 'en résulte de grands embarras, et partant beaucoup de fatigue et de retards tant pour les troupes anglaises que pour les nôtres.

 

J'ordonne que le 26 août, la Ve armée se reportera sur la ligne le Cateau-Nouvion-la Capelle-Hirson-Rocroi; la division de cavalerie Abonneau, qui m'est rendue, se placera à la droite pour assurer la liaison avec la IVe armée.

 

Le corps Sordet, qui devait gagner la gauche de l'armée britannique en passant derrière elle, n'a pu effectuer le mouvement, par suite de l'arrêt de nos alliés le 23 et de leur retraite les 24 et 25 ; il a reculé sur Guise.

 

Au cours de la nuit, comme des renseignements (inexacts d'ailleurs) font craindre que les Allemands, qui ont suivi vivement la droite anglaise en passant à l'ouest de la forêt de Mormal, ne débouchent par Landrecies pour se glisser entre cette droite et la gauche de la Ve armée, je prescris .au 18e corps et aux divisions Valabrègue de se tenir en mesure de contre-attaquer de ce côté, s'il le faut.

 

26 août. - Voulant suivre de près l'action de ma gauche, le 26 au matin, je me rends à Etroeungt et de là au Nouvion où je m'abouche avec le général commandant le 18e corps. J'apprends, que les Anglais sont toujours à Landrecies, où " ils ont mis à mal une avant-garde allemande arrivée là de nuit en automobiles " (Je relate ce renseignement tel qu'il me parvint alors, sans garantir son authenticité.). J'annule les ordres donnés au 18e corps et aux divisions Valabrègue auxquels je prescris de se 'replier derrière la forêt du Nouvion pour rester en liaison avec la droite anglaise qui va rétrograder sur Wassigny et Guise.

 

 

Au Nouvion, me parvient une note du général Joffre, qui me convoque à Saint-Quentin au Q. G. du maréchal French; en même temps on me remet une directive du G. Q. G. datée du 25 août, 22 heures, et disant (en substance) :

 

1. " La manœuvre offensive projetée n'ayant pu être exécutée (Quel euphémisme !), les opérations ultérieures seront réglées de manière à reconstituer, à notre gauche, par la jonction des IVe et Ve armées, des Anglais et des forces nouvelles prélevées dans la région de l'Est, une masse capable de reprendre l'offensive, pendant qu'à notre droite, les Ire, IIe et IIIe armées contiendront, pendant le temps nécessaire, les efforts de l'ennemi qu'elles ont en tète "

 

II. Aile droite. - Les Ire et IIe armées maintiendront donc les forces adverses en Lorraine et au débouché sud de l'Alsace, défendant leur terrain pied à pied et utilisant comme réduits les régions fortifiées de Belfort, Épinal et Toul.

 

La IIIe armée, appuyant sa droite à la région fortifiée de Verdun, défendra la zone entre Meuse et Aisne, sa gauche, en potence, tenant l'Argonne soit vers Grandpré, soit vers Varennes et Sainte-Menehoulde, selon que la droite de la IVe armée se maintiendra sur l'Aisne de Rethel à Vouziers ou qu'elle se retirera sur la position de Reims.

 

III. - Aile gauche. 1° Dans leur mouvement de repli, les IIIe, IVe et Ve armées devront opérer en liaison constante (Et l'armée anglaise, est-elle donc libérée de l'obligation de lier ses opérations à celles des groupes voisins ? ou faut-il croire qu'elle se refuse à accepter les suggestions du général Joffre ?). Elles se couvriront par des arrière-gardes laissées à toutes les coupures favorables du terrain, de façon à utiliser tous les obstacles pour arrêter par des contre-attaques courtes et violentes, dont l'élément principal sera l'artillerie, la marche de l'ennemi ou tout du moins la retarder (Textuel.).

 

2) La Ive armée fera tête sur l'Aisne de Berry-au-Bac à Vouziers; au cas où elle serait contrainte, elle rétrograderait jusqu'à la position Berry-au-Bac-Reims-Châlons, où elle se tiendrait prête à reprendre l'offensive.

 

A la Ve armée, la droite occupera "la ligne La Fère-Laon-Craonne (front défensif)", la gauche (le gros) s'établira à cheval sur la Somme supérieur à la hauteur de Saint-Quentin. La droite, à l'Oise prés de Moy, la gauche à l'Omignon en face de Vermand, toutes mesures prises pour déboucher en direction générale de Bohain.

 

L'armée britannique se repliera sur la Somme entre Ham et Bray.

 

Une nouvelle armée, la VIe, formée sous les ordres du général Maunoury avec des éléments prélevés sur les diverses parties du front et transportées en chemin de fer, se rassemblera, du 27 août au 2 septembre, soit, si possible, en avant d'Amiens, la droite à Corbie et la gauche à Domart-en-Ponthieu, soit dans le cas contraire, derrière la Somme, la droite à Villers Bretonneux, la gauche à Picquigny.

 

Le corps de cavalerie Sordet se placera à la gauche de la Vie armée, initialement derrière l'Authie.

 

Enfin le groupe de divisions territoriales d'Amade, renforcé de deux divisions de réserve, bordera la Somme entre Amiens et la mer pour barrer la voie à la cavalerie allemande et à ses soutiens d'infanterie.

 

"Toutes les positions indiquées devront être organisées avec le plus grand soin, de manière à pouvoir offrir le maximum de résistance à l'ennemi".

 

3° Le moment venu, la gauche de la Ve armée prenant l'offensive en direction générale de Bohain, les Anglais, la VIe armée et le corps Sordet marcheront à l'attaque, soit vers le front Le Catelet-Bapaume-Arras, soit vers 1e front Bertincourt-Arras-Saint-Pol, selon que la nécessité d'atteindre l'extrême droite adverse l'exigera.

 

Dans la situation critique où- nous sommes, le général Joffre n'a qu'un parti à prendre, un seul contenir l'ennemi sur notre frontière fortifiée de l'Est avec une aile droite, dont la force sera réduite au strict nécessaire, pour fournir le plus de. renforts possible à l'aile gauche, et ramener celle-ci assez en arrière pour se donner le temps de la reformer à l'ouest de Verdun et de faire arriver à sa gauche une nouvelle armée capable de tenir tête à la droite allemande qui débouche entre Maubeuge et Lille,

 

Les armées de l'aile gauche devront rétrograder jusqu'à ce qu'elles trouvent des positions fortes, suffisamment reculées pour que nos troupes aient le temps de s'y établir, et qui couvrent encore Paris à bonne distance. La ligne où il conviendrait de s'arrêter est sans conteste celle, formée par la Somme, les hauteurs de Laon et l'Aisne (ou les hauteurs de Reims si l'Aisne n'est pas tenable); tous les hommes de mérite, qui ont écrit sur la défense du nord de la France depuis trois siècles, sont unanimes sur ce point (Voir le mémoire du Général Séré de Rivière). La question est de savoir si on pourra occuper la, ligne indiquée, avant que l'ennemi soit en mesure d'attaquer en force; cela est assez douteux; mais peu importe, car, dans une telle conjoncture, il faut escompter toute sa chance; le commandant en chef a donc parfaitement raison de proclamer bien haut sa volonté de s'arrêter là pour prendre aussitôt la contre-offensive. Si l'on est pris de court et qu'il faille rétrograder plus loin, on aura toujours le temps de s'y résoudre et de donner les ordres nécessaires.

 

Le plan adopté imposé par les circonstances, très simple à concevoir, est par contre d'une exécution extrêmement difficile. Le plus important des problèmes qui se posent est la formation rapide d'une armée d'extrême gauche assez forte pour s'opposer victorieusement au mouvement débordant de la droite allemande. Ce problème, le G. Q. G. ne réussit pas à lui donner une solution satisfaisante :

 

L'armée ne sera en place que tardivement et n'aura pas la force qu'exigerait la situation (L'armée Maunoury (VIe) comprendra tout d'abord le 7e Corps et 2 divisions de réserve pris au groupe d'Alsace et 2 divisions de réserve tirées de la IIIe armée; elle sera renforcée un peu plus tard seulement pour la bataille de l'Ourcq, par le 4e corps emprunté à la IVe armée).

 

On ne pourra pas s'arrêter sur le front Amiens Laon-Reims, en devra reculer jusqu'à la Seine.

 

Je ne. me permettrai pas de blâmer le G. Q. G. à cet égard, car les éléments d'appréciation me manquent pour juger s'il était possible de faire mieux; je constate seulement combien était difficilement réparable l'erreur commise au début de la guerre en déployant toutes nos armées de Belfort à Mézières dans un dispositif purement linéaire avec le centre de gravité des forces beaucoup trop engagé vers le sud : erreur procédant d'abord du faux calcul qui avait fait admettre à priori qu'on n'avait point à se préoccuper le moins du monde de l'éventualité d'un grand mouvement exécuté par les Allemands à l'ouest de la Meuse inférieure (à travers la Belgique), et, ensuite, d'une fausse doctrine de guerre attribuant à l'offensive frontale une efficacité qu'elle ne saurait avoir désormais avec la puissance formidable de l'armement et la grandeur des masses mises en œuvre par les belligérants.

 

D'autre part, l'étude des prescriptions de la directive du 25 août, relatives à l'organisation de la retraite de la Ve armée et de l'armée anglaise, prouve que le G. Q. G., à ce moment, (25 août, 22 heures) était loin de voir la situation de ces armées sous son vrai jour. En effet la directive prescrit que le gros de la Ve armée ira se placer à 1'ouest de l'Oise sur 1e front Moy-Saint-Quentin-Vermand et que les Anglais s'établiront à sa gauche entre Vermand et Bray-sur-Somme; or, il est évident que les Allemands vont poursuivre à toute vitesse leur mouvement débordant sur la gauche de l'armée britannique, de telle sorte que celle-ci, qui avait déjà dû appuyer vers l'Est et coller à la gauche de la Ve armée sera contrainte d'appuyer davantage encore de ce côté. Son corps de gauche s'étant porté le 25 sur Cambrai, tandis que le corps de droite allait sur le Cateau, dés l'instant où le groupe d'Amade n'est pas en mesure d'enrayer les progrès des Allemands à l'ouest de la route Cambrai-Saint-Quentin, il est inévitable que le corps de gauche rétrograde sur Saint-Quentin, tandis que le corps de droite continuera sa retraite par la vallée de l'Oise en aval de Guise, de telle sorte que la Ve armée aura la voie barrée.

 

Si le G. Q. G. eût lancé le 23 août au soir un ordre prescrivant aux Anglais de rompre le combat et de se replier lestement de Mons sur Cambrai, tandis que la gauche de là Ve armée irait sur Caudry et le Cateau, il est probable que nous aurions pu réaliser ces dispositions du 24 au 26, ce qui nous aurait mis à même, le maréchal French et moi, de remplir les intentions parfaitement logiques exprimées dans la directive du 25.

 

Qu'on observe, qu'au moment même où je reçois la directive en question, les Allemands attaquent déjà les Anglais, leur effort principal se développement dans la région de Cambrai contre la gauche de ceux-ci, qui vont être acculés à la nécessité de rétrograder en hâte pour aller se rétablit sur le front Vermand-Saint-Quentin-Ribemont. Donc, le 26 août, lorsque me parvient la directive du 25, elle n'est déjà plus exécutable sans de grandes, modifications.

 

Le corps Sordet a pu enfin se dégager de l'Oise et se porter à la gauche de l'armée anglaise où son action peut se manifester très utilement le 26.

 

Je pars pour Saint-Quentin en automobile avec le général Hély d'Oissel et le capitaine Besson. Nous arrivons vers 11 heures et sommes introduits chez le maréchal French où se trouvaient déjà les généraux Joffre et d'Amade.

 

Je me figurais que le commandant en chef allait nous donner de vive voix des instructions pour les opérations en cours; grande était mon erreur. Après un échange de salutations, le général Joffre se renferme dans un mutisme complet qui me produit l'impression la plus pénible.

 

Le général d'Amade me conte que " les territoriaux ", dont on lui a confié le commandement, ont " lâché pied à la vue de la cavalerie allemande et qu'il n'y a rien à en faire avant de les avoir mis en main et pourvus d'artillerie et de mitrailleuses."

 

Le maréchal French continuant à se faire attendre, j'en profite pour exposer au commandant en chef les observations que m'a suggérées directive du 25 août, faisant ressortir l'impossibilité où je serai de faire appuyer ma gauche sur Saint-Quentin puisque, les Anglais me barrent voie; il me répond :

 

C'est entendu, votre gauche ira, non plus sur Saint-Quentin, mais sur La Fère.

 

La scène se passe dans une salle de billard.

 

Le maréchal French se présente enfin avec son chef d'état-major; il prend aussitôt la parole, et, sur un ton très vif, expose que son armée, les 23 et 24 août, s'est trouvée, aux prises avec au moins quatre corps d'armée allemands renforcés d'une nombreuse cavalerie.

 

Le général Joffre, ne soufflant mot, le maréchal s'accoude sur le billard, et, s'adressant. au général, lui dit (textuellement) :

 

- Mon général, quel est votre plan ?

 

- Comment, réplique le général Joffre tout décontenancé, mon plan?

 

- Oui, reprend le maréchal, ce n'est pas le premier ?

 

Assurément non, dit le général Joffre; notre tentative de prendre l'offensive en partant de nos emplacements de concentration n'ayant pas réussi, nous allons reculer jusqu'à la position Saint-Quentin-La Fère-Laon pour nous y rallier et prendre ensuite l'offensive, de concert avec une nouvelle armée, la VIe qui se placera à. la gauche l'armée anglaise. Mais n'avez-vous pas reçu directive du 25 ?

 

Le maréchal se tourne alors vers son chef état-major, qui dit avoir reçu en effet le document en question.

 

La scène se passe de commentaire.

 

Le maréchal French reprend la parole et dit au général Joffre :

 

Mon général, vous déjeunez avec moi !

 

Le général Joffre accepte.

 

Le maréchal fait la même invitation aux généraux d'Amade, Hély d'Oissel et moi; je m'excuse, en alléguant que ma présence est indispensable, à mon Q. G.

 

Le maréchal French est manifestement de mauvaise humeur, et cela s'explique. Le gouvernement britannique voulait primitivement que son armée se réunît auprès d'Amiens; sur nos instances, appuyées, il faut le dire, par le maréchal, il avait consenti à ce que la réunion s'effectuât plus en avant, dans la zone le Cateau-Cambrai. Le général Joffre pensait que les Anglais seraient là dans un secteur tranquille, où ils pourraient en toute sécurité se rassembler, puis entamer leurs premières opérations, car, à son avis, le mouvement offensif allemand ne s'étendrait pas au delà de la Meuse en aval de Mézières, si bien que sur la rive gauche du fleuve, on aurait tout plus à craindre un raid de cavalerie appuyée par quelque soutien d'infanterie. Or, on le sait, hélas ! les événements avaient pris de suite une tournure bien différente. L'armée britannique, portée sur Mons le 22 août, avait dû s'y mettre en bataille pour y ,recevoir l'attaque de forces allemandes plus que doubles, dont les premières étaient arrivées sur elle le 23 au soir. Toute la journée du 24, elle avait tenu bon, défendant son terrain pied à pied; mais, vivement pressée de front, en même temps qu'elle était menacé d'être débordée à gauche, elle avait rompu le combat le 25 au matin et s'était repliée sur la position Le Cateau-Cambrai.

 

Le maréchal French n'est pas content; il le sera moins encore un instant plus tard quand il apprendra que son armée, rejointe par les Allemands, est sérieusement engagée, et que sa gauche est en grand péril.

 

J'arrive à mon Q G. d e Vervins à 15 heures. On m'apprend ce qui s'est passé depuis le matin à l'armée anglaise. Si vite qu'elle ait marché le 25, elle n'a pas réussi à se dégager de l'étreinte des Allemands qui l'ont attaquée le 26 au matin. La droite (1er corps) a si bien tenu que les divisions Valabrègue, qui avaient pris leurs dispositions pour l'appuyer, n'ont pas eu à intervenir. La gauche (2e corps, 19e brigade et cavalerie Allemby, le gros en somme), a voulu faire tête près de Cambrai; assaillie de front et débordée sur sa gauche, elle n'a pu se dégager qu'à grand-peine après avoir subi des pertes cruelles; l'arrivée opportune du corps de cavalerie Sordet à sa gauche a facilité sa retraite. L'armée britannique se replie vers le sud, sa gauche allant sur Saint-Quentin) sa droite prenant par la vallée de l'Oise et collant ainsi à la gauche de la Ve armée. Cela était fatal dès l'instant où il ne nous avait pas été possible de constituer à la gauche de nos alliés un groupe de forces capable de contenir le mouvement débordant adverse.

 

Par contre, le général de Langle me fait savoir que son armée, repliée sur la Meuse, contient les corps allemands qui lui sont opposés, et que sa gauche, 9e division de cavalerie et 9e corps, va s'étendre au nord-ouest de Mézières pour se lier à ma droite.

 

On commence à posséder sur les Allemands qui opèrent à l'ouest de la Meuse des renseignements d'une précision relative.

 

Ils mettent en action trois armées :

 

Au centre, l'armée von Bülow, contre laquelle notre Ve armée a eu à combattre sur la Sambre les 21, 22 et 23 août;

 

A droite, l'armée von Kluck, qui opère contre lés Anglais;

 

A gauche, l'armée von Hausen qui, réunie initialement entre Marche et Dinant, a commencé à franchir la Meuse le 25 août et porté sa tête vers Rocroi.

 

On estime que von Kluck et von Bülow ont ensemble 9 à 10 corps, abstraction faite des groupes laissés en observation devant les Belges et devant Maubeuge; quant à l'armée d'Hausen, elle serait formée des trois corps saxons.

 

Von Kluck suit les Anglais sur les talons, sa droite débordant constamment leur gauche; l'armée von Bülow, dont les avant-gardes suivent, sans hâte, les arrière-gardes de notre Ve armée, semble glisser vers l'ouest pour rester liée à von Kluck et faire place, entre elle et les forêts de la rive gauche de la Meuse, à l'armée von Hausen.

 

Maubeuge est investie (par le 7e corps allemand de réserve et quelques autres fractions).

 

Il est évident que nos adversaires vont continuer sans arrêt leur manœuvre débordante en lui donnant plus de développement encore vers l'ouest.

 

J'estime qu'il importe de replier sans tarder la Ve armée derrière la ligne formée par l'Oise, de Guise au confluent du Thon, et par cette rivière, jusqu'à hauteur d'Aubenton.

 

Le gros serait groupé, le 27, sur un front d'une trentaine de kilomètres dans la région Origny-Sains-Vervins, suffisamment ouverte pour que notre artillerie soit à même d'y donner son rendement maximum. L'armée s'arrêterait là un ou deux jours, les 28 et 29, et y trouverait, peut-être l'occasion d'exécuter contre l'armée de Bülow quelque remise de main vigoureuse qui retarderait cette armée, et, par contrecoup, celle de von Kluck, dégageant ainsi momentanément les Anglais.

 

Elle pourrait tenter le coup sans risque majeur pourvu que les Anglais, soutenus sur leur gauche par les premiers éléments de l'armée Maunoury, ne se retirassent pas trop loin de Saint-Quentin, et que la gauche de l'armée de Langle pût contenir les Saxons d'Hausen.

 

Malheureusement, les nouvelles reçues dans là soirée du 26 et la matinée du 27 (recul des Anglais vers La Fère et resserrement de l'armée dé Langle vers l'est) me convaincront de la nécessité de continuer la retraite sur Laon sans désemparer, à moins d'un ordre exprès du G. Q. G.

 

27 AOUT. - Le Q.G. de l'armée est transféré à Marles.

 

Les ordres pour la continuation de la retraite sont préparés :

 

La Ve armée, le 28, reculerait jusqu'à la ligne Montcornet-Marles-Ribémont et passerait derrière la Serre le 29.

 

Le colonel (d'artillerie) Alexandre, officier de liaison du G. Q. G., arrive porteur d'une instruction modifiant la directive du 25 août dans les conditions convenues entre le général Joffre et moi à Saint-Quentin, la veille :

 

La Ve armée ira occuper la position La Fère- Laon-Craonne.

 

Un colonel du génie du G. Q. G., après entente avec moi, commencera la mise en état de défense de cette position avec, des travailleurs civils et des outils requis (Disposition inexécutable, ainsi que le prouvera l'expérience).

 

Le colonel Alexandre, qui s'entretient avec mon chef d'état-major, le général Hély d'Oissel, à quelques pas de moi, s'écrie à un moment donné . " Vous n'avez pas du tout compris les instructions du général Joffre. Il faut pas vous replier purement et simplement, mais rétrograder en combattant et contenir l'ennemi par de vigoureuses contre-attaques appuyées par beaucoup d'artillerie (Ce sont les prescriptions mêmes de la directive du 25 août), sinon vous n'aurez pas le temps de vous établir sur vos positions de Laon avant d'être attaqués. "

 

A cette sortie, le général Hély d'Oissel réplique que " par sa retraite rapide la Ve armée s'est dégagée et a gagné la temps nécessaire pour s'établir sur les positions prescrites.. "

 

Je m'étais déjà préoccupé des conditions dans lesquelles s'effectuerait le repli de la Ve armée, et il était convenu que les arrière-gardes des corps armée, s'il y avait lieu utiliseraient les coupures du terrain, comme elles l'avaient fait d'ailleurs depuis le 24, pour retarder les avant-gardes adverses. J'avais même envisagé l'espoir d'exécuter des retours offensifs partiels contre ces avant-gardes, si elles commettaient quelque imprudence, mais les commandants de corps d'armée interrogés par moi à ce sujet, et entre autres le général Franchet d'Esperey, un chef d'une énergie incontestable, avaient été unanimes à répondre :

 

" que s'il fallait, soit attendre de pied ferme, l'attaque des Allemands sur une position choisie soit revenir sur ses pas pour attaquer à fond, on trouverait les troupes prêtes à se conduire avec vigueur, mais que, vu l'état de fatigue et d'énervement où les avaient mises la bataille des 21, 22 et 23 août et la retraite prolongée du 24 au 27 elles ne se prêteraient pas volontiers à des retour offensifs partiels après lesquels il faudrait reprendre la retraite de plus belle. "

 

Le système des retours offensifs de grande envergure pratiqués au cours d'une longue retraite est d'une exécution très difficile et présente de grands aléas; il exige des troupes solides d'un moral très ferme. J'avais donc, décidé de recourir qu'en cas de nécessité absolue ou si quelque imprudence de l'adversaire me fournissent sait une occasion favorable.

 

Le dissentiment entre le G. Q. G. (le colonel Alexandre n'était que son porte-parole) et moi n'était pas aussi grand qu'il le paraissait au premier abord le G. Q. G. jugeait indispensable de retarder les Allemands; moi aussi; il estimait que le meilleur moyen était de contre-attaquer fréquemment les avant-gardes avec des arrière-gardes très renforcées en artillerie; moi, je ne voulais user de ce procédé que très exceptionnellement, le jugeant dangereux dans l'état de mes troupes, et pensant que le but serait atteint tout aussi bien et à moins de risques, grâce à la défense successive des coupures du terrain par nos arrière-gardes.

 

Le moment de prendre la contre-offensive devait, selon moi, être retardé jusqu'à ce que nous eussions atteint la position de Laon. Là, le terrain me paraissait favorable, et surtout j'espérais que l'on aurait le temps de rallier les Anglais et de renforcer l'armée Maunoury, de telle sorte que je ne fusse plus, exposé à voir mon aile gauche débordée subitement et aussitôt assaillie en flanc.

 

Le 27 août, la Ve armée est en marche avant le jour pour aller s'établir derrière l'Oise en amont de Guise et le Thon..

 

Les renseignements du général de Langle m'apprennent qu'il est contraint de resserrer sa gauche vers Mézières; les corps d'Hausen pourront donc déboucher librement au. sud de Rocroi, de telle sorte que la liaison entre la Ve armée et la IVe va devenir précaire.

 

Je prévois le cas où, avec ma droite, cavalerie Abonneau, division Boutegourd et majeure partie du 1er corps, je ferai un mouvement de ce côté pour dégager la gauche de la IVe armée. La certitude que l'entente la plus parfaite régnera entre le général de Langle et moi me fait envisager cette éventualité avec faveur.

 

Quant aux Anglais, ils vont poursuivre leur retraite pour gagner la partie de l'Oise comprise entre La Fère et Chauny où ils seront en place le 28, le corps de droite, le 1er, à La Fère.

 

Donc, la Ve armée, si elle reste le 28 dans la région Origny-Sains-Vervins, s'y trouvera découverte, verte, à droite. par le resserrement de la IVe armée vers l'est, et plus encore à gauche par la retraite précipitée des Anglais vers La Fère et Chauny : la continuation immédiate de son mouvement rétrograde vers Laon s'impose sans conteste.

 

Les ordres pour ramener l'armée sur la ligne , Montcornet-Marles-Ribémont, le 28, étaient prêts et les corps d'armée prévenus, lorsqu'une nouvelle apparition du colonel Alexandre coupe court à mes réflexions : le colonel m'apporte 1 ordre verbal (L'ordre verbal ! J'insiste. sur ce point.) " de prendre l'offensive à fond sur Saint-Quentin, et cela le plus tôt possible, sans m'occuper des Anglais. "

 

Cette offensive sur Saint-Quentin, vu la situation où se trouvait la Ve armée., était à coup sûr inattendue; elle me cause un vif émoi ainsi qu'à mon chef d'état-major et aux officiers de mon 3e bureau, lesquels d'ailleurs en acceptent l'idée avec enthousiasme.

 

Le commandant Schneider, chef du 3e bureau auquel incombait le soin d'étudier les conditions du mouvement, est entraîné, je ne sais comment dans une discussion avec le colonel Alexandre. Comme il dit, que le problème posé n'est pas commode, le colonel s'étonne :

 

Cependant, dit-il, rien n'est plus simple, vous faites face au nord, on vous invite à faire face à l'ouest pour attaquer sur Saint-Quentin. "

 

De la main, les cinq doigts écartés, il indique une première direction puis une seconde perpendiculaire à la première : on voit le geste !

 

Tant de désinvolture exaspère le commandant Schneider, un nerveux, auquel échappe cette sortie regrettable :

 

- Mon colonel, ne dites donc pas de bêtises !

 

Le colonel Alexandre, vexé, on le serait à moins, réplique, sur un ton très sec :

 

- Si vous ne voulez rien faire !

 

Cette inconvenance me jette hors de mes gonds, j'ai le grand tort d'exprimer vertement mon opinion sur la stratégie du G. Q. G.

 

J'ai noté l'incident parce que j'y vois le point de départ de la disgrâce qui m'atteindra quelques jours plus tard.

 

Le colonel Alexandre se tait et s'en va.

 

A ce moment, la Ve armée est engagée à plein dans une marche en retraite fort délicate; il est

impossible de rien changer aux mouvements en cours d'exécution, car les contrordres arriveraient trop tard aux chefs intéressés. A remarquer de plus que les troupes, mises en route avant le jour, seront si fatiguées quand elles atteindront les emplacements qui leur ont été assignés, qu'il ne sera pas permis de songer à les remettre en marché avant le lendemain, 28.

 

En conséquence, la Ve armée, le 27 au soir, sera déployée au large, face au nord-est, derrière l'Oise supérieure et le Thon :

 

Le gros, 1er, 10e, 3e et 18e corps (dans cet ordre de la droite à la gauche) entre Aubenton et Guise prolongé à droite par la division de réserve Boutegourd et la cavalerie Abonneau, celle-ci postée entre Rumigny et Rozoy-sur-Serre, et à gauche par les 2 divisions de réserve Valabrègue qui tiennent les passages de l'Oise à Guise et en aval.

 

Ces dispositions très étendues, face au nord-est sur une ligne de 55 kilomètres, avaient pour but comme je l'ai dit, de faire front aux attaques pouvant déboucher de la vaste région Landrecies Rocroi, et, d'autre part, de préparer la retrait l'armée vers la ligne La Fère-Laon-Neufchâtel : elles ne se prêtaient nullement à une offensive vers l'ouest, vers Saint-Quentin, qui est situé sur le prolongement même du front de l'armée et à 15 kilomètres de son extrême-gauche.

 

La situation de l'ennemi, m'apparaît comme est dit ci-après; il y a (abstraction faite des groupes de forces chargées d'observer les Belges sur Anvers et d'attaquer Maubeuge)

 

1° Une masse de 6 à 7 corps (armée von Kluck et droite de 1'armée von Bülow), qui pousse sa gauche sur les talons des Anglais vers Saint Quentin, tandis que sa droite s'étend à marches forcées vers l'ouest pour déborder à la fois l'armée britannique et les fractions française qui apparaissent à la gauche de celle-ci;

 

2° Une autre masse, forte de 3 à 4 corps (le gros de l'armée de von Bülow), qui me suit sans hâte depuis la bataille de Charleroi et porte ses têtes de colonnes sur la ligne Wassigny-Nouvion-La Capelle, à une demi-étape de l'Oise supérieure;

 

3° Enfin, une armée saxonne (von Hausen) comprenant 2 à 3 corps et qui a franchi la Meuse de Dinant à Fumay, le 25 août, et poussé ses avant-gardes à hauteur de Rocroi.

 

L'ordre d'attaquer sur Saint-Quentin m'a été donné sans indication précise sur le but à atteindre et l'action des armées voisines. On m'a seulement laissé à entendre que les Anglais, à ma gauche, sont comme inexistants, et prévenu que là IVe armée, à ma droite, ne s'étendrait pas au delà de Signy-l'Abbaye. De plus, le général Joffre a jugé inutile de me faire connaître sa manière de voir la situation des Allemands à l'ouest de la Meuse; j'ai les bulletins de renseignements du G. Q. G., et d'autre part les rapports de ma cavalerie, de mes aviateurs et de mon propre service d'espionnage, à moi de les interpréter; il semblerait qu'il importe peu que mes appréciations sur l'ennemi soient conformes ou non 'à celles du commandant en chef !

 

En me prescrivant d'attaquer sur Saint-Quentin, le général Joffre, je pense, a voulu contraindre les corps allemands qui défilent par cette ville la région à l'ouest, à marquer un temps d'arrêt assez prolongé pour permettre aux Anglais de se dégager et à l'armée Maunoury d'entrer en ligne. Pour obtenir ce résultat, il ne, suffirait pas d'une attaque partielle confiée à la fraction de la Ve armée, la plus à portée (les divisions Valabrègue et le gros du 18e corps), attaque qui pourrait à la rigueur avoir lieu le 28 dans l'après-midi; il faut une action en forces, à laquelle participe le gros de l'armée, et qui n'est exécutable que le 29.

 

Étant donnée la position de l'armée le 27 au soir, avant de la lancer sur Saint-Quentin, on doit la faire appuyer jusqu'à l'Oise en aval de Guise et la placer là face à l'ouest, face à son objectif. Ce mouvement préparatoire, qui comporte une assez longue marche de flanc, compliquée d'un changement de front à angle droit, est rendu très périlleux par la proximité de l'ennemi qui va entrer dans la région Wassigny-Nouvion-La Capelle; on doit donc l'exécuter avec d'autant plus de précaution que l'Oise, qui le couvre à courte distance du côté menacé, du côté du nord, n'est pas un véritable obstacle en amont de Guise, et que d'autre part, le resserrement de l'armée vers l'ouest accroîtra l'intervalle déjà trop grand qui le sépare de la IVe armée dont la gauche ne dépassera pas sensiblement Signy-l'Abbaye. Il est donc compréhensible que le mouvement préparatoire en question absorbe toute la journée du 28, de telle sorte que l'offensive proprement dite ne pourra déboucher de l'Oise en aval de Guise que le 29 au matin. Les circonstances sont pressantes assurément, mais il n'est pas possible de faire plus vite.

 

Le 28, la Ve armée se disposera de la manière suivante :

 

1° Le gros : 3e et 18e corps, renforcés chacun d'une division d'Afrique, en première ligne sur la partie de l'Oise comprise entre Origny et Moy, prolongé sur leur gauche par les 2 divisions Valabrègue (Ces dernières renforcées d'un régiment territorial d'infanterie, évacué je crois, de Saint-Quentin); le 1er corps en réserve au sud-ouest de Sains.

 

2° Le 10e corps, en flanc-garde face au nord, derrière l'Oise, en amont de Guise.

 

3° La cavalerie Abonneau et la division Boutegourd, sous les ordres du général Abonneau, entre Rumigny et Rozoy-sur-Serre, avec mission de couvrir les communications de l'armée contre les entreprises adverses partant de la région La Capelle-Chimay-Rocroi, et d'assurer, autant que possible, la liaison avec la gauche de la IVe armée.

 

Le 29, le 10e corps et le groupe Abonneau étant maintenus sur les mêmes emplacements, avec, les mêmes missions, le gros de l'armée, en marche dès l'aube, franchira l'Oise en aval de Guise et se portera sur Saint-Quentin, formé en échelon, l'aile gauche en avant, et prêt à attaquer l'ennemi partout où on le rencontrera.

 

La Ve armée va tenter une opération des plus hasardées, il est donc indispensable que le gros marche bien groupé, les corps en liaison parfaitement assurée tout disposés pour faire face à droite, lace au nord, le cas échéant.

 

28 août. - Pendant que la Ve armée, le 28, exécute son changement de front face à l'ouest en vue de son offensive sur Saint-Quentin, à gauche, les Anglais, continuant leur retraite vers le sud, se replient derrière la partie de l'Oise comprise entre La Fère (1er corps, sir Douglas Haig) et Chauny, à droite, la gauche de l'armée de Langle (9e corps et 9e division de cavalerie), resserrée dans la région de Signy-l'Abbaye-Launois, y livre aux Saxons d'Hausen un rude combat où l'avantage lui reste.

 

Dans la matinée, je reçois à Marles la visite du général Joffre qui me renouvelle l'ordre " de marcher sur Saint-Quentin et de pousser à fond sans m'inquiéter de- l'armée anglaise. "

 

Je lui rends compte des mouvements préparatoires en cours, puis je lui expose l'état de la, Ve armée, faisant ressortir la fatigue des troupes et l'énervement de certaines d'entre elles; j'ajoute que ma conviction est qu'une grande partie des corps allemands, auxquels j'ai eu affaire les 22 et 23 août sur la Sambre, m'ont suivi et se trouvent au nord de l'Oise supérieure dans la zone Wassigny-Nouvion-La Capelle, et que, par suite, il est probable que je serai attaqué dans mon flanc droit dès que je commencerai mon mouvement de l'Oise, aval de Guise, vers Saint-Quentin.

 

Le général entre soudain dans une violente colère et s'écrie :

 

- Vous voulez donc que je vous enlève le commandement de votre armée ? Il faut marcher sans discuter; le sort de la campagne est entre vos mains.

 

Cette sortie est d'autant moins explicable que la Ve armée est en plein mouvement pour remplir les intentions du commandant en chef : j'ai accepté la lourde tâche qu'il m'a confiée, et ne lui demande nullement de m'en libérer. Aussi bien serait-il trop tard.

 

Je réplique sur le ton qui convient que je ne veux point abandonner mon armée alors qu'elle va jouer une partie si périlleuse; que je crois de mon devoir de rendre compte au commandant en chef des incidents qui peuvent contrarier la manœuvre, et des causes de faiblesse qui atteignent mes troupes, afin qu'il ne risque point de se méprendre sur les difficultés de l'opération, et notamment sur l'impossibilité de la conduire avec toute la rapidité désirable. Je lui fais remarquer que les dispositions préparatoires en vue de l'attaque sur Saint-Quentin sont en voie d'exécution, et ajoute que je saurai déployer autant d'énergie que qui que ce soit pour remplir ma mission, y consacrant sans hésiter la presque totalité de mes forces, malgré les attaques qui pourraient venir du nord et de l'est.

 

Le général Joffre se calme, et me déclare que je m'exagère la force du groupe allemand qui est au nord de l'Oise, amont de Guise, et que le 10e corps suffira pour me couvrir de ce côté (Que le chef d'une petite unité, placé dans une situation critique essaye de sortir d'embarras par, une action où l'audace est poussée jusqu'à la témérité, qu'il écarte donc délibérément de son esprit toute préoccupation de risques à courir pour donner son maximum d'énergie, rien de mieux, car il ne compromet qu'une faible troupe, dont la destruction, même totale, n'aurait, jamais que des conséquences limitées. Mais il en va autrement pour le commandant d'une armée subordonnée nombreuse, qui représente une fraction importante de la puissance militaire de son pays, de telle sorte que sa perte constituerait un désastre irréparable. L'audace est assurément indispensable à ce commandant d'armée comme à tout chef militaire, grand ou petit, mais elle doit être tempérée par beaucoup de circonspection. En admettant qu'il n'ait pas à discuter l'opportunité de la mission qui lui est confiée, il a, par contre le devoir strict d'en signaler les périls à son commandant en chef, comme aussi d'en supputer exactement les risques afin de prévoir et de préparer les dispositions à prendre dans les diverses éventualités dangereuses.

Les officiers de l'entourage immédiat de Joffre (ses conseillers) sont des hommes intelligents et instruits, mais ils n'ont aucune expérience de la guerre, ne l'ayant jamais faite; ils affectent un calme parfait et affichent un optimisme extrême, mais au fond leur inquiétude est grande. Cet état d'esprit est cause qu'ils refusent d'entendre toute observation qui les contraindrait à se départir de leur sécurité apparente, et qu'ils n'admettent même pas que les commandants d'armée signalent les dangers ou les difficultés d'exécution que présentent les combinaisons stratégiques du G. Q. G. Cependant, quand viendront les revers, avant toute, enquête préalable, ils s'efforceront d'en rejeter la responsabilité sur les commandants d'armée, dont un seul sur sept, trouvera à peu près grâce à leurs yeux !)

 

Jusqu'ici, nous avons qu'un ordre verbal pour l'offensive sur Saint-Quentin; le général Hély d'Oissel présente un projet d'ordre écrit, que le commandant en chef signe sans observation.

 

En somme, j'envisage mon offensive sur Saint-Quentin comme une sorte de coup de boutoir après lequel je devrai reprendre ma retraite au plus vite pour me replacer à l'alignement des armées voisines : le général Joffre s'est abstenu de toute indication à ce sujet. L'ordre verbal, qui m'avait été transmis la veille par le colonel Alexandre, se réduisait " à la prescription d'attaquer sur Saint-Quentin sans m y occuper des Anglais ", et l'ordre écrit, visé ci-dessus, répétait purement et simplement cette prescription sans explication d'aucune sorte. Mais les paroles que vient de m'adresser le commandant en chef donneraient à penser qu'il voit la situation autrement que moi et qu'il attend, de plus grands résultats de l'opération dont il m'a chargé : en effet, il croit probablement que les armées de von Kluck et de von Bülow sont plus complètement engagées vers l'ouest que je ne le pense, puisqu'il n'hésite pas à affirmer " qu'un seul corps d'armée suffira à me couvrir à droite ", et il compte en outre que la surprise aidant, je pourrai remporter un succès décisifs puisqu'il dit " que le sort de la campagne est entre mes mains ".

 

Le commandant en chef reçoit ensuite en ma présence le général de Mas Latrie, commandant du 18e corps, et le général Hache, qui est désigné pour remplacer le général Sauret à la tète du 3e corps.

 

Le général de Mas Latrie venait signaler l'état de fatigue de ses troupes; il m'en avait entretenu quelques instants auparavant et je l'avais rabroué d'importance. Avant qu'il ait ouvert la bouche, le général Joffre lui déclare " qu'il faut marcher sans faire de manière et avec vigueur ". Tout interloqué, le général de Mas Latrie se borne à acquiescer " du bonnet ", et s'en va.

 

Le général Hache, introduit à son tour, déclare qu'il n'est pas prêt à prendre le commandement d'un corps d'armée dont il ne sait rien, au moment d'entreprendre une opération aussi difficile; il demande en conséquence à être renvoyé à sa division du 6e corps, avec laquelle il a livré en avant de Verdun de terribles combats dont il est sorti fatigué; le général Joffre l'adjure de ne pas se dérober au devoir qu'on lui assigne, si rude soit-il; le général Hache s'incline devant les exhortations du commandant en chef.

 

En somme, le général Joffre n'a formulé aucune objection au sujet des dispositions prises par moi; par conséquent, il ne doit pas compter que la Ve armée entreprenne son offensive vers Saint-Quentin avant le lendemain 29 août.

 

Cependant, au cours de l'après-midi, des officiers du G. Q. G. nous passent par téléphone l'invitation " de nous hâter ". Le capitaine de Galbert, communiquant avec le général Hély d'Oissel, lui dit " qu'il faut que nous attaquions de suite "; le général répond : " Nous attaquerons demain - dès l'aube; " Le capitaine de Galbert, répétant que " les circonstances exigent notre action immédiate ", le général réplique : " Certes, nous comprenons la nécessité d'attaquer le plus tôt possible, mais nous ne pouvons pas le faire avant demain ".

 

Impatienté, j'ordonne de refuser toute communication qui ne serait pas faite expressément au nom du commandant en chef, ou tout au moins du major général. Il faut qu'on soit très troublé au G. Q. G. pour nous importuner ainsi pour rien, car il n'est pas en notre pouvoir de presser notre mouvement davantage : on devrait le comprendre.

 

Le Q. G. de l'armée est transféré à Laon où il restera jusqu'au 31 août.

 

Les Anglais ont entièrement repassé l'Oise qu'ils bordent de La Fère à Chauny.

 

Le colonel Huguet, attaché militaire français auprès du maréchal French, m'envoie une note ainsi libellée :

 

" Le 2e corps anglais est hors d'état d'attaquer et même de se défendre; s'il était engagé sérieusement, ce serait la déroute; le 1er corps (Sir Douglas Haig) peut encore se défendre, mais non pas attaquer. "

 

Le lieutenant de réserve Heilbronner, maître des requêtes au Conseil d'État, qui assurait ma liaison avec le maréchal French, est de retour à Laon un peu après midi. Il me rend compte qu'il a traversé les cantonnements du 1er corps anglais, qui lui a paru en ordre; le général Haig, auquel il s'est présenté, l'a chargé de me dire :

 

" Que ses troupes sont parfaitement en état d'attaquer, et qu'il désire être en relation directe avec moi et opérer de concert avec la Ve armée ".

 

Une telle proposition, en une pareille circonstance, me cause, on le croira sans peine, une vive satisfaction.

 

Je remanie les ordres préparés pour le 29 et y intercale-la disposition ci-après :

 

" Le 1er corps anglais, débouchant de la ligne des forts nord de La Fère, à 5 heures, marchera vers la partie sud de Saint-Quentin, sa droite suivant la grand-route de La Fère à Saint-Quentin. "

 

A 16 heures un officier de l'état-major du 1er corps anglais se présente et me, dit que le général Haig accepte les dispositions arrêtées par moi, mais que l'heure prescrite, 5 heures, est trop matinale. Après une courte discussion, il accepte 9 heures.

 

A 22 heures, le général Haig me téléphone " qu'à l'heure convenue 9 heures, il aura seulement de la cavalerie et de l'artillerie sur la ligne des forts nord de La Fère mais, que son infanterie ne pourra déboucher qu'à midi ". Je lui réponds que ce retard est sans gravité; que l'essentiel est qu'il débouche, à quelque heure que ce soit.

 

Vers 2 heures du matin, le 29, alors que les colonnes de la Ve armée seront sur le point de se mettre en mouvement, je recevrai du général Haig un nouveau message téléphoné disant " que le 1er corps anglais ne pourra pas participer à l'offensive sur Saint-Quentin comme il était convenu entre nous, le maréchal French ayant refusé d'y consentir, parce qu'il veut que corps, le 29 août, ait repos comme le reste de l'armée anglaise. "

 

Est-il étonnant que je témoigne quelque mauvaise humeur de ce lâchage ? (Bien entendu, je n'ai jamais songé à en rendre responsable le général Haig, vrai gentleman et excellent militaire.).

 

N'importe ! Je décide que les fractions disponibles des divisions Valabrègue se substitueront aux Anglais dans la mesure où elles en sont capables : elles auront simplement à flanquer à gauche le 18e corps; à cet effet, elles franchiront l'Oise aux ponts d'Hamégicourt et se porteront vers le front Urvillers-Essigny-le-Grand, couvrant la gauche du 18e corps qui marchera de Mézières par Itancourt sur Saint-Quentin.

 

Le groupe Valabrègue occupe la zone Renansart-Surfontaine-Nouvion et Catillon, où la plupart des troupes sont arrivées seulement à la nuit, et très fatiguées. Vu cette situation, et d'autre part l'heure tardive à laquelle les nouveaux ordres sont donnés, on conçoit que l'action du groupe, à l'ouest de l'Oise, ne pourra pas se développer aussi promptement qu'il serait désirable. Le colonel Desvallières, chef d'état-major du général Valabrègue, m'adjure de ne pas trop compter sur les troupes de ce dernier, très fatiguées, et dont, certaines ne méritent qu'une confiance limitée. Cette appréciation ne me surprend pas.

 

Il est fou de se faire volontairement illusion sur ce qu'on est en droit d'attendre de ces troupes, et aussi sur les difficultés d'exécution auxquelles on va se heurter. Nos " jeunes écoles " sont d'un avis contraire. D'après eux, le chef, qui se met à supputer les risques qu'il court, est incapable de déployer, la résolution et la vigueur sans lesquelles il n'y a pas de succès à espérer à la guerre. Comment des gens intelligents et instruits peuvent-ils se laisser prendre à de tels paradoxes ? Seul est capable de mener à bien une opération militaire importante, celui-là qui en a froidement envisagé les difficultés et combiné comment il arrivera à les surmonter.

 

La marche de flanc de la Ve armée s'est effectuée avec assez de bonheur, quoique marquée par divers incidents dont je citerai seulement le suivant, le principal.

 

Le général Valabrègue, conformément à l'ordre de l'armée, avait laissé un détachement (2 à 4 bataillons) en flanc-garde sur les hauteurs au sud de Guise; les postes avancés qui tenaient la ville l'avaient évacuée un peu précipitamment, paraît-il, à l'approche d'une forte avant-garde allemande de toutes armes. L'ennemi, maître de Guise, ayant tenté d'escalader les hauteurs au sud, il en était résulté un vif émoi parmi les diverses fractions de nos troupes qui défilaient à portée, et notamment dans la division Exelmans du 18e corps.

 

Cette division, entre 11 heures et midi, s'était arrêtée et déployée; les Allemands ayant été refoulés sur Guise, et le 3e corps étant arrivé sur ces entrefaites, la division s'est remise en marche, mais si tard, vers 17 heures, qu'elle ne peut atteindre ses cantonnements qu'à une heure avancée de la nuit (Il était fâcheux que la division Excelmans se fût arrêtée à hauteur de Guise, mais je me garde bien de blâmer son chef, vu que je n'ai pas les éléments d'appréciation nécessaires pour formuler un jugement en connaissance de cause.

Je suis même tenté de croire que le général Excelmans s'est conduit comme l'exigeaient les circonstances.).

 

Dans cette journée du 28 août, les Allemands, devant moi, ont fait occuper la région Wassigny-Nouvion et porté leurs détachements avancés sur l'Oise à Guise et Etreaupont; des colonnes de toutes armes (plus d'une division au total) ont été vues par nos aviateurs, allant de la région à l'ouest de Wassigny vers Saint-Quentin; rien n'a été signalé entre la route de. La Capelle à Vervins et elle. de Chimay à Rumigny; enfin, des forces saxonnes nombreuses sont aux prises à l'ouest de Mézières contre la gauche de notre 4e armée.

 

Ces renseignements et ceux que je possédais déjà m'ont donné la conviction que l'aile droite allemande poursuit sa manœuvre débordante à l'ouest de la Meuse dans les conditions suivantes :

 

La droite (armée von Kluck et droite de l'armée de von Bülow) a, comme je l'ai dit plus haut, poussé sa gauche sur Saint-Quentin, tandis que sa droite, avançant à marches forcées, s'étend vers l'ouest pour déborder à la fois les Anglais et les fractions françaises qui arrivent à la gauche ces derniers;

 

Le centre (gros de l'armée von Bülow) est venu dans la région Wassigny-Nouvion;

 

La gauche (armée von Hausen), qui est forte de 2 à 3 corps, après avoir franchi la Meuse de Dinant à Fumay, s'est laissée attirer vers le sud par la gauche de la 4e armée, de telle sorte qu'un grand trou s'est produit entre elle et centre.

 

Que fera l'aile droite adverse le 29 août ?

 

Il est probable que la droite et le centre continueront leur manœuvre comme ils l'ont commencée, et je veux espérer que la gauche restera dans le voisinage de Mézières.

 

Ceci étant, il y a chance pour que mon offensive sur Saint-Quentin surprenne les Allemands et me permette de remporter sur ce point un succès marqué; malheureusement, vu la présence de forces ennemies, encore nombreuses, 2 à 3 corps, dans la région de Wassigny-Nouvion, je dois craindre d'être assailli violemment dans mon flanc droit, juste au moment où je me porterai avec le gros de mon armée, de l'Oise en aval Guise vers Saint-Quentin. Si le 10e corps, placé en flanc-garde de ce côté, ne peut contenir l'attaque à lui tout seul je pourrai assurément me porter promptement à son secours, avec la droite du 3e corps et mon corps de réserve, le 1er; mais, malgré tout, mon opération en sera profondément troublée et retardée.

 

Tel est mon. état d'esprit le 29 au matin lorsque la bataille de Guise-Saint-Quentin.

 

M'accusera-t-on de pessimisme, comme l'a fait général Joffre ? Je vois clair et voilà tout.

 

Néanmoins je devine les raisons majeures qui ont décidé la commandant en chef à me prescrire l'attaque sur Saint-Quentin et suis prêt à y apporter la résolution nécessaire.

 

 

29 AOUT, BATAILLE DE GUISE.

 

Le 29 août, les Anglais demeurent au repos sur la ligne La Fère-Noyon; la gauche de l'armée de Langle continue à contenir les Saxons dans la région de Signy-l'Abbaye-Launois, mais prend ses dispositions pour faire sa retraite vers Rethel (Je n'aurai ces renseignements sur la gauche de l'armée de Langle que le soir très tard.), car elle a sur les bras des forces supérieures.

 

Dès 9 heures, le général Joffre est à Laon dans le bureau où je me tiens avec le général Hély d'Oissel.(La veille 28 l'irritation des familiers du général Joffre contre moi avait été portée à son comble; devant les objurgations réitérées de ces hommes, le général avait décidé de m'enlever mon commandement. En arrivant à Laon, le 29, à 9 heures, il hésita à donner suite à sa résolution et finalement y renonça après qu'il m'eut vu. J'ai plus loin raconté l'incident en détail voir le chapitre IX).)

 

Les troupes du gros de la Ve armée, à la pointe du jour, ont commencé à franchir l'Oise en amont, et en aval d'Origny. Mais, vers 9 heures, un télé gramme du général Defforges m'apprend que 10e corps, en train de s'établir en flanc-garde derrière l'Oise en amont de Guise, a été attaqué par des forces adverses nombreuses débouchant du front Guise-Englaucourt; que sa gauche tient, mais que sa droite cède du terrain; le général ne cache pas ses inquiétudes.

 

L'événement ne me surprend pas, je le prévoyais. J'estime, qu'avant de poursuivre l'attaque sur Saint-Quentin, il faut aller au secours du 10e corps et refouler derrière l'Oise le groupe allemand qui débouche du nord. Le général Joffre, auquel je soumets cette opinion, ne dit mot; il se borne à un signe de tête que j'interprète comme un acquiescement. Je dicte devant lui l'ordre suivant (en substance) :

 

Le 18e corps et les divisions Valabrègue continueront sur Saint-Quentin, agissant jusqu'à nouvel ordre avec toute la circonspection nécessaire pour ne pas se trouver engagés à fond contre des forces supérieures;

 

Le 3e corps, maintenant son avant-garde à l'ouest de l'Oise pour assurer son débouché éventuel et sa liaison avec le 18e corps, fera face au nord et attaquera sur Guise et à l'ouest par la rive gauche;

Le 10e corps attaquera à la droite du 3e;

 

Le 1er corps, faisant face au nord dans la région de Sains, soutiendra le 10e corps partout où il sera nécessaire;

 

Le groupe Abonneau restera dans la région de Rumigny avec la même mission que précédemment.

 

On ne perdra pas de vue que l'objectif principal de la Ve armée est d'attaquer sur Saint-Quentin; le mouvement interrompu sera repris dès que l'ennemi, qui agit contre le 10e corps, aura été rejeté derrière l'Oise. "

 

Un peu plus tard arrive un nouveau message du général Defforges, disant qu'il est attaqué par des forces très nombreuses et que ses troupes ont reculé sur tout le front, abandonnant à l'ennemi les hauteurs au sud de l'Oise.

 

La Ve armée, qui s'était ébranlée sur Saint-Quentin, est surprise en flagrant délit de manœuvre et attaquée dans son flanc droit : situation fort difficile, on le reconnaîtra.

 

Je pense que les Allemands mettent en action e ce côté probablement 3 corps d'armée. Il n'est pas permis d'attendre qu'on soit renseigné sur ce point : on doit prendre un parti sans retard. Ma conclusion est qu'il ne faut plus se préoccuper de offensive sur Saint-Quentin afin de pouvoir agir sans arrière-pensée avec le gros de mes forces contre le groupe allemand qui a débouché aux environs de Guise, et le rejeter au nord de l'Oise dans un tel état qu'on n'ait plus à s'en inquiéter de quelque temps. Cette opinion, communiquée au général Joffre, ne le fait pas sortir de son mutisme.

 

Je lance un nouvel ordre complétant celui reproduit plus haut

 

Vu la force du groupe allemand qui débouche à Guise et à l'est, il n'y a plus à se préoccuper de la reprise de l'attaque sur Saint-Quentin, en ne doit songer qu'à battre le groupe en question et à le détruire, ou tout au moins à le refouler entièrement au nord de l'Oise.

 

Le 18e corps et les divisions Valabrègue masqueront Saint-Quentin pendant que le gros de l'armée attaquera à fond vers le nord.

 

Le général Abonneau, laissant à un détachement mixte le soin de surveiller la région entre la Ve armée et 1a gauche de la IVe se portera sur Vervins avec le gros de ses troupes (division de cavalerie et division Boutegourd) et s'efforcera d'agir dans le flanc de l'aile gauche ennemi qui a franchi l'Oise à l'ouest de la route de Vervins à La Capelle.

 

Cette dernière disposition est téméraire, mais j'ai le sentiment que, pour prendre promptement l'avantage au point où j'attaque, il me faut un supériorité de moyens marquée, d'où l'obligation de faire flèche de tout bois sans souci des risques à courir sur les points que je dégarnis.

 

Il n'est pas permis de supposer que le général Joffre, quand il a ordonné à la Ve armée d'attaquer sur Saint-Quentin, ne se doutait pas du danger auquel il l'exposait; si donc il a passé outre, c'est qu'il ne voyait pas d'autre moyen moins risqué de préserver le pays d'un péril mortel. Et cependant, lorsque, sous la pression d'une éventualité qui était à prévoir, j'arrête mon mouvement sur Saint-Quentin pour livrer bataille face au nord, il ne trouve pas un mot à dire contre une décision qui déconcerte si complètement ses desseins !

 

J'affirme sur l'honneur que le commandant en chef, durant les 3 heures qu'il est resté à Laon avec moi, dans cette matinée du 29 août 1914, n'a pas prononcé une parole qui eut trait aux opérations.

 

Le général Hély d'Oissel, qui ne m'a pas quitté une minute, pourra en témoigner.

 

Quelques instants plus Lard, vers midi, le général Joffre me quitte pour se rendre auprès du maréchal French.

 

Le gros de la Ve armée, 3e, 10e et 1er corps, et groupe Abonneau, prend l'avantage sur les Allemands et les refoule jusqu'à la crête au sud de l'Oise; on a identifié de ce côté le 10e corps allemand et la garde avec des fractions d'ersatz.

 

Par contre, à notre gauche entre, l'Oise et Saint Quentin, la situation a pris une tournure défavorable. Les divisions de réserve Valabrègue (Perruchon et Legros) ont occupé Urviller, mais, contre-attaquées, elles ont reculé jusque derrière l'Oise. Le 18e corps, dont les détachements avancés avaient poussé jusqu'aux abords immédiats de Saint-Quentin, s'est donc trouvé découvert à gauche; la général de Mas Latrie a jugé prudent de rétrograder vers l'Oise et de prendre ses me sures pour repasser la rivière au premier moment; disons tout de suite, pour ne plus y revenir, qu'il effectuera ce nouveau repli dans la soirée

 

Les quelques escadrons maintenus dans la région de Rumigny n'ont pas été inquiétés, fort heureusement.

 

Quand le soir est arrivé, je sais que la gauche de la IVe armée (9e division de cavalerie et 9e corps) a bien pu contenir les Saxons dans région de Signy-l'Abbaye-Launois (Il n'est que juste de rendre ici hommage au général Dubois, qui commandait le 9e corps.), mais qu'il faut s'attendre à ce que les nôtres rétrogradent vers Rethel d'un moment à l'autre; il est probable même que leur mouvement de retraite soit commencé.

 

D'autre part, j'ai été avisé que les Anglais, le 30, reculèrent jusqu'à la Lette, et, le 31, derrière l'Aisne, leur droite allant à Soissons.

 

La situation de la Ve armée va devenir plus périlleuse de minute en minute. Si elle reste 1e 30 août dans la région Vervins-Guise-Ribémont elle s'y trouvera découverte, à gauche, par suite du recul prolongé des Anglais, et à droite par le repli vers Rethel de la IVe armée, dont elle est déjà séparée par un trou de 30 kilomètres que surveillent seulement quelques escadrons : elle devrait donc faire face à la fois au nord, à l'ouest et à l'est.

 

Néanmoins, il ne m'est pas permis d'hésiter. Placé là pour remplir une mission de salut public, je dois y demeurer, au risque de périr, tant qu'un ordre du commandant en chef ne me prescrira pas de me dérober. D'ailleurs, avant de songer à la retraite, je dois compléter les avantages conquis sur le groupe allemand du nord (gauche de von Bülow) en le contraignant au moins à repasser entièrement l'Oise pendant ce temps, ma propre gauche contiendra sur l'Oise en aval de Guise les forces adverses qui viennent de Saint-Quentin.

 

Les ordres pour le 30 août sont donnés en conséquence.

 

Ceci fait, je téléphone moi-même au G. Q. G. et demande à communiquer avec le général Joffre. Le général Belin, venu à l'appareil, me dit que le commandant en chef est absent et ne rentrera que tard. La conversation suivante s'engage :

 

Moi. - La Ve armée doit-elle s'attarder dans la région Guise-Saint-Quentin, au risque de se faire prendre ?

 

LE GÉNÉRAL BELIN. - Comment, faire prendre votre armée ? Ce serait absurde !

 

Moi. - Vous ne me comprenez pas; j'opère ici par ordre exprès du commandant en chef, pour y remplir, m'a-t-il dit, une mission de salut public. Les événements survenus depuis 24 heures sont-ils tels que je doive poursuivre l'opération qui m'a été prescrite malgré les risques grandissants que je cours; je ne puis prendre sur moi de me retirer vers Laon, c'est au commandant en chef à me donner l'ordre de faire retraite.

 

LE GENERAL BELIN. - Je n'ai pas qualité pour parler en son nom dans cette circonstance; je lui rendrai compte dès son retour.

 

Moi. - Entendu donc : je resterai pour reprendre, si possible, mon attaque sur Saint-Quentin, à moins que le commandant en chef ne m'ordonne de faire retraite.

 

L'ordre de retraiter sur Laon m'est, paraît-il adressé par le G.Q.G. à 23 heures, mais je ne le recevrai pas. Je n'en aurai connaissance que le lendemain 30 août, vers 8 heures, par un message téléphonique de confirmation. On est stupéfait de constater qu'un ordre de cette importance ait pu s'égarer.

 

D'ailleurs, ce retard n'avait aucune conséquence, puisque l'armée, dans la matinée du 30, devait poursuivre l'attaque commencée la veille à l'est de Guise.

 

30 AOUT (MATINÉE), BATAILLE DE GUISE (Suite)

 

Le 30août , au matin, les Allemands refusent l'attaque au sud de l'Oise et repassent la rivière. Malgré les rapports enthousiastes de mes officiers de liaison, je ne me trompe pas sur la portée du succès que les miens ont emporté à Guise. Les corps allemands qu'ils ont eu à combattre ont été malmenés, mais n'ont pas été dissociés, et si je reprenais mon mouvement sur Saint-Quentin, avec le gros de mes forces, il est certain qu'ils reviendraient à la charge contre mon flanc droit, probablement avec des renforts plus ou moins importants.

 

Une fois de plus, j'avais eu l'occasion de constater que les Allemands se conduisaient tout autrement que ne l'avaient prévu "Nos bouillants Achilles". Ils s'étaient bien gardés de poursuivre leur mouvement offensif contre les forces supérieures que je jetais sur eux, ce qui les eût exposés à une destruction totale, et mis en péril par voie de conséquence l'armée de von Kluck, contre laquelle j'aurais pu alors me retourner en toute tranquillité : Ils avaient pris d'abord une attitude défensive, puis repassé l'Oise.

 

C'est ainsi d'ailleurs qu'ils avaient agi depuis le début de la campagne sur tout le théâtre d'opération, usant habilement de la défensive et du combat en retraite tout autant que de l'offensive, montrant en somme une audace alliée à une grande prudence, ce qui est le summum de l'art.

 

Aussitôt informé que les Allemands à Guise et à l'est ont repassé l'Oise, et mis enfin en possession de l'ordre de retraite du général Joffre (Non pas l'ordre lui-même, qui ne m'est jamais parvenu mais seulement sa confirmation téléphonique), je prescris que l'armée, malgré la fatigue des troupes, gagnera le jour même les hauteurs situées au nord de la ligne formée par la Serre inférieure et la Souche, afin de pouvoir, le 31, se replier entièrement derrière cette ligne.

 

Les Anglais étant partis le matin sans même laisser personne à la Fère, Coudren et Chauny j'y avais fait aussitôt transporter par chemin de fer un régiment actif, le 148e de la brigade Mangin. Puis J'avais rattaché le régiment au groupe des divisions de réserve Valabrègue, auquel incombait la défense de la rivière à la gauche du 18e corps. Le groupe Valabrègue se conformera au mouvement de retraite de la Ve armée et ira occuper la partie nord de la forêt de Saint-Gobain, dans la région Saint-Gobain-Fressancourt, laissant une arrière-garde au sud de La Fère, pour soutenir éventuellement le 148e maintenu à la garde des ponts de l'Oise précités.

 

La gauche de l'armée de Langle, qui s'est repliée sur Rethel, tient les hauteurs au Nord.

 

Le 1er corps, qui était primitivement à la droite de l'armée, s'étant introduit entre les 10e et 3e corps pendant la bataille du 29, les corps de la Ve armée sont disposés comme il suit de la droite à la gauche :

 

1° Division de cavalerie Abonneau et division de réserve Boutegourd;

 

2°10e, 1er, 3e et 18e corps;

 

3° Deux divisions de réserve du général Valabrègue.

 

J'eusse vivement désiré faire permuter au moins le 18e corps et les divisions Valabrègue, si peu sûres, mais cela était impossible pour le moment; l'opération ne pourra s'effectuer que le 3 septembre, derrière la Marne.

 

Bien entendu, vu le recul des Anglais et de l'armée Maunoury qui n'est pas complètement réunie, tant s'en faut, il n'est plus question de s'arrêter à Laon; la retraite devra être poursuivie beaucoup plus loin. Nous espérons faire tête au moins à la Marne : on sait que cet espoir sera déçu et qu'il nous faudra reculer presque jusqu'à la Seine.

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