DU GENERAL LANREZAC : LE PLAN DE CAMPAGNE FRANÇAIS ET LE PREMIER MOIS DE LA GUERRE

2 Août - 3 septembre 1914

Le Général Lanrezac a écrit ce livre à Neuilly, il la terminé le 30 juin 1916 et rectifié en janvier et en mai 1917, donc deux ans et demi seulement après les événements (et donc avant les commentaires des historiens). Il est important de noter, dès avant le début du conflit, le désaccord sur l'approche stratégique avec le général Joffre, ce désaccord est celui d'un ancien instructeur de l'Ecole Militaire reconnu pour ces compétences. Ce texte souligne le manque de réalisme du plan XVII et de la stratégie retenue par le Général Joffre et son état-major, ainsi que sa lenteur à prendre conscience de l'enveloppement par la Belgique. On peut noter aussi le scepticisme et les critiques sous-jacentes à l'égard des Britanniques, le réalisme sur les armements respectifs des belligérants, la non complaisance avec ses propres unités. Ce livre a été publié en 1920 chez Payot. Attention, la toponymie semble parfois "phonétique" et quelques erreurs sont possibles !

 

PRÉFACE

 

Je commandais depuis 48 mois le 11e corps d'armée, lorsque je fus nommé membre du Conseil supérieur de la Guerre, le 10 avril 1914. Ce fut seulement au milieu de mai que je reçus un ordre de service qui m'attribuait le commandement de la Ve armée pour le temps de guerre.

 

Cette armée, placée à l'aile gauche du dispositif général de concentration, était appelée à opérer au nord de Verdun. Je fis observer au général Joffre qu'il était préférable de me confier l'armée des Vosges, la Ire, dont j'avais été le chef d'état-major désigné pendant cinq ans, si bien que je connaissais à fond son théâtre d'opérations, les Vosges et la partie de, la Lorraine y attenant, tandis que j'ignorais complètement le théâtre d'opérations du Nord.

 

AVANT-PROPOS

 

La présent mémoire a pour but de montrer le rôle stratégique rempli par la Ve armée pendant la période de 1914 où j'en ai exercé le commandement, du 2 août au 3 septembre inclus.

 

Je me borne donc à rétablir la physionomie générale des faits, évitant d'autant plus d'entrer dans les détails qu'il m'est impossible d'y introduire une précision suffisante. L'attention du lecteur est ainsi concentrée sur ma personnalité à moi, qui commandais la Ve armée, et sur celle du commandant en chef.

 

Je m'attache à dire en toute sincérité ce que je savais de l'ennemi (tout ce que je savais, ni plus, ni moins) et comment j'envisageais sa situation; puis j'expose les décisions que j'ai prises en conséquence pour remplir de mon mieux la tâche qui m'était assignée par le commandant en chef.

 

Ce travail a pour bases principales des lettres de nombreux témoins oculaires et, d'autre part, un carnet sur lequel, au cours des événements, j'ai enregistré des notes succinctes sur les faits et les documents essentiels émanant du G. Q. G.

 

J'avais reproduit sur ce carnet presque littéralement les Ordres et Instructions du général Joffre, sauf de légères modifications que je jugeais nécessaires pour rendre certains passages plus compréhensibles pour moi et abréger certains autres qui étaient d'intérêt secondaire au point de vue des opérations. Faute d'avoir pu retrouver les originaux des Ordres et Instructions, j'en ai donné ici la transcription telle qu'elle figurait sur mon carnet. D'ailleurs, entre les documents originaux et leur transcription, les différences sont minimes et de pure forme.

 

Les indications, d'heures, que j'emploie surtout pour fixer l'ordre dans lequel se succèdent les événements, sont données grosso modo, sous réserve.

 

Certes, ce travail ne constitue pas " l'histoire " des opérations de la Ve armée pendant la période considérée, mais, sans lui, nul ne, pourra écrire une histoire qui vaille.

 

Le mémoire se compose de neuf chapitres :

 

1° Le Ier donne l'étude critique du plan de campagne du général Joffre, étude faite avant la guerre.

 

2° Les chapitres II, III, IV relatent les opéra du 2 au 15 août :

 

Concentration de la Ve armée sur la partie de la Meuse comprise entre Verdun exclu et Mézières, puis son resserrement à gauche sur le front Mouzon-Mézières pour faire place à la IVe armée, du 2 au 12 août;

 

Envoi du 1er corps à Dinant, 13 août; combat de Dinant, le 15;

 

Remontée du gros de la Ve armée vers la basse Sambre et son déploiement sur le front Namur-Charleroi, du 46 au 21 août.

 

3° Le chapitre V expose l'état matériel et moral de la Ve armée le 21 août, au moment où va s'engager la bataille de Charleroi.

 

4° Les chapitres VI, VII et VIII donnent les opérations du 21 août au 3 septembre :

 

Bataille de Charleroi, les 21, 22 et 23 août; retraite de la Sambre à l'Oise, du 24 au 27; bataille de Guise, du 28 au 30 dans la matinée; retraite de l'Oise supérieure à la Marne, du 30 .août après-midi au 3 septembre.

 

5° Le chapitre IX dit comment le général Joffre m'a relevé du commandement de la Ve armée, le 3 septembre au soir, à dix-sept heures.

 

En exposant sous la forme brève le début de la guerre, j'ai tenu à faire connaître mes états d'âme successifs au cours des tragiques événements qui se déroulèrent en août et septembre 1914; événements auxquels je participai en qualité de commandant de la Ve armées. J'ai rigoureusement réprimé toute émotion susceptible de m'entraîner à des développements hors du sujet; sans doute mon récit en est devenu quelque peu froid et sec, mais je voulais avant tout parler sans passion, en langage clair, aussi précis que possible et compréhensible pour tous.

 

Neuilly-sur-Seine, le 30 juin 1916.

Rectifications successives, dont la dernière du 3 janvier1917.

Nouvelle rectification en mai 1917.

 

PLAN DE CAMPAGNE FRANÇAIS

 

CHAPITRE PREMIER

 

ÉTUDE DU PLAN DE CAMPAGNE AVANT LA GUERRE

 

I

 

Aussitôt en possession de mon ordre de service, vers le milieu de mai, je pris connaissance du dossier de mobilisation de la Ve armée, dont la pièce capitale était la directive n° 1.

 

Cette directive faisait connaître comment l'ensemble des forces françaises seraient concentrées sur la frontière de l'Est. La concentration s'effectuerait comme il suit :

 

1er G. D. R. (58e, 63e, 66e). - Vesoul.

 

Ire armée : général Dubail. - 5 corps d'armée (7, 8, 13, 14 (Le 14e corps a, en temps de paix, la composition suivante : 9 régiments d'infanterie, dont le 159e (Briançon), et 6 bataillons de chasseurs) et 21), 6e et 8e divisions de cavalerie, et quelques autres éléments, le gros près d'Epinal, la droite (7e corps, et 8e division de cavalerie) aux environs de Belfort.

 

IIe armée : général de Castelnau. - 5 corps d'armée (9e, 15e, (Le 15e corps a, en temps de paix la composition suivante : 10 régiments d'infanterie, dont le 163e (Nice) et le 73e (Corse), et 3 bataillons de chasseurs) 16e, 18e, et 20e), 2e G. D. R. (59e, 65e, 70e), 2e et 10e divisions de cavalerie, le gros dans la région de Nancy, la gauche (18et 9e corps) au nord de. Toul.

 

IIIe armée : général Ruffey. - 3 corps d'armée (4e, 5e et 6e, ce dernier 3 divisions comptant ensemble 12 régiments d'infanterie et 6 bataillons de chasseurs), une division de cavalerie (7e) et 3e G. D. R. (54e, 55e, 56e), aux environs de Verdun.

 

Ve armée: général Lanrezac. 5 corps d'armée (1re, 2e, (Le 2e corps a 2 divisions plus une brigade) 3e, 10e, et 11e), une division de cavalerie (4e), 2 divisions de réserve (52e, et 60e), et provisoirement le corps de cavalerie Sordet (3 divisions)

 

Le Q. G. Rethel; la division de cavalerie Abonneau et le 2e corps (moins la brigade Mangin) en couverture dans la trouée de Marville, à l'est de Stenay, la brigade Mangin avec un régiment, le -45e, à Sedan, et un régiment le 148e, à Givet; le gros de l'armée en arrière de la partie de la Meuse comprise entre Verdun exclu et Mézières inclus.

 

IVe armée : général de Langle. - 3 corps d'armée (12e, 17e et corps colonial) et une division de cavalerie (9e), en seconde ligne dans la région de Sainte-Menehould-Commercy.

 

Le 4e groupe des divisions de réserve du général Valabrègue (51e, 53e, et 69e), dans la région Hirson-Vervins, où il organisera une position retranchée.

 

Les 1er et 4e G. D. R., placés aux deux extrémités de front, restent aux ordres du commandement en chef.

 

En outre, on tirera de l'Afrique du nord trois divisions, qui seront employées au mieux des circonstances quand elles arriveront sur le continent.

 

Le dispositif de concentration présenterait donc cinq groupes :

 

1° Un détachement d'extrême droite (1er G. D. R.);

2° L'aile droite (Ire et IIe armées);

3° L'aile gauche (IIIe et Ve armées)

4° Un détachement d'extrême-gauche (4e D. R.);

5° Une réserve (IVe armée).

 

Comme on se croit assuré de la neutralité de l'Italie, on n'hésite pas à faire venir sur la frontière de l'Est, dès le début de la guerre, les deux corps d'armée des Alpes.

 

Il n'est pas question des Anglais dont on n'a pas le droit d'escompter l'appui (Des pourparlers secrets avaient eu lieu entre les gouvernements anglais et français; l'Angleterre avait promis son appui pour le cas où les Allemands seraient les agresseurs et violeraient la neutralité belge, mais cet appui restait subordonné à de telles réserves, qu'on pouvait craindre au moins qu'il ne se produisît trop tard). Certes, la violation intégrale de la Belgique par les Allemands dressera contre eux l'opinion anglaise tout entière, mais suffira-t-elle à déterminer la Grande-Bretagne à envoyer une armée sur le continent, et dans le cas de l'affirmative, quand arrivera cette armée, forte de deux à trois corps au plus? Autant de questions auxquelles il est difficile de répondre. Cependant, pour le cas où une armée anglaise viendrait en France combattre à nos côtés, notre état-major à prévu sa concentration dans la région Cambrai-Le Cateau.

 

L'intention du général en chef, une fois la concentration terminée, est de " se porter toutes forces réunies à l'attaque des Allemands ". Nos armées développeront deux actions principales, l'une à droite entre les Vosges et la Moselle, l'autre au nord de la ligne Verdun-Metz; un groupe de forces agissant en Woëvre et sur les Hauts-de-Meuse assurera la liaison entre ces deux actions.

 

En conséquence :

 

1° Les Ire et IIe armées opéreront en Lorraine, ayant l'une un détachement de droite (7e corps et 8e D. C.) en Alsace, et l'autre un détachement de gauche (18e, et 9e corps) à l'ouest dé la Moselle, au nord de Toul;

2°, La Ve armée et le corps de cavalerie Sordet agiront au nord de la ligne Verdun-Metz; la IIIe armée les reliera aux armées de Lorraine ;

3° La IVe armée, placée primitivement en seconde ligne, se tiendra prête à intervenir soit au nord, soit au sud de la IIIe armée;

4° Les 1er et 4e G. D. R. seront établis : le 1er aux environs de Vesoul et le 4e aux environs de Vervins derrière les ailes du dispositif général, aux ordres du commandant du chef.

 

Comment le général Joffre compte-t-il manœuvrer ? Je n'ai à cet égard que de vagues indications, et me garde bien d'attribuer au commandant en chef les projets singuliers, pour ne pas dire plus, que lui ont prêtés depuis des écrivains soi-disant bien informés ; mais ce qui est certain, c'est qu'il prétend prendre l'offensive aussi bien par son aile droite en Lorraine et en Alsace, que par son aile gauche dans la région au nord de Thionville, et cela quoi que fassent les Allemands.

 

Au cas infiniment probable où ceux-ci prendraient en premier lieu l'offensive à fond contre la France, afin de la mettre promptement hors de cause et de pouvoir ensuite se retourner contre la Russie, il n'y a pas à douter qu'ils n'occupent le grand-duché de Luxembourg dès la déclaration de guerre; mais pour la Belgique, deux éventualités sont à prévoir :

 

Ils respecteront la neutralité de ce pays, ou, au contraire, ils la violeront au mépris des traités signés par eux-mêmes, selon, que le souci de ménager l'opinion anglaise prévaudra ou non dans leurs états-majors sur les considérations d'intérêt militaire immédiat.

 

Dans la première éventualité, les Allemands respectant la neutralité belge, nous opérerons comme il suit :

 

A l'aile droite, la Ire armée se portera avec son gros, d'Epinal, par Baccarat, sur Sarrebourg, flanquée à l'Est par sa droite (7e corps et 8e division de cavalerie) qui pénétrera en Alsace par le sud; dans le même moment la IIe armée marchera de Nancy par Château-Salins sur Morhange, pendant que ses corps de gauche (18e et 9e) observeront Metz à l'ouest de la Moselle.

A l'aile gauche, la Ve armée, s'étant resserrée sur sa droite, sur Verdun, passera entre la Place et la frontière belge pour se porter sur la région de Thionville et au nord;

La IIIe armée, débouchant de Verdun, agira à la droite de la Ve armée et en liaison avec elle;

La réserve, IVe armée, suivra en seconde, ligne.

 

Dans la seconde éventualité prévue, les, Allemands violant la neutralité belge :

 

L'aile droite, opérera identiquement comme dans le cas précédent;

l'aile gauche, préalablement renforcée en son centre, entre Verdun et Mouzon, par l'armée de réserve (la 4e), envahira le pays entre Thionville et la Meuse en aval de Mézières.

 

Cette combinaison me paraissait inquiétante : elle n'aurait été admissible selon moi qu'avec des actifs notablement supérieurs à ceux de l'ennemi : or, il fallait bien reconnaître, que la situation serait toute contraire.

 

Dans la guerre qui venait, où l'Allemagne, unie à l'Autriche, aurait à lutter contre la France alliée à la Russie, comme il faudrait à cette dernière beaucoup plus de temps qu'à la France pour mettre ses armées en œuvre, il était hors de doute que les Allemands se tourneraient d'abord contre les Français avec la presque totalité de leurs forces actives pour tenter de les terrasser promptement, et pouvoir revenir en temps utile au secours de l'armée d'observation laissée sur leur frontière orientale, armée qui ne parviendrait sûrement pas à contenir longtemps les Russes malgré l'appui des Autrichiens.

 

Or les Allemands, on le sait, disposeront pour la guerre de campagne de 25 corps actifs et de 35 à 40 divisions d'ersatz (Je compte d'abord par divisions, d'ersatz, parce que je ne sais pas que la plupart de ces divisions seront groupées deux par deux en corps d'ersatz, dont chacun prendra le numéro du corps actif correspondant et opérera à ses côtés tant qu'on n'aura pas à l'en séparer pour quelque mission secondaire.

 

J'avais tiré mes prévisions touchant le nombre de divisions d'ersatz que les Allemands mettraient sur pied pour la guerre de campagne dans le cours de l'école de guerre professé en 1912 " sur les armées étrangères " par un officier du 2e bureau de l'état-major de l'armée. Ce cours évaluait que le nombre de divisions d'ersatz en question était alors compris entre 32 et 40. Comme, depuis 1912, les Allemands n'avaient pas cessé d'accroître leur état militaire, il était permis de supposer que le chiffre maximum, 40, était bien près d'être atteint), sur lesquels 3 à 4 corps actifs au plus et le double de divisions d'ersatz seront maintenus sur la frontière de Russie, tandis que la reste sera concentré sur le front de France.

 

Les Allemands viendront donc contre nous avec 21 à 22 corps actifs et environ 28 divisions d'ersatz, soit un total de 70 à 72 divisions d'infanterie.

 

En admettant que nos adversaires amèneront contre nous 70 divisions d'infanterie, on n'avait pas à craindre de commettre une erreur en plus sensible (D'après le document intitulé Quatre mois de guerre, qui a été publié par le G. Q. G. français en décembre 1914, les Allemands auraient mobilisé contre nous, pour être employés en première ligne, au début des hostilités :

21 corps actifs;

13 corps d'ersatz:

17 brigades mixtes d'ersatz.

Les brigades mixtes d'ersatz étaient constituées avec les excédents de réservistes des régiments actifs et d'ersatz ; une partie seulement furent employées en première ligne dès le mois d'août 1914. Dans la suite ces brigades furent endivisionnées deux par deux.

Je ne mentionne pas ici 33 brigades de landwher, qui figurent dans le tableau de notre G. Q. G., parce que ces formations ne prirent part aux opérations actives qu'à partir du mois de septembre.

Enfin, Il y a à considérer que certains corps actifs groupés sur le front de France avaient une composition plus forte que la normale (2 divisions dont l'une comptait un bataillon de chasseurs et 4 régiments d'infanterie, et l'autre 4 régiments d'infanterie); 4 avaient en plus une brigade, un (la garde) 2 régiments, et 4 un régiment.

Les Allemands, au début des hostilités, bénéficièrent donc sur notre front d'une supériorité numérique dépassant mes prévisions, la circonspection s'imposait donc à nous plus encore que je ne le pensais avant la guerre.).

 

De notre côté, nous ne mettrons en ligne que 22 corps actifs et 15 à 16 divisions de réserve, soit au total 63 à 64 divisions d'infanterie, et ceci dans les circonstances les plus favorables, si la neutralité certaine de l'Italie et la tranquillité complète du Maroc, de l'Algérie et de la Tunisie de faire venir dans l'Est la presque totalité des bataillons affectés à la garde des Alpes et la plus grande partie de ceux employés dans l'Afrique du Nord.

 

Il est donc à prévoir que les Allemands, dans la première période de la guerre, bénéficieront, sur notre front dune supériorité numérique (Notre mode de calcul est rudimentaire, puisque nous ne considérons que l'infanterie, mais il suffit pour montrer la supériorité probable des Allemands sur notre front. Cette supériorité apparaîtrait plus grande si l'on faisait intervenir les armes autres que l'infanterie, car les Allemands ont plus d'artillerie et de cavalerie que nous.

Nous ne pouvions songer à augmenter le nombre de nos bataillons de réserve mobilisés pour les opérations actives, car les cadres manquaient et l'on n'avait pas d'artillerie à donner aux divisions qui eussent été formées avec les nouveaux bataillons.,), faible peut-être, mais certaine. Partir d'une autre hypothèse pour combiner notre plan d'opérations contre l'Allemagne serait d'une suprême imprudence.

 

En admettant que les Belges fassent tête franchement de toute leur force contre l'invasion allemande, et que les Anglais, prenant de suite parti pour nous, amènent sur le continent leur petite armée, 5 à 6 divisions au plus dans le premier moment, la situation serait bien modifiée en notre faveur, mais pas assez cependant pour justifier ce plan d'offensive générale que prépare notre G. Q. G.

 

Dans l'étude, à laquelle je me livrais en mai. 1914, j'examinai tout d'abord ce que nous avions à redouter de l'ennemi.

 

Je reléguai au dernier plan de mes préoccupations la première éventualité considérée par le général Joffre, celle où les Allemands, respectant intégralement la neutralité belge, prendraient, l'offensive en partant du front Luxembourg (La violation du grand-duché de Luxembourg par les Allemands n'était pas douteuse.) : Thionville, Metz, Strasbourg; je la jugeai, sinon impossible, du moins improbable, et par surcroît très peu dangereuse pour nous. Combien il serait désirable qu'elle se réalisât ! Pour la faire tourner à la confusion des Allemands, ne nous suffirait-il pas de savoir utiliser les facilités vraiment exceptionnelles offertes à notre défensive par la région fortifiée : Verdun, Toul, Epinal, Belfort, que nous avons édifiée et renforcée précisément dans ce but. Le développement de l'offensive considérée, en tout cas, exigerait un temps considérable, de telle sorte qu'elle ne serait admissible pour les Allemands que s'ils n'étaient pas contraints, de se hâter; or, la situation était tout autre pour eux. Une offensive au nord de Metz, qui évitait notre région fortifiée : Verdun-Belfort, et menaçait Paris par la voie la plus courte et la plus libre d'obstacles, convenait donc beaucoup mieux aux Allemands.

 

Était-il à supposer que le souci de respecter intégralement la Belgique prévaudrait, chez eux, contre leur intérêt militaire tel qu'ils le comprenaient.

 

D'ailleurs, leurs écrivains les plus autorisés n'avaient-ils pas dénoncé à l'envi en termes significatifs les intentions du grand état-major de Berlin.

 

Ma conviction absolue était donc que nos adversaires, violant sans vergogne la neutralité belge, prendraient l'offensive au nord de Metz avec la majeure partie de leurs forces et resteraient sur la défensive sur tout le front Metz-Strasbourg, dont les régions fortifiées Thionville-Metz et Molsheim-Strasbourg sont les musoirs formidables (Telle était ma manière de voir alors, en mai 1914; mes prévisions se sont pleinement réalisées, mais je reconnais qu'il n'était pas absurde de concevoir de la part des Allemands une autre manière d'opérer.

Assurément nombre d'écrivains éminents, belges, français, tudesques, avaient pronostiqué que la principale offensive allemande déboucherait au nord de Metz, ceux-ci affirmant qu'elle arrêterait sa droite à la Meuse inférieure, ceux-là disant qu'elle passerait par la rive gauche du fleuve; mais des écrivains, non moins nombreux et distingués, avaient dit que toute l'attaque des Allemands se produirait en débouchant du front Thionville-Strasbourg, car ils auraient le souci de respecter la neutralité belge par crainte de l'Angleterre. Les deux éventualités étant possibles et dangereuses, l'état-major français, quand, en temps de paix, il établissait le plan de campagne contre l'Allemagne, était tenu de prendre des dispositions répondant a l'une, et à l'autre.Notons seulement que, dès le quatrième jour de la guerre, la sommation adressée à la Belgique d'avoir à livrer passage aux colonnes allemandes à travers tout son territoire, et l'attaque brusquée de Liège qui suivit immédiatement le refus des Belges, ne laissèrent aucun doute sur les intentions de nos adversaires.

Il n'y eut que le G. Q. G. qui s'y méprit encore.

Constatons que son erreur se prolongea jusqu'au 15 août date à laquelle il lança le télégramme chiffré ordonnant la remontée du gros de la Ve armée de la région Mouzon-Méziéres vers la Basse-Sambre.).

 

Je ne crus pas devoir envisager la cas de deux offensives allemandes simultanées se produisant, l'une au nord de la région Metz-Thionville, l'autre au sud par la Lorraine, car, dans l'état des moyens de l'ennemi, la combinaison serait d'une mauvaise économie des forces, attendu qu'elle entraînerait l'affaiblissement du groupe stratégique du nord, auquel reviendrait forcément l'action principale; nous aurions ainsi plus de facilités pour venir à bout de ce groupe, ce qui nous rendrait entièrement maîtres de la situation, pourvu que notre droite, maintenue sur la défensive en Lorraine, parvînt à éviter jusque-là tout échec majeur; or, cette condition, elle la réaliserait sans peine, même contre des attaques exécutées par des forces notablement supérieures, pourvu qu'elle se tint sur la défensive et sût utiliser les facilités de défense exceptionnelles de sa zone d'opérations particulière.

 

En résumé, nous devions, d'après moi, tabler pour nos propres dispositions sur l'éventualité suivante : les Allemands prenant l'offensive avec le gros de leurs forces au nord de Metz, et restant sur la défensive entre Metz et Strasbourg.

 

Le seul point douteux, à mon avis, était de savoir si l'action de leur aile droite s'arrêterait à la ligne Sambre-Meuse, ou si elle la dépasserait. La plupart des officiers français, je parle de ceux qui étaient à même d'avoir une opinion sur cette grave question, avaient le sentiment que la droite allemande n'irait pas au delà de la ligne indiquée ci-dessous, Sambre-Meuse. On se figurait que les Allemands tiendraient aux Belges le langage suivant :

 

" Nous avons besoin de toute la rive droite de la Sambre et de la Meuse pour donner à nos opérations contre la France le développement correspondant à la grandeur de nos forces ; que vous y consentiez ou non, nous entrerons chez vous. Restez tranquilles derrière la Meuse et la Sambre, nous n'irons pas vous y chercher; dans la partie de votre pays que nous traverserons, nous ménagerons les populations autant que le permettront les nécessités militaires, et les indemniserons d'ailleurs largement dès dommages causés par nos troupes. "

 

La conviction générale, avouons-le, était que le gouvernement belge accepterait ce compromis, qui aurait pour les Allemands l'avantage de les débarrasser de tout souci à l'égard des Belges et de ménager l'opinion anglaise.

 

Ceci admis, il me semblait probable que la masse de manœuvre allemande débouchant entre Namur et la région fortifiée Metz-Thionville, son armée de droite fortement constituée, 5 à 6 corps pris parmi les meilleurs avec un groupe considérable de cavalerie, chercherait à franchir la Meuse entre Namur et Givet pour gagner, par la trouée de Chimay, les sources de l'Oise, cette tête du grand chemin de Paris, débordant ainsi la gauche de notre dispositif si nous ne savions pas prendre en temps utile les mesures de défense nécessaires.

 

La droite de la masse de. manoeuvre allemande, dans son mouvement, rencontrerait., la place de Maubeuge; mais celle-ci, mal organisée, facile à éviter du reste, ne créerait pas d'entraves sérieuses à la marche des envahisseurs. Maubeuge ne pouvait jouer efficacement qu'un seul rôle, celui de point d'appui d'une armée de campagne; comme place de barrage, elle n'existait pas. Je ne parle ni de Givet, ni des forts d'Hirson et des Ayrelles, qui n'avaient aucune valeur, sauf pour arrêter des incursions de cavalerie.

 

Comme on le constate, je ne prévoyais point l'extension énorme que prendrait la manoeuvre débordante allemande ; je n'ai pas la prétention de me poser en homme d'une clairvoyance extra ordinaire; mais j'ai le droit de dire que j'y voyais plus clair que beaucoup d'autres.

 

Au cas, que j'estime très improbable, où les Allemands, par crainte de provoquer l'intervention de l'Angleterre, se résigneraient à respecter intégralement la neutralité de la Belgique, n'aurait-on pas à redouter, qu'ils ne tentent un mouvement débordant sur notre droite, par le pays au sud de Belfort, par la Suisse septentrionale et le Jura! Cette manoeuvre, difficile à organiser, se heurterait de suite, dès le passage du Rhin, à de grandes difficultés d'exécution en raison de la nature accidentée des régions à traverser, la Suisse septentrionale et le Jura; de plus, en cas de réussite, elle ne procurerait certes pas aux Allemands autant d'avantages que la manoeuvre par la Belgique ; enfin, considération capitale, les Suisses, étaient de taille à se faire respecter et n'y manqueraient certes pas ( Le général Maitrot avait dit à ce sujet des choses très justes dans le Correspondant de décembre 1911 :

Que les sympathies des Suisses allemands aillent à l'Allemagne, c'est possible, c'est même naturel; mais que ces sympathies aillent jusqu'à faire à l'Allemagne le sacrifice de la neutralité, et partant, de l'indépendance du pays; cela jamais ! Les Suisses sont, avant tout, Suisses, et entendent le rester. La preuve en est donnée par ce passage extrait d'un discours prononcé à Zurich par un éminent professeur :

" Oui, nous sommes allemands de race, et plus allemands même que beaucoup de sujets de l'Empire d'Allemagne, à commencer par les Prussiens; mais nous sommes Suisses d'abord et nous plaçons les intérêts de notre patrie avant ceux de notre langue. Nous aimerions mieux que les Suisses allemands se romanisent en conservant leur nationalité que de les voir devenir Allemands; les Suisses. demeurent Suisses quel que soit leur langage.")

 

La manoeuvre débordante par la Suisse n'est pas impossible assurément, mais la manoeuvre par la Belgique est infiniment plus probable et beaucoup plus dangereuse pour nous. Ceci étant, comme il n'y a aucun moyen de combiner notre concentration de telle sorte qu'elle réponde simultanément dans une mesure convenable aux deux éventualités considérées, il faut, selon moi, baser nos dispositions sur la seconde éventualité, la manoeuvre débordante par la Belgique, et se contenter de prévoir et de préparer quelque peu les modifications qu'il serait nécessaire de faire subir au plan arrêté, le cas échéant, pour l'adapter en temps utile à la première éventualité, c'est-à-dire à la manoeuvre par la Suisse.

 

Quoi qu'il en soit, mon opinion sur les agissements probables des Allemands étant telle qu'il vient d'être dit, je jugeai que le plan de notre commandant en chef présentait les plus grands dangers.

 

D'abord est-il raisonnable d'opter pour l'offensive stratégique dans toutes les éventualités à prévoir? Certes l'engouement de nos officiers d'état-major pour l'offensive est tel qu'on encourrait la réprobation générale si l'on proposait la défensive stratégique; pour le début de 1a guerre, s'entend (Nous visons ici l'attitude à garder au début des hostilités, pendant le temps nécessaire à nos alliés pour être complètement en état de marcher. Une fois nos moyens et ceux de nos alliés réunis, nous prendrions la contre-offensive; une contre-offensive combinée à la demande do la situation constatée de l'ennemi, et limitée à la partie du théâtre d'opérations où l'on put porter un coup décisif, la défensive étant maintenue partout ailleurs. Il était fâcheux de subir initialement la volonté de l'ennemi, mais il fallait bien s'y résigner, puisque toute autre conduite exposait aux plus graves périls.). Mais faut-il donc pour donner satisfaction à des idées purement théoriques, adopter une attitude allant à l'encontre de nos intérêts bien compris ?

 

Que notre commandant en chef, a priori, cherche une solution offensive, rien de plus compréhensible, car l'offensive victorieuse, seule donne des résultats décisifs, mais encore faut-il avoir la possibilité d'attaquer quelque part avec chance de succès.

 

Les traités de 1815 avaient donné à la frontière franco-allemand un tracé tel que l'offensive stratégique contre l'Allemagne était déjà rendue très difficile pour la France; les traités de Francfort

en 1871, en livrant à nos adversaires l'Alsace et la Lorraine, ont complété l'œuvre des traités

de 1815.

 

L'Allemagne a pu créer aux deux extrémités du front de 160 kilomètres qui s'étend du Rhin au Grand-Duché de Luxembourg, deux solides régions fortifiées, Strasbourg-Molsheim et Metz-Thionville, ne laissant entre elles qu'un passage de 80 kilomètres à peine, encombré d'obstacles et barré sut le territoire allemand par des positions très fortes naturellement, dont l'organisation est préparée sûrement par les Allemands avec leur méthode ordinaire.

 

Si l'ennemi respecte les neutralités luxembourgeoise et belge, nous les respecterons scrupuleusement aussi, de telle sorte que les opérations ne s'étendront pas hors des limites du territoire allemand; ceci étant, où et comment attaquer nos adversaires ? Toutes les combinaisons qu'on peut former se heurtent à des difficultés quasi insurmontables. Le mieux serait donc de rester sur la défensive, c'est-à-dire de laisser à l'ennemi l'initiative de l'attaque, et d'attendre pour le contre-attaquer qu'il ait débouché sur notre territoire.

 

Si, au contraire, comme cela est probable, les Allemands violent les neutralités en question, le pays entre la région fortifiée Metz-Thionville et la Meuse en aval de Mézières nous sera ouvert, mais, vu sa configuration topographique, il opposera à nos opérations de si grandes difficultés que nous devrons hésiter à y engager nos armées (Cette région, qui a formé le département des Forêts sous le Premier Empire, est couverte de bois et de terrains fangeux; de tout temps, les armées évitèrent de la traverser.); il faudrait donc aller chercher un terrain favorable à notre offensive à l'ouest de la Meuse, en Belgique proprement dite. Dans l'état de nos moyens, conserver assez de forces pour prononcer une puissante attaque en Belgique, tout en assurant convenablement la garde du pays entre le Rhin et la Meuse inférieure, est un problème des plus difficiles à résoudre malgré l'appui que les places fortes prêteront à notre droite. Donc, dans ce cas encore, il serait préférable, au début de la guerre, de nous en tenir à la défensive sur tout notre front.

 

D'ailleurs, la défensive, qui l'emporte sans conteste sur l'offensive, quand il s'agit simplement de gagner du temps, ne nous conviendrait- elle pas mieux, au début de la guerre, à nous qui aurons pour alliés les Russes auxquels il faudra beaucoup plus de temps pour amener leurs armées à la frontière allemande, et peut-être aussi les Anglais dont l'intervention sera sûrement tardive ? En nous précipitant sur les Allemands dès que nos transports de concentration seront terminés, ne ferons-nous pas le jeu de nos adversaires dont l'intérêt sera de nous mettre hors de cause avant que, Russes et Anglais ne soient prêts à intervenir ?

 

Si les Belges se résignaient de suite à faire tête à l'invasion allemande et consentaient à opérer de concert avec nous, la défensive de notre aile gauche devrait être reportée de la région Maubeuge-Lille jusqu'à la Meuse de Givet à la frontière hollandaise, pourvu que l'ennemi nous en laissât le temps, ce qui était fort douteux.

 

Il n'était guère à prévoir que les Allemands prissent le parti d'agir en premier lieu contre les Russes avec la majorité de leurs forces; mais si cela arrivait cependant, nous serions tenus d'attaquer sans délai, aussitôt que notre concentration serait terminée. L'ennemi, dans ce cas, se garderait bien de violer la neutralité de la Belgique et même du Luxembourg, de telle sorte que nous serions obligés de resserrer nos opérations sur son territoire. En raison de la faiblesse relative, des forces qui nous seraient opposées, notre offensive s'effectuerait pourtant sans grande difficulté.

 

L'offensive de notre aile droite (Ire et IIe armées), hors l'éventualité ci-dessus, me semble condamnable sans réserve.

 

Des deux attaques que prépare la directive n° 1, l'une au nord de Thionville, l'autre en Lorraine et en Alsace, la première est sans conteste la principale, celle dont nous devons attendre la décision; je ne me permettrais pas de prêter une autre pensée au général Joffre. L'attaque en Lorraine et en Alsace est secondaire, son but ne pouvant être que de couvrir la Lorraine française et de contraindre l'ennemi à nous opposer sur cette partie du front une importante fraction de ses forces. En somme nôtre aile droite aura à jouer un double rôle de couverture régionale et de démonstration : ne peut-elle donc le remplir qu'en attaquant?

 

A mon avis, elle devrait rester sur la défensive, mode d'action qui trouve des facilités exceptionnelles dans la configuration topographiques de la Lorraine française et des Vosges, et. utilise comme réduits les puissantes forteresses de Verdun, Toul, Epinal et Belfort. Cette défensive serait bien entendu combinée avec d'actives démonstrations en vue de tromper l'ennemi, en vue de lui faire croire à l'imminente d'une attaque de notre part.

 

La démonstration, qui menace d'attaquer sans passer au fait et comporte des procédés spéciaux d'exécution, a tenu dans l'art militaire de tous les temps une place importante, mais le clan " de Jeunes ", qui entourent le général Joffre, juge la démonstration difficile, dangereuse même le plus souvent, et d'ailleurs inefficace. Pour ces messieurs, en stratégie comme en tactique, il n'y a que . l'offensive, et la défensive; cette dernière étant jugée comme une forme très secondaire de l'activité militaire, dont on ne doit user que quand les circonstances l'imposent absolument; attendu que, le plus souvent, " la meilleure manière de se défendre est d'attaquer. " De. plus ces messieurs proclament que le combat en retraite est impraticable.

 

En raison de ce courant d'idées, il est inévitable que nos attaques en Lorraine et en Alsace seront des attaques poussées à fond; or, un simple coup d'œil jeté sur une carte topographique montre les difficultés énormes auxquelles vont se heurter nos troupes.

 

En Lorraine, de Metz aux Vosges, notre offensive dispose de deux couloirs :

 

1° Celui de Château-Salins à Morhange, entre Metz et la région des étangs de Dieuze, Réchicourt, etc..., large d'une cinquantaine de kilomètres, dont trente à peine utilisables car il faut laisser entre sa gauche et les forts sud de Metz une zone tampon suffisamment profonde pour y installer un détachement de flanc qu'on ne risque pas d'avoir sur les bras dès qu'il commencerait à reculer;

 

2° Le couloir de Sarrebourg entre les étangs et les Vosges, dont la largeur est de moins de 20 kilomètres, les Vosges n'étant accessibles qu'à des opérations de petite guerre.

 

Ces couloirs sont barrés en territoire allemand par des positions fortes naturellement et faciles à mettre en état de défense. Il n'y a pas à douter que nos adversaires n'en aient préparé minutieusement l'organisation; le plan est arrêté dans les moindres détails, le personnel directeur et les équipes d'exécution sont désignés, le matériel d'outils, de fil de fer, etc..., est constitué à pied d'œuvre, et même plus, certains travaux, dont les plus longs, ceux de viabilité et de déboisement sont déjà exécutés en partie (Les Allemands, qui nous ont attendu de pied ferme sur les positions de Morhange et de Sarrebourg, les avaient-ils fortifiées autant que je l'avais prévu ? (je le crois) mais s'ils ne l'avaient pas fait, ils eussent commis une faute grave, sur laquelle il ne nous était pas permis de compter dès le temps de paix.). La mise en état de défense sera en train dès le premier jour de la période de tension diplomatique que l'Allemand provoquera à son heure et sera, maître de prolonger à son gré.

 

Une fois ses organisations défensives achevées, l'ennemi sera inexpugnable contre les attaques exécutées d'après les procédés habituels de guerre de campagne, même s'il ne nous oppose là que des troupes inférieures à la fois par le nombre et par la qualité, des troupes d'Ersatz (réserve) et de Landwehr (territoriale) appuyées par quelques troupes actives. Pour le déloger, nous serions contraints de recourir à un véritable siège, opération d'assez longue durée, probablement, et exigeant une artillerie de gros calibre, nombreuse et bien approvisionnée, que nous n'avons pas.

 

Les attaques dirigées par nous sur Morhange et sur Sarrebourg me paraissent par suite vouées à un échec, et de plus, il est à craindre que nous n'en sortions tellement affaiblis que les Allemands y aient l'occasion de contre-attaquer avec succès, et de mettre notre droite à ce point en péril que les projets du général Joffre en soient complètement déconcertés.

 

L'attaque en Alsace est complémentaire de celles en Lorraine; on en attend de plus un grand effet moral. Elle doit être assez fortement constituée pour pouvoir d'abord chasser l'ennemi de la Haute-Alsace et s'emparer de la tête de pont de Brisach, puis masquer la région fortifiée Molsheim-Strasbourg et en même temps faire garder le Rhin depuis Hüningue jusqu'à hauteur de sa droite, afin de ne pas risquer que l'adversaire ne franchisse le fleuve derrière elle. Un seul corps d'armée, renforcé d'une division de cavalerie, ne suffira pas; donc, si l'on veut quand même tenter l'opération, il faudrait envisager la nécessité d'y consacrer plus de forces, le double, au moins. Malgré cela, elle resterait subordonnée à l'offensive sur Sarrebourg; si le groupe chargé de celle-ci recule, le corps d'Alsace devra faire de même, exposant. aux représailles des Allemands les populations alsaciennes qui n'auront pas résisté à la tentation de manifester leur amour pour la France. Mieux vaudrait, en tout cas, limiter l'entreprise à l'occupation de la région Mulhouse-Hüningue : on pourrait y employer moins de monde, tout en ayant plus de chances de garder sa conquête.

 

En admettant que nous nous tirions sans dommage grave de nos attaques en Lorraine et en Alsace, avons-nous au moins chance, grâce à une action vigoureuse, de tromper les Allemands et de les déterminer à affaiblir leur droite pour se renforcer sur le front Metz-Strasbourg ? Incontestablement non ! Nos adversaires se, sachant inexpugnables, au moins pour un temps suffisant, ne prendront nulle alarme de l'offensive de notre droite, et ne mettront pas en ligne contre elle un seul bataillon de plus.

 

Il est donc de toute évidence pour moi que, nous devrions rester sur la défensive en Lorraine et dans les Vosges et n'affecter à la garde de ces régions que les troupes strictement indispensables, afin de pouvoir renforcer notre aile gauche, dont nous devons attendre la décision.

 

Cette combinaison s'imposerait d'autant plus que les Allemands, au début de la guerre, disposeront contre nous, très probablement de forces supérieures (Et ceci dans les circonstances les plus favorables comme il a été dit précédemment.), de telle sorte que pour lutter à forces égales au point décisif, nous sommes dans l'obligation de nous résigner à être plus faibles partout ailleurs.

 

Cette offensive exécutée en Lorraine et en Alsace, avec presque la moitié de nos forces actives, est le vice capital du plan Joffre.

 

L'erreur du général provient de ce qu'il méconnaît la puissance de la défensive organisée quand l'offensive est contrainte de l'aborder de front ; il ne comprend ni le parti que nous pourrions en tirer, ni surtout celui qu'en tireront nos adversaires.

 

Le fétichisme outrancier de nos états-majors pour l'offensive nous expose aux pires destinées (La leçon des événements ne le démontrera que trop.

Notre observation vaudrait même si l'offensive de notre droite n'avait pas eu l'issue lamentable que l'on sait.

En admettant que nos troupes eussent contraint l'ennemi à la retraite, que fut-il advenu? Les Allemands, certainement, auraient su se retirer à temps pour aller se rétablir sur des positions aussi fortes (il y en avait à chaque pas). Nous nous serions trouvés dans un grand embarras, pris que nous aurions été entre des régions fortifiées aussi rapprochées que Thionville-Metz, à gauche, et Molsheim-Strasbourg, à droite.

Le G. Q. G. nous fera connaître quelque jour, j'espère, quelles étaient ses idées exactes, avant la guerre, quand il préparait son projet d'opération, et au début de la guerre quand il en réglait l'exécution. En attendant, je ne lui ferai pas l'injure de lui attribuer les desseins singuliers que lui prêtent quelques écrivains.).

 

II

 

Considérons maintenant l'action de notre aile gauche renforcée de l'armée de réserve telle que va l'organiser le commandant en chef si les Allemands violent la neutralité de la Belgique, ce que je considère comme certain.

 

Cette aile gauche, IIIe, IVe et Ve armées, après s'être déployée le long de la Meuse, de Verdun à Mézières, entrera dans la région au nord de Thionville pour se porter à la rencontre des Allemands; la gauche du dispositif sera couverte à l'ouest de la Meuse par le corps de réserve (3 divisions) du général Valabrègue, qui s'appuiera à la place de Maubeuge.

 

Nous répétons encore une fois que nous ne parlons pas des Anglais, car en admettant qu'ils prennent parti en notre faveur, il est à craindre que leur intervention ne soit faible et tardive.

 

D'abord, c'est commettre un non-sens d'une certaine gravité que de parler de l'offensive de notre aile gauche. En effet, on est convenu d'attendre pour se décider à violer la neutralité de la Belgique que nos adversaires nous en aient donné l'exemple; par conséquent, sur cette partie du théâtre d'opérations, notre action sera subordonnée à celle des Allemands, de telle sorte que nous nous trouverons dans une situation où il s'agira non d'offensive proprement dite, mais de contre-offensive dans des. conditions susceptibles de varier beaucoup ; car il est impossible de prévoir où se trouveront les Allemands quand nous entreprendrons de marcher à leur rencontre.

 

Qu'on remarque qu'il y a des chances pour qu'ils arrivent avant nous à la sortie nord des forêts de la Semoy; si cette éventualité se réalisait, la IVe armée aurait la voie barrée; nos desseins en seraient profondément troublés : bon gré, mal gré, il faudrait maintenir la Ve armée sur la défensive le long de la Meuse, et quant aux IIIe et IVe armées, on devrait modifier les conditions de leur contre-offensive, si même on n'était pas contraint de les établir elles aussi sur la défensive. La prudence la plus élémentaire exigerait donc que nous prenions nos dispositions initiales en conséquence, c'est-à-dire que la manœuvre de notre aile gauche fût prévue en deux périodes, l'une défensive, l'autre offensive.

 

Dans la première, l'aile gauche s'établirait sur les fortes positions qui s'étendent de Verdun à Mézières par Montmédy et Carignan pour y attendre les Allemands si les circonstances imposaient cette attitude;

 

Dans la seconde période, nous passerions à la contre-offensive dans des conditions à déterminer alors en tenant compte de la situation constatée de l'ennemi (" Avant de songer à porter des coups à l'ennemi, il faut être en mesure, de parer les siens et de riposter, si, prêt le premier, il en profite pour attaquer. " (Général BONNAL.))

 

En outre, mieux vaudrait prendre comme base de concentration l'éventualité de la violation de la Belgique par les Allemands plutôt que l'éventualité contraire à la fois si improbable et si peu dangereuse. A mon avis la IVe armée serait mieux placée en échelon derrière la gauche de la Ve, vers Rozoy-sur-Serre par exemple, que derrière le centre du dispositif général, comme le prescrit la directive n° 1. Au cas où, contrairement à toute prévision, l'ennemi respecterait le territoire belge, on aurait sans doute à faire redescendre la IVe armée vers le Sud, mais cela serait assez facile à la seule condition d'avoir préparé le mouvement d'avance en faisant usage des chemins de fer dans la plus large mesure possible; d'ailleurs on n'aurait pas à craindre d'être pris de court, car, dans le cas considéré, l'offensive allemande ne pourrait nulle part progresser rapidement vu les obstacles accumulés sur sa route.

 

Les Allemands violant le territoire de la Belgique, si le général Joffre persistait dans son projet de pousser toute son aile gauche à leur rencontre à travers la région au nord de Thionville, la Ve armée se resserrant sur sa droite, la IVe se porterait à sa gauche sur le front Mouzon-Mézières-Rocroi. A observer que la Ve armée, ainsi maintenue au centre de l'aile gauche, opérerait dans une région qui lui est plus familière, et pourrait en outre conserver ses corps de couverture, le 2e corps et la division de cavalerie Abonneau, qu'elle doit forcément passer à la IVe armée si celle-ci se place au centre comme dans le projet Joffre (Avec le dispositif préconisé par moi, quelle que soit l'éventualité qui intervienne, la Ve armée se resserre toujours sur sa droite et prend son débouché par la région de Montmédy - trouée de Marville, - où elle a la partie principale de sa couverture, et dont elle, a dû par conséquent faire une étude approfondie.)

 

Enfin, au cas où les Allemands entreprendraient de manœuvrer avec des forces nombreuses à l'ouest de la partie de la Meuse en aval de Mézières, la IVe armée, réunie initialement autour de Rozoy, aurait toute facilité pour gagner Maubeuge afin de contenir le mouvement débordant adverse de concert avec le groupe des divisions de réserve Valabrègue; si improbable que le général Joffre juge cette éventualité, il ne lui est pas permis de l'écarter complètement de ses préoccupations, car elle est à la fois possible et dangereuse.

 

Je le répète, que les Allemands violent on non, la neutralité belge, la défensive stratégique intégrale s'imposerait à nous tant que les Russes ne seront pas en état, d'intervenir efficacement sur leur frontière et qu'on n'aura pas donné aux Anglais le temps de prendre parti et d'amener leur contingent sur le continent.

 

Cependant' si l'on veut bien, dans les deux éventualités, accepter cette offensive de notre aile la région au nord de Metz, qui nous paraît la partie essentielle du plan Joffre, mais que l'on maintienne du moins notre aile droite sur la défensive en Lorraine et dans les Vosges, il est possible de modifier le dispositif de concentration de manière qu'il donne satisfaction aux observations énumérées plus haut.

 

1° La droite (Ier et IIe armées), réduite à 6 à 7 corps actifs avec 7 ou 8 divisions de réserve, serait établie initialement derrière la Seille et la Vezouze, faisant tenir les Vosges à sa droite et multipliant les démonstrations pour faire croire à l'ennemi qu'elle veut marcher sur Sarrebourg et sur Morhange.

 

Au cas où les Allemands l'attaqueraient en forces supérieures, elle rétrograderait en combattant pour faire tête finalement sur la ligne de nos places fortes (Par " ligne de nos places fortes " j'entends la ligne des positions dont ces places sont les réduits, le couronné de Nancy et les hauteurs de la rive gauche de la Mortagne, entre autres.).

 

Son rôle principal serait alors de contenir en Lorraine les attaques éventuelles, de l'ennemi pendant tout le temps dont nous aurions besoin pour obtenir la décision à notre aile gauche.

 

2° Les IIIe et Ve armées, se concentrant toujours sur le front Verdun-Mézières, auraient pour première mission d'en assurer la défense tout en se tenant prêtes à prendre au premier ordre l'offensive sur la région de Thionville et au Nord.

 

3° Le groupe des divisions de réserve Valabrègue se placerait à la sortie sud des forêts entre Mézières et Maubeuge.

 

4° Le corps de cavalerie Sordet viendrait à Maubeuge, à deux marches de la Meuse, en aval de Givet.

 

5° La IVe armée, portée à 4 corps actifs, serait établie : un corps à Maubeuge avec la cavalerie Sordet;

 

Le gros en échelon refusé à la gauche de la Ve armée autour de Rozoy-sur-Serre, de telle sorte qu'il pût en trois étapes, soit rejoindre son corps de Maubeuge, soit se placer sur la Meuse de Mouzon à Mézières à gauche de la Ve armée qui, dans ce cas, se resserrerait sur sa droite.

 

Les circonstances pouvant exiger qu'on ramène promptement l'armée vers le sud, le mouvement serait préparé en utilisant les voies ferrées le plus possible

 

6° Deux corps actifs, constituant une réserve générale, seraient établis au large, en arrière du centre, dans la zone Bar-le-Duc-Châlons-Brienne, toutes mesures prises pour qu'on pût la transporter promptement en chemin de fer partout où son intervention serait reconnue nécessaire dans la suite.

 

Cette réserve se grossirait en principe des 3 à 4 divisions qu'on tirerait de l'Afrique du Nord.

 

7° La concentration éventuelle de l'armée anglaise serait prévue dans la région da Valenciennes.

 

8° La région fortifiée Maubeuge-Lille serait remise en état, non de soutenir un siège, mais de servir de point d'appui à une armée de campagne; on préparerait de même la mise en état de défense du Jura septentrional.

 

La combinaison ci-dessus, plus large et plus souple que celle prescrite par la directive n° 1, tout en préparant mieux la contre-attaque au nord, de Metz, laisse néanmoins la possibilité d'opposer promptement des forces nombreuses à un groupe adverse qui tenterait de passer par la Belgique à l'ouest de la Meuse inférieure.

 

Si les Allemands, contrairement à toutes prévisions, respectent intégralement la neutralité belge, et attaquent en débouchant du front Luxembourg-Thionville-Metz-Strasbourg (Ainsi que nous l'avons déjà dit, il n'y a aucun espoir que les Allemands respectent la neutralité du grand-duché de Luxembourg, s'ils prennent l'offensive.), avec ou sans manœuvre débordante par la Suisse, nous aurions sans doute à exécuter un rétablissement considérable; mais, ainsi que je l'ai dit, il n'y aurait pas à craindre d'être pris de court, car la pire éventualité, serait que nous fussions ramenés à la ligne de nos camps retranchés : quelle magnifique chance de riposte nous aurions alors !

 

En résumé, pour le début de la guerre, une, offensive générale se développant entre le Rhin et la Meuse inférieure comme celle que projette le général Joffre, me semble condamnable sans réserve; une offensive limitée soit à la région au nord de Thionville, soit à la Belgique, quoique moins critiquable, est également à écarter pour les raisons majeures qui nous condamnent à observer une attitude toute de prudence., au commencement des hostilités du moins : notre préparation à la guerre, inférieure à celle des Allemands; l'inexpérience de nos cadres bien dangereuse avec une doctrine tactique exaltant l'audace poussée jusqu'à la témérité; et surtout, la nécessité d'éviter toute action décisive avant l'entrée en ligne des Russes et des Anglais.

 

Le mieux serait par suite de nous en tenir momentanément à la défensive stratégique où l'habile utilisation de nos places fortes de l'est et du nord nous procurerait des avantages compensant et au delà les causes de faiblesse que nous supporterons alors et que la plus sage prévoyance ne parviendrait pas à réduire complètement.

 

Au cas où les Belges se décideraient de suite à faire tête à l'invasion allemande et à opérer de concert avec nous, il faudrait évidemment, comme je l'ai déjà dit, essayer de reporter la défensive de notre aile gauche sur la Meuse inférieure, la Meuse de Givet à la frontière hollandaise, mais il était plus que douteux que les Allemands nous en laissassent le temps. L'occasion serait si courte que, pour ne pas risquer de la manquer, il convenait de prendre sa résolution d'avance et de préparer les mesures d'exécution. La question n'a même pas été envisagée chez nous.

 

III

 

Il ne m'appartenait pas d'instituer un débat sur le plan Joffre, et j'y inclinais d'autant moins que la directive n° 1 ne le révélait pas complètement, car elle ne mentionnait aucune idée directrice.

 

Ce plan était l'œuvre du général qui l'avait élaboré avec les officiers de son état-major particulier et ceux du 3e bureau de l'état-major de l'armée. Le conseil supérieur de la guerre n'avait été aucunement consulté (je ne prétends pas qu'il dût l'être); ses membres, bien qu'ils fussent appelés à commander les armées en cas de guerre, n'avaient eu connaissance du plan que par la communication de la directive n° 1, document secret qu'il ne leur était pas permis de discuter.

 

Par contre, j'avais le devoir de présenter de respectueuses observations en ce qui concernait la coopération de mon armée à la manœuvre offensive de l'aile gauche.

 

La- configuration de la partie des Ardennes, où se déroulerait la manœuvre projetée, présente les particularités topographiques suivantes :

 

La Meuse, rivière canalisée, large d'une centaine de mètres, au cours très tourmenté entre Mézières et Givet, coule dans une vallée profonde (250 mètres en moyenne) et encaissée entre des hauteurs escarpées, que coupent de place en place des ravins aux flancs abrupts. Des forêts épaisses et mal frayées couvrent tout le pays à une douzaine de kilomètres à l'est et à l'ouest. De ce vaste massif forestier se détachent deux bandes de bois presque continues : l'une partant de Mézières et s'étendant vers l'est jusque que près d'Arlon, traversée dans toute sa longueur par la Semoy, dont le cours est encore plus tortueux et encaissé que celui de la Meuse; l'autre partant de Givet et s'étendant vers le nord-est jusqu'à l'Ourthe supérieure. Ces deux bandes boisées comprennent entre elles une région de forme triangulaire, les " Hautes Fagnes " (Fagnes signifiant tourbières), au sol spongieux, si bien que presque partout les voitures un peu lourdes, telles que la plupart des voitures militaires, sont exposées à s'embourber quand elles sortent des routes. Cette région est du reste couverte en grande partie de bois d'étendue variable, qui ne laissent entre eux que des clairières assez étroites faites de prairies compartimentées à l'extrême par de solides réseaux de fil de fer : ce fut sous le Premier Empire le département des Forêts.

 

On veut que l'aile gauche française, IIIe, IVe et Ve armées, dans cet ordre de la droite à la gauche, prenne l'offensive entre la Meuse en aval de Mézières et Thionville, la Ve armée marchant de la ligne Mézières-Mouzon vers le front Gedinne-Paliseul-Neufchâteau pour aller à la rencontre de la droite allemande. Le général Joffre suppose donc que cette droite allemande se portera des environs de Malmédy sur Mézières et Sedan pour aborder l'Ardenne méridionale dans sa partie la plus épaisse et la plus difficile . Cette - hypothèse est inacceptable; ainsi que je l'ai dit, le mouvement allemand s'étendra plus au nord. J'ai la conviction, absolu que la masse de manœuvre adverse (j'entends par là l'ensemble des forces allemandes agissant au nord de Metz) opérera à cheval sur la Meuse

 

La gauche, partant de la région Thionville-Luxembourg-Arlon, probablement attaquera sans se presser, en forme de démonstration, sur le front Spincourt-Longuyon-Montmédy;

 

Le centre, chargé simplement d'occuper la région boisée entre Arlon et la Meuse, agira avec la circonspection que comporte une telle mission dans un pays aussi hérissé d'obstacles.

 

La droite, formée de plusieurs corps, choisis parmi les meilleurs avec une forte masse de cavalerie, gagnera lestement la Meuse entre Namur et Givet, y franchira la rivière et se portera par Chimay vers les sources de l'Oise, débordant promptement là gauche de notre dispositif, si nous ne prenons pas à temps les dispositions nécessaires pour la contenir

 

La manœuvre débordante de l'armée de droite adverse pourrait assurément être déjouée indirectement si notre aile gauche, entrée dans les pays à l'est de la Meuse, y obtenait un succès à la fois prompt et décisif; malheureusement il ne nous est pas permis de tabler sur un pareil espoir. Je compte fermement que nous serons vainqueurs entre la Meuse inférieure et Metz, mais je ne crois pas (je dirai plus loin pourquoi) que nous y prenions l'avantage assez complètement et assez vite pour contraindre les Allemands à faire revenir leur armée de droite à l'est de là Meuse.

 

La Ve armée, notamment, ne pourra progresser que lentement. Mon opinion à cet égard s'appuie d'une part sur la connaissance des difficultés de la région où j'opérerai, et d'autre part sur la conviction que la partie de la masse de manœuvre allemande qui me sera opposée agira avec plus de circonspection que ne le supposent la plupart de nos officiers, progressant de position en position méthodiquement, toujours prête à se caler sur la défensive ou même à rétrograder, si nos attaques menacent de la mettre en péril. Supposer qu'elle " bourrera " dans la région de coupe-gorges qui s'étend du. confluent de la Semoy à Arlon me parait un véritable non sens - (Les événements ont pleinement donné raison à mes prévisions. Mais le G. Q. G. ne pouvait admettre a priori de la part des Allemands une telle manière d'opérer; prêtant à l'ennemi ses propres idées sur la guerre, il supposait qu'il attaquerait vivement et à fond, là comme ailleurs.).

 

Or, avec le plan Joffre, la manœuvre débordante allemande étant montée comme je 1' ai supposé (et à plus forte raison comme elle le sera), un demi-succès entre la Meuse et Metz ne nous suffirait pas; il nous faudrait absolument une victoire prompte et décisive qui dissociât l'ennemi et le contraignit à une.. retraite prolongée.

 

Pour fixer les idées, admettons que les Allemands aient commis la faute de placer à leur gauche plus de monde qu'il n'en faut pour assurer la garde des fortes positions organisées entre Metz et Strasbourg (Hypothèse gratuite, car les Allemands ne commettront pas cette faute; en effet, abandonnant la Haute-Alsace à la garde d'un détachement de Landwehr, ils placèrent seulement 18 divisions entre Metz et les Vosges, alors que, sur cette partie du théâtre d'opération et en Alsace, nous engagions la valeur de 28 divisions actives et de réserve.), et qu'ils ne disposent plus par suite à leur aile droite que d'une supériorité numérique restreinte, de telle sorte que, pour constituer assez fortement l'armée appelée à agir par la rive gauche de la- Meuse, ils soient contraints de ne laisser entre la rivière et Thionville que des forces inférieures à celles que nous y engagerons nous-mêmes. Est-ce suffisant pour que nous soyons en droit de compter sur cette victoire décisive et rapide dont nous aurions besoin ?

 

Je réponds sans hésiter : non !

 

Étant données les difficultés auxquelles nos opérations offensives se heurteront du fait du terrain en Luxembourg et dans l'Ardenne belge, les Allemands, dont les troupes sont très solides (il ne servirait à rien de le nier), à la seule condition d'être prudents (Prudents, les Allemands le furent, hélas !) (on n'a pas le droit de supposer le contraire à priori), et de faire un emploi méthodique de la défensive et même, s'il le faut du combat en retraite, malgré, leur infériorité numérique, contiendront sans trop de peine nos attaques pendant tout le temps nécessaire à leur armée de droite pour donner à sa manœuvre débordante un développement tel que nous soyons contraints de lâcher prise précipitamment entre la Meuse et Metz.

 

Ne serait-il pas déraisonnable d'espérer que les Allemands, assaillis dans cette région par des forces supérieures, commettront la faute insigne de s'engager à fond quand rien ne les y oblige ?

 

L'esprit reste confondu à la pensée de jouer le sort de la France sur une pareille carte !

 

Après mûre réflexion, je crus devoir communiquer les observations qui précédent aux officiers de mon état-major particulier : général Hély d'Oissel, commandant Schneider et capitaine Besson; dès les premiers mots, je m'aperçus que je prêchais des convertis : la manière de voir de ces messieurs concordait avec la. mienne sur tous les points (ceci dit pour établir que la discussion développée ici est antérieure à la guerre; qu'elle ne doit rien à l'esprit d'escalier.). Ils me firent connaître en outre que mon prédécesseur, le général Galliéni, professait la même opinion.

 

Désireux. de ne présenter aucune objection qu'en connaissance de cause, j'exécutai personnellement la reconnaissance de la zone belge où la Ve armée pouvait être appelée à opérer. J'acquis

la preuve que mon opinion sur les difficultés de cette, zone était entièrement fondée.

 

Averti que j'allais me heurter à des susceptibilités très vives, après avoir longtemps hésité, le 25 juillet 1914, sentant la guerre prochaine, je fis rédiger par le, général Hély d'Oissel le rapport ci-dessous :

 

" La mission, confiée à la Ve armée dans l'hypothèse de la violation de la Belgique, est de prendre la contre-offensive dans la direction générale de Neufchâteau.

 

Les conditions de possibilité de cette contre-offensive sont les suivantes :

 

L° La Ve armée, avant de s'engager dans les défilés boisés des Ardennes et de la Semoy, doit avoir la certitude qu'elle pourra non seulement, déboucher librement de ces défilés, mais encore gagner au delà le champ nécessaire pour mettre en œuvre tous ses moyens. Pratiquement elle doit pouvoir atteindre avec ses quatre corps de gauche le front Maissin, Paliseul, Bertrix, Saint-Médard. Ce front est à 3 jours de marche de la frontière allemande, 1a Ve armée ne pourra l'atteindre avant le 13e jour (Donc il y a des chances pour que les Allemands arrivent avant nous à la sortie nord des forêts de la Semoy. Si cela arrive, nous ne passerons pas. Bon gré, mal gré, la Ve armée devrait rester sur la défensive le long de la Meuse à l'entrée des bois.

Si la voie est libre, il ne faut pas compter, vu les difficultés de la région, que nous puissions venir à bout promptement des forces adverses qui nous seraient opposées, nous fussent-elles inférieures en nombre. (Gal L.)).

 

2° Il est indispensable que le 2e corps soit relevé de sa mission de couverture (dans la trouée de Marville) assez tôt pour, être en mesure de participer à la droite de 1a Ve armée à l'action que celle-ci peut être amenée à engager aussitôt son débouché terminé.

 

3° Il est non moins indispensable que l'offensive de la Ve armée soit. appuyée par l'offensive simultanée de l'armée qui doit se placer à sa droite (la IVe dans le cas envisagé).

 

L'offensive sur Neufchâteau répond à l'éventualité, d'ailleurs probable, où, l'aile droite allemande serait orientée sur Sedan. Mais il peut arriver qu'elle soit. orientée plus au nord. Cela dépend évidemment de l'amplitude que les Allemands voudront ou pourront donner à leur mouvement enveloppant parla Belgique.

 

Dans les études, militaires allemandes récentes (et notamment dans le Kriegspiel exécuté en 1911 par le G. E. M. ), on envisage couramment le passage par la Belgique de trois armées dont la plus septentrionale serait orientée, sur Dinant, de façon à passer railleuse entre Namur et Givet.

 

D'autre part, l'obstacle de la Meuse est doublé entre Mézières et Givet d'une formidable barrière boisée, épaisse, d'une journée de marche, où aucune armée ne peut s'engager si elle sait les débouchés de sortie gardés.

 

D'où il résulte que l'armée formant la droite de l'aile droite allemande ne peut-être orientée qu'en amont de cette barrière, c'est-à-dire sur Sedan, ou en aval, c'est-à-dire sur Givet et plus au nord.

 

Il est clair que la Ve armée, une fois engagée dans la direction de Neufchâteau, ne pourrait parer à cette dernière éventualité, qui n'est envisagée ici que pour mémoire (En vérité, c'était avant tout pour avoir l'occasion de parler de cette éventualité que j'écrivais cette lettre.).

 

LANREZAC.

 

Il importe de bien saisir l'esprit de cette lettre, qui fut rédigée du 25 au 30 juillet 1914 et expédiée le 31.

 

Quand j'y disais que la manœuvre ordonnée à la Ve armée répondait au cas, d'ailleurs probable, où l'armée de droite allemande marcherait par l'Ardenne belge sur Sedan, j'affirmais non pas mon opinion, mais celle du commandant en chef. En effet ce dernier considérait l'éventualité en question comme certaine, alors que moi, Je n'y croyais guère.

 

Dans une lettre écrite au général en chef à la veille de la déclaration de guerre, je ne voulais pas formuler sur les agissements, de l'ennemi un avis diamétralement opposé au sien, alors que mes prévisions ne reposaient encore que sur des hypothèses.

 

Mais je mentionnais expressément une seconde éventualité, que je jugeais au fond beaucoup plus probable que la première et qui était des plus, dangereuses pour nous, savoir, " l'armée de droite allemande franchissant la Meuse entre Namur et Givet pour opérer par la rive gauche du fleuve ": J'avais eu grand soin d'ajouter que si cette, éventualité se produisait, la Ve armée serait hors d'état d'y parer du moment où elle aurait commencé à s'engager dans les défilés de l'Ardenne belge, conformément aux prescriptions de la directive n° 1. La charge de prendre des mesures pour s'opposer à la manœuvre allemande par la rive gauche de la Meuse inférieure reviendrait donc au commandant en chef.

 

La question ainsi posée, j'espérais que le général Joffre voudrait la traiter à fond avec moi.

 

On ne parut tenir aucun compte de. mes observations. J'étais décidé à revenir à la charge ; malheureusement, la guerre éclata sur ces entrefaites.

 

De divers propos tenus par des officiers de l'entourage du général Joffre et aussi de la sérénité de celui-ci à mépriser le danger que je lui signalais, j'en vins à croire que la directive n° 1 subirait à l'exécution des modifications importantes, toutes préparées d'avance, mais qu'on tenait secrètes.

 

Je me trompais.

 

CHAPITRE II

 

DU 8 AU 16 AOUT

 

La concentration derrière la partie de la Meuse qui s'étend de Mouzon à Mézières.

 

Les décrets de mobilisation sont lancés le 1er août par la France à 15 h. 40, par l'Allemagne à 17 heures. Les Allemands, en fait mobilisaient depuis le 25 juillet, mais ils n'avaient voulu promulguer leur décret de mobilisation générale qu'après nous, afin de pouvoir dire qu'ils y avaient été contraints par nos provocations.

 

Le 2 août ils pénètrent dans le Grand Duché du Luxembourg et s'y installent.

 

Ce même jour, ils somment la Belgique de livrer passage aux armées allemandes, arguant faussement que la France, qui a déjà violé la neutralité belge à plusieurs reprises, prépare manifestement une offensive par Givet.

 

Les Belges ayant refusé de s'incliner devant leur sommation, les Allemands se préparent à passer outre, et remettent leur déclaration de guerre à la France le 3.

 

Le 4 août, ils entreront en Belgique et commenceront l'attaque de Liège.

 

Dans les pourparlers antérieurs avec les agents diplomatiques anglais et belges, ils ont dévoilé clairement leurs desseins :

 

" La Russie, ont-ils dit, dispose de ressources immenses, mais elle a besoin de plusieurs semaines pour les mettre en œuvre ; nous devons donc en terminer avec la France assez promptement pour revenir sur les Russes avant qu'ils aient achevé leur concentration : d'où pour nous la nécessité absolue de prendre l'offensive contre les Français par la voie la plus courte et la plus libre d'obstacles. "

 

Ces propos ont-ils été rapportés à notre état-major? Dans le cas de l'affirmative, il est probable que celui-ci aura cru que les Allemands voulaient le tromper en attirant son attention sur la Belgique, alors que l'attaque contre nous allait se produire ailleurs, par le Luxembourg ou par la Lorraine.

 

L'Italie, au premier moment, le 1er août, à 18 h. 30, a déclaré qu'elle resterait neutre, " attendu que son alliance avec les Empires centraux, étant purement défensive, elle ne saurait se joindre à eux pour une guerre où ils sont les agresseurs. " Par conséquent, nous pouvons faire venir immédiatement sur notre frontière de l'Est les 2 corps d'armée des Alpes et 3 divisions de l'Afrique du Nord.

 

De plus on peut espérer que l'Angleterre prendra ouvertement parti contre l'Allemagne.

 

La situation générale apparaît donc pour nous aussi favorable qu'elle pouvait l'être.

 

Le 3 août au matin, les commandants d'armée sont convoqués au Ministère de la Guerre par le général Joffre.

 

L'instant est solennel, car c'est la dernière fois que le commandant en chef pourra réunir ainsi ses lieutenants autour de lui.

 

Tous ces grands chefs affectent un calme parfait avec même une pointe de belle humeur; leur émotion pourtant est profonde, car ils comprennent que, dans la formidable partie qui va s'engager, l'enjeu est l'existence du pays.

 

Le général Joffre va-t-il enfin nous faire connaître son appréciation sur les agissements probables des Allemands, et préciser quelque peu le rôle qui incombera à chaque armée dans les diverses éventualités à prévoir ?". Vain espoir ! Tout se borne à un échange de propos d'une banalité extrême jusqu'au moment où le général Dubail, le commandant de la Ire armée, prend la parole en ces termes :

 

" Pendant que le gros de mon armée attaquera sur Sarrebourg, le 7e corps, partant de la région de Belfort, pénétrera en Alsace ; il ira sans difficulté jusqu'à Colmar, mais ne pourra dépasser ce point sans faire border le Rhin depuis Huningue jusqu'à hauteur de sa droite : des renforts importants lui seront alors nécessaires; or, je ne pourrai pas les lui fournir. "

 

Le général Joffre ne semble pas disposé à entendre les observations du général Dubail, il lui dit (textuellement)

 

- Ce plan est votre plan; ce n'est pas le mien.

 

On avouera que ces paroles ne répondent guère à la question posée.

 

Le général Dubail, qui croit qu'on ne l'a pas compris, développe ses explications précédentes. Le général Joffre, la figure pleine de ce sourire béat qui lui est coutumier, renouvelle sa réponse exactement dans les mêmes termes :

 

- Ce plan est votre plan, ce n'est pas le mien.

 

Et l'on se sépare.

 

Je suis en proie a une impression des plus pénibles.

 

Il est certain que le général Joffre n'acceptera jamais d'écouter les avis ou les demandes d'explication de ses lieutenants, qu'il se bornera à leur prescrire des mouvements sans rien leur dire du but qu'il se propose. Le système est napoléonien; dans la guerre d'il y a cent ans, il était acceptable, à la rigueur, pour un Napoléon, mais non pas pour un général de génie moindre; en tout cas, Napoléon lui-même aurait dû y renoncer dans la guerre d'aujourd'hui qui met aux prises des millions d'hommes sur une étendue de plusieurs centaines de kilomètres.

 

je ne suis pas le seul à sortir très inquiet de cette séance.

 

Un de mes collègues, visiblement ému, me demande en confidence si je pense " que le général Joffre ait une idée. " Je n'hésite pas à répondre affirmativement, en dépit du doute qui me hante.

 

La concentration est commencée le 3 août dans les conditions prévues par la directive n°1 ; elle

se prolongera jusqu'au 11.

 

Le 4 août, je me rends de Paris à mon Q. G. de Rethel.

 

Le 5 au matin, j'apprends que lés Allemands, sur le refus des Belges de leur livrer passage, ont attaqué Liège.

 

L'attitude du Gouvernement belge paraît hésitante; il accepte bien que les troupes françaises entrent en Belgique, mais ne semble pas décidé à faire franchement cause commune avec nous. On croit que les partisans d'une entente avec l'Allemagne sont nombreux dans l'entourage du roi Albert (J'expose les craintes que j'eus alors; craintes vaines, en a, car le roi Albert fît preuve d'une loyauté à toute épreuve.).

 

L'armée belge, qui était en voie de réorganisation au moment où la guerre a éclaté, est d'ailleurs mal préparée à se mesurer avec d'aussi rudes jouteurs que les Allemands. L'état-major ne pense qu'à ramener les troupes à Anvers.

 

L'attaque brusquée de Liège, qui coûte aux Allemands de grandes pertes, a une signification, évidente :

 

Leur manœuvre débordante va prendre une extension dépassant toutes lés prévisions; la droite de leur masse de manœuvre, réunissant des forces considérables, opérera par la rive gauche de la Meuse en aval de Namur.

 

Persistant dans sa manière de voir antérieure le général Joffre ne juge pas utile de modifier le déploiement stratégique, de l'armée française pendant qu'il en est temps encore.

 

Le 5 août, arrive une nouvelle qui soulève parmi nous un vif enthousiasme. La Grande-Bretagne, en présence de la violation intégrale de la Belgique, a pris parti : elle a déclaré 1a guerre à l'Allemagne, le 4 août et, le 5, lancé ses décrets de mobilisation, son contingent viendra en France combattre à nos côtés.

 

L'armée britannique, commandée par le maréchal French, comprendra en principe 3 corps d'armée et un corps de cavalerie, soit au total 100.000 combattants. Malheureusement l'envoi du 3e corps sera retardé; pour les premières opérations, il ne sera représenté que par une brigade d'infanterie (la 19e), de telle sorte que ne l'effectif des combattants sera réduit à 75.000.

 

L'aide de l'Angleterre nous est précieuse assurément, mais elle ne nous est accordée que sous des réserves susceptibles d'en compromettre l'effet (Mes pressentiments à cet égard auraient été grandement accrus, si j'avais connu les instructions données au maréchal French par son gouvernement.

La lettre écrite, au maréchal par le sous-secrétaire à la Guerre, lord Kitchener, était significative; elle disait en substance dans sa partie essentielle :

" Vous coopérerez à l'action de l'armée française pour écarter l'invasion du nord de la France et libérer la Belgique, sans oublier que vous êtes un commandant en chef indépendant; en conséquence, vous n'accepterez jamais d'être placé sous les ordres d'un général français.

" Vous ne perdrez pas de vue. que la force de notre armée est strictement limitée; vous ménagerez vos troupes avec le plus grand soin et obligerez vos subordonnés à faire de même. Au cas où vous risqueriez d'être entraîné à une offensive où les chances du succès serait incertaines, vous nous préviendriez et attendriez pour agir que nous vous eussions fait connaître notre décision. ") : le maréchal French est un commandant en chef indépendant; il n'est aucunement placé. sous l'autorité du commandant en chef français.

 

J'ai le pressentiment que les rapports entre Anglais et Français ne seront rien moins que commodes.

 

Le Gouvernement britannique aurait désiré que son armée se rassemblât sur la Somme aux environs d'Amiens; cédant aux instances de nos délégués, appuyées, il faut le dire, par le maréchal French, il a consenti à ce que la réunion s'effectuât plus en avant, derrière Maubeuge, dans la zone Cambrai-le-Cateau (Q. G.) à partir du 14 août.

 

Le même jour, le 5 août, le corps de cavalerie Sordet, qui passe sous les ordres directs du G. Q. G., est invité par lui à se porter de Sedan sur Neufchâteau pour protéger cette partie du Luxembourg, et assurer la découverte vers Luxembourg et Malmédy. Le régiment de la brigade Mangin (45e), qui se trouve à Sedan, lui est attribué comme soutien; un convoi automobile en assurera le transport.

 

La mesure qui envoyait ainsi le corps Sordet sur Neufchâteau soulevait les plus vives critiques. Le corps lancé dans la région de Neufchâteau-Paliseul, coupée et couverte à l'extrême, sera là très exposé, d'autant que les espions y pullulent, très difficiles à dépister au milieu des populations belges; elle devra fournir un service de sûreté pénible, et se fatiguera avant l'heure pour un mince profit. Ne serait-il pas préférable d'attendre, pour faire marcher ce corps Sordet, au moins que les colonnes de la Ve armée fussent prêtes à s'engager dans les défilés de la Semoy ? A le faire avancer si tôt sur Neufchâteau, ne risquons-nous pas de dévoiler prématurément à l'adversaire nos intentions d'offensive de ce côté ?

 

D'autre part, si la corps Sordet s'enfourne dans la région Neufchâteau - Saint-Hubert - Bastogne, tellement défavorable à l'action d'une masse de cavalerie, il n'aura plus rien à y faire d'utile et sera très encombrant dès que la Ve armée y aura pénétré; force sera alors de le faire appuyer au nord de la branche septentrionale de l'Ardenne, sur Rochefort, sur Lesse, pour éclairer et couvrir l'armée à gauche. Par suite, même en se plaçant au point de vue de l'offensive de notre aile gauche telle que l'organise le G. Q. G., mieux vaudrait envoyer le corps de cavalerie, non sur Neufchâteau, mais sur Namur, pour garder la Meuse, en attendant le moment de franchir la rivière quelque part vers Dinant et de se porter sur Rochefort.

 

Le corps de cavalerie se met en route le 6 août et gagne sans incident la région de Paliseul-Neuchâteau.

 

Je porte la division de cavalerie Abonneau entre Florenville et Etalle avec mission de reconnaître sur la direction Arlon-Luxembourg, et d'assurer la liaison entre le corps Sordet et le 2e corps d'armée, toujours en couverture dans la trouée de Marville.

 

Le gouverneur de Namur, général Michel, invité par moi à faire garder la Meuse entre sa place et Givet, me répond qu'il n'a pas un seul bataillon disponible pour agir à l'extérieur de la ligne des forts. La mobilisation de Givet étant terminée, je prescris au régiment de la brigade Mangin, qui y était resté jusque-là, le 148e de gagner Dinant pour y remplir la tâche à laquelle se refusent les Belges.

 

Mes inquiétudes croissaient d'heure en heure et je l'avouais dans mes rapports au G. Q. G. Celui-ci ne m'écoutait pas; il finit par me dire que la responsabilité d'arrêter un mouvement débordant, qui se produirait à ma gauche, ne m'incombait pas (Le général Hély d'Oissel se rendit au G. Q. G., à Vitry, du 7 au 10 août 1914, pour faire connaître que je redoutais que les Allemands n'exécutassent en grande force un mouvement débordant à l'ouest de la Meuse, juste au moment où j'entrerais dans l'Ardenne belge. Il vit le général Joffre et lui lit ma communication, mais il eut le sentiment qu'il ne l'avait pas convaincu, aussi, à son retour à Rethel, me supplia-t-il d'aller moi-même à Vitry.). L'obstination du G. Q. G. était d'autant moins compréhensible qu'il recevait de sources sûres les plus catégoriques avis; ses propres bulletins de renseignements, chose surprenante en vérité, donnaient l'impression très nette que les Allemands se préparaient à opérer par la rive gauche de la Meuse avec des forces considérables (Le service des renseignements du Ministère de la Guerre, et celui du G. Q. G. avaient recueilli à cet égard des indications tel1ement nettes qu'il semble qu'on ne pouvait pas s'y tromper.).

 

Sur ces, entrefaites, on apprit qu'ils avaient occupé Liège le 7 août après de sanglants combats; l'on prétendait bien que la plupart des forts tenaient toujours, mais cette affirmation était si extraordinaire qu'on n'y croyait pas (Le fait était exact, pourtant.).

 

L'armée belge, abandonnant la place à elle-même, s'était retirée vers Louvain pour couvrir Bruxelles, tout en conservant communication libre avec Anvers. Des renseignements dignes de foi faisaient craindre de plus en plus que le Gouvernement belge ne se résignât à entrer en accommodement avec les envahisseurs.

 

Néanmoins, la résistance de l'armée belge nous procurait le très grand avantage de retarder l'attaque allemande contre notre gauche et de nous donner ainsi le temps d'y faire face.

 

La violation de la Belgique étant un fait accompli, notre G. Q. G. prend ses mesures en conséquence. Le 8 août, à 7 heures, il adresse aux commandants d'armée une Instruction générale qui précise les dispositions prévues pour cette éventualité par la directive n°1.

 

Vu son importance, nous reproduirons ce document à peu près in extenso.

 

Instruction générale n° 1.

 

1° Devant les Ire et IIe armées, les forces allemandes ne paraissent pas dépasser la valeur de 6 corps d'armée.

 

Dans la région de Metz-Thionville; il y a, semble-t-il, le groupe principal des forces adverses établi pour déboucher vers l'ouest, mais qui est également en situation de converser vers le sud, en s'appuyant à la place de Metz (Je cite textuellement ce passage dont je n'entrevois pas clairement le sens.)

 

Au nord, une armée ennemie, où l'on trouve les éléments de 5 corps d'armée, a pénétré en Belgique, et s'est engagée en partie contre l'armée belge.

 

2° L'intention du commandant en chef est de rechercher la bataille, toutes forces réunies, en appuyant au Rhin la droite de son dispositif général.

 

Il reporterait en arrière la gauche du dispositif, s'il le fallait pour éviter un engagement décisif, où pourrait être entraînée une de nos armées avant que les autres ne fussent en état de la soutenir.

 

Mais au cas où la droite adverse serait arrêtée devant Liège, ou se rabattrait vers le sud, il est possible que nous ayons le temps de porter notre gauche en avant.

 

Initialement la réunion de nos armées et le mouvement offensif général sont à prévoir dans les conditions indiquées ci-après.

 

3° La Ire armée prendra pour objectif l'armée al1ernande établie dans, la zone Sarrebourg-Donon-Vallée de la Bruche, et cherchera à la mettre hors de cause en la rejetant sur Strasbourg et la Basse-Alsace.

 

Le 7e corps, auquel la 8e D. C. restera adjointe, sera chargé de flanquer le mouvement à droite; il pénétrera en Alsace par le sud et se portera rapidement sur Colmar et Schlestadt; il détruira les ponts du Rhin et masquera Neuf-Brisach.

 

Ultérieurement et successivement 1er G. D. R., renforcé par les D. R. des Alpes, sera chargé de garder la Haute-Alsace, de masquer Neuf-Brisach et d'investir Strasbourg.

 

4° La IIe armée laissera à la disposition du commandant en chef ses 2 corps de gauche [les 18e et 9e] qui resteront dans la région Bernécourt-Rosières en Haye, sur la rive gauche de la Moselle, prêts à s'engager face au nord.

 

Le gros de l'armée, se couvrant du côté de Metz, attaquera en direction générale de Sarrebrück sur le front Dieuze-Château-Salins-Delme, en se liant à la Ire armée dans la région des Étangs.

 

5° La IIIe armée s'établira sur le front Saint-Baussant-Vigneulles-Ornes-Flabas, prête, soit à agir vers le nord, son aile gauche allant sur Damvillers, soit à contre-attaquer tout ennemi dé bouchant de Metz.

 

Dans la première éventualité (l'offensive vers la nord), les 2 corps de gauche de la IIe armée pourraient être rattachés à là IIIe armée pour la bataille.

 

6° La IVe armée, réunie entre Servon, Aubréville et Souilly, se tiendra en mesure d'attaquer entre l'Argonne et la Meuse les forces allemandes qui auraient franchi la Meuse au nord de Velesnes, ou de passer elle-même la rivière au nord de Verdun.

 

Le 2e corps est dès maintenant rattaché à la IVe armée. Il évitera de se laisser accrocher par un ennemi supérieur; s'il était menacé de l'être, il viendrait s'appuyer à la place de Verdun, en conservant son gros sur la rive droite de la Meuse entre Sivry et Flabas.

 

7° La Ve armée resserrera son dispositif entre Vouziers et Aubenton de manière à pouvoir, soit monter une attaque en force sur tout ce qui se déboucherait entre Mouzon et Mézières (inclusivement), soit, le cas échéant, franchir la Meuse entre ces deux points.

 

8° Les zones d'action, etc.

 

9° Le corps de cavalerie Sordet couvrira dès le début le front de la Ve armée. Dans le cas où il serait contraint de repasser la Meuse, il viendrait à gauche de la Ve armée , dans la zone Marienburg-Chimay, pour protéger les rassemblements de l'armée anglaise et du 4e G. D. R.

 

10° Le 4e G. D. R. organisera une position autour de Vervins, afin de nous assurer un débouché soit face au nord, soit face à l'est.

 

11° Les commandants d'armée prépareront de suite les ordres en vue de l'offensive générale prescrite de manière que celle-ci puisse commencer dès la réception du télégramme d'exécution. Ils prendront immédiatement les dispositions préparatoires de nature à faciliter l'offensive et à la rendre foudroyante.

 

Le général en chef.

Signé : JOFFRE.

 

Ainsi, dès les premiers jours de la guerre, s'abolit la fiction d'une Allemagne respectueuse de la neutralité belge ! Le problème stratégique se pose pour nous dans toute son ampleur, mais nettement. Comment, dans ces conditions, persistons nous à négliger l'éventualité, très possible et si dangereuse, d'une manœuvre débordante allemande exécutée avec des forces considérables par là Belgique rive gauche de la Meuse en aval de Mézières ?

 

Lorsque les IIIe, IVe et Ve armées auront terminé leur déploiement sur le front Verdun-Mézières, notre dispositif répondra par trop exclusivement au cas où la droite adverse marcherait de la région Malmédy-Aix-la-Chapelle par Bastogne sur Sedan et Mézière ; il ne nous laisserait aucun moyen commode de nous rétablir en temps utile si une puissante offensive ennemie se développait par la rive gauche de la Meuse en aval de Mézières, contrairement aux prévisions de notre G. Q. G.

 

La concentration sur Mons d'une armée anglaise qui sera peu nombreuse et ne pourra d'ailleurs intervenir que tardivement ne palliera le danger que dans une faible mesure.

 

Le concours de l'armée belge nous semble acquis, mais il faut se dire que si nous n'allons pas promptement à son aide, elle sera mise hors de cause avant que notre action ne se produise.

 

Sur le front du 2e corps, les Allemands montrent quelque activité ; il en résulte des engagements dans lesquels nos troupes de couverture font bonne contenance, notamment les 11 et 12 août, près de Mangiennes, où elles infligent un échec sérieux à des avant-gardes adverses. Cette leçon détermine l'ennemi à plus de circonspection; il se borne dès lors à faire reconnaître nos détachements avancés par de simples patrouilles.

 

De son côté, le corps Sordet, dans la région de Neufchâteau-Saint-Hubert, a eu une série de petites affaires où nos cavaliers se sont montrés incontestablement supérieurs aux cavaliers allemands.

 

La situation me parait exiger que la Meuse soit tenue fortement entre Givet et Namur. Je demande avec insistance au général Joffre l'autorisation d'y envoyer mon corps d'armée de gauche, lui faisant observer que, placé près de Dinant, il sera en mesure de participer au mouvement sur Neufchâteau (qui reste ordonné à la Ve armée), car il pourra franchir la Meuse, soit à Dinant même, soit à Givet pour se porter sur Beauraing où il flanquera à gauche le gros de l'armée, et remplirait éventuellement le rôle d'avant-garde si tout ou partie de ce gros, y après, être entré dans l'Ardenne Belge, devait remonter vers le nord (Mes propositions semblaient viser la manœuvre sur Neufchâteau qui restait formellement prescrite à la Ve armée, mais, dans mon esprit, l'envoi du 1er corps et aussi du corps de cavalerie Sordet vers Dinant devait préparer la remontée de toute l'armée vers la Sambre où elle agirait en liaison avec l'armée belge.).

 

Le général Joffre, par dépêche du 12 août, m'autorise (je dis : m'autorise) à porter le 1er corps de Mézières à hauteur de Dinant. Le corps d'armée qui se tenait prêt à effectuer ce mouvement, se met en route le 13 au matin. Comme on le verra plus loin, il était temps.

 

A la même date (12 août), deux divisions d'Afrique (généraux Muteau et Comby), qui arrivent en France, sont affectées à la Ve armée en remplacement du 2e corps, passé à la IVe; ces divisions seront amenées par chemin de fer dans la région Philippeville-Chimay-Rocroi.

 

Il n'est que juste de remarquer que le général Joffre, malgré qu'il persiste à affirmer qu'une grande attaque allemande passant à l'ouest de la Basse-Meuse reste improbable, prend cependant des mesures qui permettraient d'y parer quelque peu le cas échéant : il amène dans l'entre Sambre-et-Meuse un groupe de forces assez nombreuses, le 1er corps et 2 divisions d'Afrique (Ces deux divisions d'Afrique, primitivement, étaient, paraît-il, destinées à renforcer l'aile droite.) : ce groupe,

joint au corps de réserve Valabrègue et à la fraction de l'armée anglaise qui serait prête, pourrait faire face à l'attaque en question et la contenir pendant un certain temps. Malheureusement les mesures prises sont insuffisantes.

 

En attendant, le groupe du 1er corps et des divisions d'Afrique forme l'aile gauche de la Ve armée : il assure la défense de la Meuse entre Namur et Fumay, et se tient prêt à franchir le fleuve pour agir en liaison avec le gros quand celui-ci aura débouché dans l'Ardenne belge.

 

Le corps de cavalerie Sordet, toujours sous l'autorité immédiate du G. Q. G., exécute dans cette période des pérégrinations invraisemblables. Quittant la région de Neufchâteau, il va à Rochefort; de là il pousse une pointe jusqu'aux abords de Liège; arrêté sur l'Ourthe que tient de l'infanterie retranchée, et menacé d'avoir retraite coupée, il rétrograde sur Rochefort, revient à Paliseul, puis remonte sue Beauraing, où on le trouvera le 15 août : agitation n'est pas activité.

 

Le 13 août, en même temps qu'il donne aux Ire et IIe armées l'ordre de commencer leur offensive, le général Joffre, qui redoute vraisemblablement que son aile gauche ne soit attaquée avant d'avoir terminé ses préparatifs, adresse aux commandants des IIIe, IVe et Ve armées une instruction particulière sur l'attitude qu'ils auront à observer en attendant le moment de prendre l'offensive.

 

" La situation actuellement connue de l'ennemi fait penser que notre aile gauche n'aura peut-être pas le temps, d'aller chercher la bataille au nord de la Semoy et de la Chiers.

 

En conséquence, les dispositions seront prises dès le 14 août en vue d'une bataille à livrer le 15 ou le 16.

 

La IIIe armée, faisant occuper par ses D. R. les positions organisées au nord et au sud de Verdun, prendra ses mesures pour pouvoir :

 

Soit contre-attaquer tout ennemi débouchant de Metz avec ses 2 corps de droite auxquels se joindrait alors le 18e corps (Le 9e corps a été reporté sur la rive droite de la Moselle pour agir de concert avec le gros de la IIe armée.) sur l'ordre du commandant en chef.

 

soit participer à l'offensive vers le nord des IVe et Ve armées en se tenant à l'ouest de la zone boisée Gremilly-Gilly sous Mangiennes.

 

La IVe armée, le 14 août, poussera les têtes de ses gros sur le front Sommauthe-Dun-sur-Meuse.

 

Le 2e corps se conformera aux prescriptions de l'Instruction générale n°1, mais il limiterait son repli éventuel à la ligne Hauts-de-Meuse, Ecurey-Brendeville.

 

La Ve armée aura la tète de ses gros à 8 ou 10 kilomètres en arrière de la Meuse. Elle attendrait pour contre-attaquer que l'ennemi eût engagé une partie de ses forces sur la rive gauche. L'attaque devrait être montée (?) et, dès qu'elle serait déclenchée, menée à bonne allure. En aval de Mézières et jusqu'à Givet, les passages de la Meuse devront être énergiquement défendus et rompus au besoin.

 

Le 1er corps d'armée couvrira la gauche de la Ve armée et donnera appui au corps de cavalerie Sordet.

 

Le corps de cavalerie Sordet se tiendrait à la gauche de la Ve armée en conservant sa mission primitive, mais il ne passera sur la rive gauche de la Meuse que s'il ne peut rester sur la rive droite.

 

Dans le cas où l'ennemi serait encore loin, toutes les dispositions devraient être prises, dès le 15 août pour que les IVe et Ve armées puissent se porter rapidement et au premier ordre sur le front Beauraing-Godinne-Paliseul-Fays-des-Veneurs-Cugnon (Ve armée) et Tétaigne-Margut-Quincy (IVe armée).

 

En somme cette note, si elle révèle un esprit de prudence digne d'éloge, prouve par contre que le général Joffre se refuse à voir la. situation de l'ennemi sous son vrai jour; le 13 août encore, malgré que les. événements accomplis depuis le premier jour de la guerre ne laissent plus aucun doute sur les intentions des Allemands, notre commandant en chef pense toujours à pousser ses deux armées de gauche, les Ve et IVe dans l'Ardenne belge dès le 15 août, c'est-à-dire dès que ces armées seront prêtes à marcher.

 

Les renseignements sur l'ennemi, recueillis du 12 au 14 août, me donnent l'impression qu'il faudrait se hâter si l'on veut arriver à temps pour faire face à la manœuvre débordante que l'ennemi prépare sur la rive gauche de la Meuse : les officiers de mon état-major partagent tous mes inquiétudes.

 

Le 14, dans la matinée, à la suite d'un long entretien avec le général Hély d'Oissel, je me décide à me rendre au G. Q. G. à Vitry, pour essayer de faire entendre raison au général Joffre. Je pars vers. 11 heures et arrive à Vitry avant 13 heures.

 

On m'introduit immédiatement auprès du commandant en chef, dans son cabinet, où. viennent aussitôt le général Belin, major général, et le général Berthelot, 1er aide-major.

 

Après avoir rendu compte sommairement de l'état de mes troupes, j'expose ma crainte que les Allemands ne prennent l'offensive en grandes forces par la rive gauche de la Meuse juste au moment où la Ve armée se portera vers le front Gédinne-Paliseul-Neufchâteau comme elle en a reçu l'ordre. Je répète (ce que j'ai déjà écrit à plusieurs reprises) que l'Ardenne belge, où opérera mon armée, est tellement difficile, qu'il ne faut pas espérer y obtenir promptement un succès marqué, de telle sorte que l'adversaire aura tout le loisir de réaliser sa manœuvre débordante.

 

Le général Joffre me répond :

 

Nous avons le sentiment que les Allemands n'ont rien de prêt par là.

 

Ce sont ses propres paroles que Je rapporte ici, les ayant notées le jour même, dès mon retour à Rethel.

 

Les généraux Belin et Berthelot, successivement, émettent la même opinion, exactement dans les mêmes termes :

 

- Nous avons le sentiment que les Allemands n'ont rien de prêt par là.

 

Je réplique :

 

- Il ne m'appartient pas de former les combinaisons au degré supérieur; c'est votre affaire à vous, qui voyez les faits à la fois de plus haut et de plus loin. J'ai ordre d'aller à la rencontre de l'aile droite adverse dans le pays de Neufchâteau, j'irai et y ferai de mon mieux. Je ne doute pas de prendre l'avantage sur les Allemands, mais je répète encore une fois que, vu les difficultés exceptionnelles de cette région, je ne compte pas venir promptement à bout de l'ennemi.

 

J'ajoute qu'il, serait désirable que les bulletins de renseignements du G. Q. G. fussent rédigés de façon à me faire un état d'esprit adéquat à la mission qui m'est confiée.

 

- D'accord, dit le général Joffre.

 

J'expose que mon intention est de porter le 1er corps par Givet sur Beauraing afin qu'il soit en mesure de me couvrir à gauche, et d'assurer éventuellement mon débouché au nord de l'Ardenne si les circonstances m'obligent à appuyer de ce côté avec une fraction plus ou moins considérable de la Ve armée.

 

C'est cela, dit le général Belin.

 

Je pars la mort dans l'âme, ainsi que j'en fais l'aveu au capitaine Besson qui m accompagne (Ainsi, le 14 août à 13 heures, les trois généraux Joffre, Belin et Berthelot ont été unanimes à déclarer à moi-même que les Allemands n'étaient pas en mesure d'opérer avec de grandes forces a l'ouest de la Meuse.

Comment concilier leur réponse si catégorique avec le dire de ceux qui prétendent que le G. Q. G. avait prévu la manœuvre, mais qu'il avait jugé inutile de prendre des dispositions spéciales pour s'y opposer directement, attendu que l'offensive générale de notre aile gauche (IIIe, IVe et Ve armées) en Luxembourg et dans l'Ardenne belge devrait avoir pour conséquence certaine de contraindre les Allemands à rappeler en hâte l'armée aventurée par eux sur la rive gauche de la Meuse.)

 

A mon arrivée à Rethel, vers 14 heures, on me remet un bulletin de renseignements du G. Q. G., reçu en mon absence, et qui confirme si bien ma manière de voir sur l'ennemi , que j'adresse à l'instant même au général Joffre une lettre disant :

 

Rethel, 14 août, 14 heures.

 

Général Lanrezac au général Joffre.

 

Je m'empresse de vous rendre compte que j'ai trouvé, en rentrant ici, le bulletin de renseignements n° 38, émanant de votre Q. G., et qui s'était croisé avec moi. Ce bulletin laisse clairement entendre que la masse de manœuvre allemande de droite, réunie entre la pointe nord du Luxembourg et la région de Liège, comprendrait 8 corps d'armée et 4 D. C. (sinon 6, en y comprenant les 2 signalés déjà dans la région Marche-Rochefort).

 

Ces renseignements parvenus à ma connaissance, postérieurement à notre entretien, me paraissent préciser la menace d'un mouvement enveloppant exécuté avec des forces considérables par les deux rives de la Meuse.

 

Nous. sommes tombés d'accord sur le peu de fond qu'il y avait à faire sur la coopération belge. Il n'y aurait pas plus à compter sur celle des Anglais dans le cas où mon mouvement sur Neufchâteau mettrait cette dernière à échéance de 8 jours (On croit dans mon état-major que les Anglais ne seront pas prêts marcher avant le 31 août. Le maréchal French, quand il viendra me voir le 17 août à Rethel, me dira (textuellement). " Mon armée ne sera pas prête à marcher avant le 24 août, et encore j'aurais besoin d'une semaine de plus pour entraîner mes réservistes d'infanterie. ").

 

Ma conscience ne serait pas en repos, si je ne vous répétais encore, devant les précisions de vos derniers renseignements, que le transport éventuel de la Ve armée vers la région Maubeuge-Givet (en laissant un corps et mes 2 D. R. sur la Meuse en liaison avec la IVe armée) me paraît devoir être étudié et préparé, dès maintenant.

 

Ceci dit, je suis prêt à exécuter vos ordres, quels qu'ils soient.

 

Signé: CH. LANREZAC.

 

Le 15 au matin, on me remet une note du G. Q. G., datée du 11, à 18 h. 20 et ainsi libellée :

 

" Je ne vois que des avantages à ce que vous étudiez, le mouvement dont vous me parlez.

 

Mais la menace est encore à échéance lointaine, et sa certitude est loin d'être établie.

 

Comme mesures préparatoires, il suffit d'élargir votre dispositif vers la gauche, vers Renevrez et Monthermé d'où l'on peut aussi bien gagner Paliseul et Gédinne que Philippeville.

 

P. O. L'aide-major général.

BERTHELOT.

 

Entre 9 heures et 10 heures, on me communique le. message téléphoné ci-après

 

" Le commandant en chef autorise le commandant de la Ve armée à préparer le mouvement en vue de porter 2 corps en plus du 1er dans la direction du nord pour répondre à l'éventualité envisagée par lui dans sa lettre du 14 août, 14 heures. Mais ce mouvement ne sera exécuté que sur l'ordre du commandant en chef. "

 

En résumé, on admet que je prépare le mouvement qui ferait remonter vers la Basse-Sambre le gros de mon armée, mais on n'en exige pas moins que je reste prêt à entrer promptement et au premier ordre dans l'Ardenne belge, ma droite allant sur Neufchâteau. Avec mon armée déployée au large le long de la Meuse, de Mézières à Mouzon, comment concilier les exigences de deux mouvements, dont l'un est orienté face au nord-est et l'autre face au nord-ouest ? Mes angoisses sont à leur comble, car d'une part je crois que les circonstances sont plus pressantes que ne le juge le G. Q. G., et d'autre part je suis convaincu que les Allemands engagent dans leur opération des forces doubles de celles mentionnées dans le bulletin de renseignements n° 38, que j'ai visé dans ma lettre du 14 août, 14 heures.

 

Ce même jour, 13 heures, a lieu l'affaire de Dinant qui prouve combien il était urgent de maîtriser fortement la Meuse en aval de Givet. Un message' du général Franchet d'Esperey m'apprend ce qui s'est passé.

 

Plusieurs bataillons allemands, soutenus par plusieurs batteries, dans la matinée, ont surpris le passage de la Meuse à Dinant, culbuté le bataillon du 148e qui en avait la garde, et jeté un détachement sur la rive gauche; la division Deligny du 1er corps, survenue à ce moment, a contre-attaqué et contraint l'ennemi à repasser le fleuve. Le pont est retombé intact entre nos mains; nous avons pu réoccuper la rive droite.

 

La général d'Espérey, fort de l'autorisation que je lui avais donnée, avait appelé à lui les fractions des divisions d'Afrique déjà débarquées à Rocroi, Philippeville et Chimay. Se trouvant inopinément aux prises avec les Allemands sur la rive, gauche de la Meuse, le général avait jugé prudent d'agir ainsi. Je ne pouvais que l'approuver, malgré qu'il y eût bien des inconvénients à faire marcher par alerte des troupes fatiguées par un long voyage on chemin de fer, et qui devaient ensuite retourner dans leurs cantonnement de débarquement, leur intervention près de Dinant ayant été reconnue inutile.

 

Le corps de cavalerie, le 15 août au matin, se trouvait sur la rive droite de la Meuse, à l'est de Givet. Entendant la canonnade retentir vers Dinant, la général Sordet avait tenté d'agir dans le flanc des fractions allemandes engagées de ce côté, mais de forts détachements d'infanterie établis sur la Lesse lui avaient, paraît-il, barré la voie. Dans l'après-midi, au cours même de l'action, il a repassé la Meuse à Givet et Hastières et S'est porté au nord-ouest de Dinant. Pourquoi ce mouvement ? Je l'ignore. Qu'on n'oublie pas que le corps de cavalerie était alors sous la direction immédiate du G. Q. G.

 

Que pouvait être le détachement adverse auquel notre 1er corps s'était heurté à l'ouest de Dinant, et que venait-il faire là ? Le rapport du général Franchet et d'Espérey se termine par ces mots : " en somme, brillant succès " Il ne dit rien de la force et de la composition du détachement en question. Cependant, du moment où nous avons refoulé l'ennemi de haute lutte, nous avons relevé sur le terrain conquis des cadavres ennemis dont le nombre et les uniformes seraient susceptibles de fournir à cet égard des indications utiles.

 

Après un succès, quand on parle à sa troupe, qu'on amplifie quelque peu les avantages obtenus, c'est là un procédé qui s'explique par le désir d'exalter le moral des siens; mais il faut y mettre beaucoup de mesure sous peine de produire un effet tout contraire à celui qu'on se propose.

 

En tout cas, lorsqu'on rend compte à l'autorité supérieure, on doit s'efforcer d'être aussi exact que possible et, de plus, tenir un langage tel que cette autorité supérieure ne risque pas de se méprendre sur la portée des événements qu'on lui relate.

 

Des renseignements ultérieurs m'apprennent, qu'en définitive, les Allemands ont engagé à peine à 2 3 bataillons d'infanterie sur la rive gauche de la Meuse, en les faisant appuyer par quelques batteries qui sont restées sur la rive droite. Je suis ainsi amené à penser qu'il s'agit probablement d'une infanterie affectée comme soutien à un groupe de cavalerie, et qui avait voulu saisir le débouché du pont de Dinant pour permettre à la cavalerie d'effectuer des reconnaissances sur la rive gauche de la Meuse. Les Allemands n'ont pas encore le 15 août des moyens suffisants de ce côté pour entreprendre aucune action sérieuse; sur ce point, je suis complètement d'accord avec le G. Q. G.

 

A 19 heures me parvient le message téléphoné ci-dessous :

 

" Exécutez les mouvements vers le nord indiqués par vous pour 2 corps d'armée. Instruction suit. "

 

BERTHELOT.

 

Enfin le commandant en chef s'est décidé à entendre mon avis.

 

Entre 11 heures et minuit me parvient l'instruction annoncée, qui est ainsi conçue :

 

1° L'ennemi semble prononcer son principal effort par son aile droite au nord de Givet. Il a un autre groupe de forces qui parait marcher vers le front Sedan-Montmédy-Damvillers.

 

2° La Ve armée, laissant son corps de droite (le 11e) et ses D. R. (52e et 60e) à la défense de la Meuse, et maintenant la 4e D. C. à la disposition de la IVe armée, portera tout le reste de ses troupes dans la région de Marienburg ou de Philippeville pour agir de concert avec les armées anglaise et belge contre le groupe allemand du nord.

 

Le corps de cavalerie Sordet passe sous les ordres du commandant de la Ve armée ainsi que le G. D. R. de Vervins (IVe).

 

3° La IVe armée, à laquelle sont rattachés jusqu'à nouvel ordre la 4e D. C., le 11e corps et les 52e et 60e D. R., s'établira face au nord-est de manière à pouvoir déboucher du front Sedan-Montmédy en direction générale de Neufchâteau. "

 

En définitive, le général Joffre a approuvé sans réserve toutes mes propositions. Un peu plus tard il décidera que le corps de gauche de la IIe armée, le 18e, qui était jusque-là demeuré au nord de Toul, sera amené par voie ferrée sur la base Nouvion-La Capelle- Hirson du 16 au 20 août, pour y être à ma disposition; un peu plus tard encore, reconnaissant la nécessité de renforcer davantage sa gauche, il prescrira qu'un nouveau corps, le 9e, sera repris à la IIe armée et envoyé sur Mézières pour renforcer la IVe armée (La situation de la IIe armée ne lui permettra pas d'exécuter intégralement ce dernier ordre : le 9e corps devra lui laisser une de ses divisions, la 18e qui y sera remplacée par la division marocaine du général Humbert.).

 

L'armée que je mène vers la Sambre n'est pas celle du début : je perds des unités avec lesquelles j'avais commencé à entrer en relation, les 2e et 11e corps, et les 50e et 62e divisions de réserve ; et je reçois des unités dont j'ignore tout, les trois divisions de réserve Valabrègue, les divisions d'Afrique Muteau et Comby et le 18e corps. Je regrette plus particulièrement d'être séparé des 2e et 11e corps qui faisaient partie de mon arrondissement d'inspection du temps de paix, que je connaissais et dont j'étais connu. Il est à remarquer en outre que l'armée compte maintenant 5 divisions autonomes, pourvues de tous leurs services, trains, parcs et convois, et traitant directement avec l'armée pour leurs ravitaillements et évacuations de toute sorte, ce qui complique grandement le service, d'autant que les états-majors de ces divisions sont trop faiblement constitués et mal préparés, en général, à cette partie de leur tâche.

 

Il faudrait ignorer totalement la guerre pour ne pas comprendre l'importance de ces observations (L'effectif de mon armée est à peu près le même qu'au début, mais elle sa compose de troupes plus lourdes, et aussi, il faut le dire, de valeur militaire moindre, ce qui est grave pour une opération qui eût exigé des troupes d'élite, souples et sûres.)

 

Avant de poursuivre cette étude, il est nécessaire au plus haut point de retenir que jusqu'au 15 août, 19 heures, les ordres du général Joffre prescrivaient que

" la Ve armée, déployée, le gros sur la Meuse de Mouzon à Mézières et le corps de gauche, 1er, à Dinant, entrerait dans l'Ardenne belge pour marcher à la rencontre de la droite allemande, le gros de l'armée allant vers le front Neufchâteau-Paliseul-Gédinne, et le 1er corps vers Beauraing "(La relation secrète à l'usage des Puissances alliées sur les quatre premiers mois de la guerre, rédigée au G. Q. G., donnerait à penser que la Ve armée avait été disposée initialement en vue de marcher vers la Basse-Sambre. Cette erreur n'est peut être pas involontaire.

Qu'on ne perde pas de vue non plus que si le 1er corps est à Dinant où i1 est arrivé le 15 août, juste à temps pour jeter les Allemands à la Meuse, s'il n'est pas resté à Mézières où l'avait placé la directive n° 1, c'est grâce à mes démarches instantes.).

 

Les assurances du G. Q. G. ont fini par me convaincre que la Ve armée et l'armée britannique auront tout le temps de déboucher librement au nord de la Basse-Sambre et d'y faire leur jonction avec l'armée belge :

 

Mon erreur est grande !

 

Les dispositions prises pour faire remonter vers le nord le centre de gravité de nos forces sont insuffisantes et viennent trop tard :

 

Lorsque la Ve armée atteindra la Basse-Sambre, le 20 août (voir chapitre IV), elle trouvera la voie barrée par l'aile droite allemande : celle-ci, après avoir rejeté l'armée belge sur Anvers, aura effectué le déploiement de son gros, 15 corps d'armée à cheval sur la Meuse, sur le front Bruxelles-Namur-Dinant, tandis que, 2 corps seulement seront restés on observation devant les Belges; nous n'aurons plus aucune aide à attendre de ces derniers, ce qui sera d'autant plus fâcheux que l'armée anglaise sera moins forte qu'on ne l'espérait et ne pourra intervenir que tardivement. (L'armée anglaise comprend seulement 4 divisions au lieu de 6 qui étaient annoncées, et ne pourrait déboucher au nord de Mons que le 23 août (Voir chapitre IV))

 

CHAPITRE III

 

DU 16 AU 19 AOUT

 

Remontée de. la Ve armée vers la Basse-Sambre.

 

La longue marche de flanc que le gros de la Ve armée, 3e et 10e corps, et l'artillerie lourde, devait exécuter pour se porter du front de Mézières-Mouzon vers la Basse-Sambre, offrait de grandes difficultés. Les forêts, qui bordent la Meuse à l'ouest, de Mézières à Givet, obligeaient à appuyer vers l'ouest jusqu'à ce qu'on eût dépassé le méridien de Rocroi, localité par où passe la première route conduisant vers Namur;. bien entendu, la route de la vallée de la Meuse était inutilisable dès l'instant où l'on n'était pas absolument maître du pays à l'est du fleuve.

 

De plus, les voies de communication allant de la région Rocroi-Signy-le-Petit vers le nord ont un tel tracé que les quelques itinéraires utilisables pour les colonnes de toutes armes font de nombreux détours. La distance à parcourir par le gros de la Ve armée pour se rendre de la région Sedan-Mézières à la Basse-Sambre dépasse 120 kilomètres (Dans les premières marches les colonnes de combat avaient à traverser la zone où se trouvaient leurs parcs et convois, si bien qu'il était inévitable qu'il y eût entre elles et ces impedimenta des heurts, et des frottements entraînant pour les soldats un supplément de fatigue.).

 

Il fait une chaleur tropicale.

 

Le mouvement est organisé comme suit :

 

1° Le 1er corps, dont le gros sera maintenu à hauteur de Dinant, fera tenir les passages de la Meuse entre Givet et Namur et ceux de la Sambre en amont de Namur - le 148e lui sera rattaché.

 

2° Le 3e corps, qui avait appuyé sur Mézières après le départ du 1er corps, gagnera Signy-le-Petit et remontera de là vers Charleroi;

 

Le 10e corps, de Sedan, gagnera le Châtelet (au sud de Rocroi) et se portera par Rocroi vers Fosses-la-Ville (au sud-ouest de Namur);

 

Les deux divisions d'Afrique achèveront, de se rallier dans leurs zones de débarquement respectives et seront attachées, l'une, (Muteau - 38e) au 3e corps, et l'autre (Comby - 37e) au 10e;

 

Les 3e et 10e corps se mettront en route le 16 août et auront leurs avant-gardes respectivement à Gerpinnes et Fosses le20 au soir.

 

3° - Le 18e corps, dès qu'il, aura terminé ses débarquements, soit le 20 août, marchera par Beaumont sur Thuin que sa tête atteindra le 21 au soir.

 

4° Le général Valabrègue avec 2 de ses division s de réserve, (généraux Perruchon et Legros) ira au nord-est de Maubeuge, en arrière à gauche du 18e corps, sa 3e division (général Boutegourd) marchera d'Hirson sur Dinant pour relever le 1er corps à la garde de la Meuse le 22 au soir,

 

5° Le Q. G. de l'armée sera. transféré à Signy-le-Petit le 18 et y restera jusqu'au 20.

 

Le corps de cavalerie, revenu le 15 août à l'Ouest de Dinant, comme il a été dit, et déjà très fatigué (il l'eût été à moins), reçoit le 16 du G. Q. G. l'ordre de pousser au nord de la Sambre pour opérer en liaison avec l'armée belge; son mouvement commencera le 17.

 

Le corps de cavalerie couvre donc la réunion de la 5e armée sur la Sambre et celle de l'armée anglaise au sud de Mons. Combien il serait mieux en état de remplir cette importante mission si on ne l'avait pas éreinté auparavant dans des courses procédant d'un concept stratégique que je renonce à comprendre.

 

Les affirmations si catégoriques du G. Q. G. m'ont donné la conviction que j'ai largement le temps de déboucher au nord de la Sambre avec toutes mes forces groupées avant que les Allemands soient en mesure de s'y opposer; l'événement, hélas ! va démentir mes prévisions : la Ve armée entame sa marche vers le nord quatre à cinq jours trop tard.

 

Le 17 août, je reçois à Rethel la visite du maréchal French, qui me fait connaître qu'il ne pourra pas mettre son armée on marche avant le 24 août " et même ajoute-t-il, j'aurais besoin d'une semaine de plus pour entraîner mes réservistes d'infanterie ".

 

Il me semble dangereux que nos alliés s'ébranlent si tard ; je le dis et demande au maréchal s'il ne jugerait pas bon de joindre son corps de cavalerie au corps Sordet pour couvrir la gauche de notre dispositif :

 

- Non, répond-il, je devais disposer de trois corps d'armée; n'en ayant que deux, je conserve ma cavalerie pour me servir de réserve.

 

Je juge qu'il est inutile d'insister.

 

Je sollicite l'autorisation de disposer de quelques localités situées dans la vaste zone de stationnement de l'armée anglaise, à proximité des gares de débarquement attribuées au 18e corps, afin d'éviter que les unités de celui-ci n'aient à gagner des cantonnements trop éloignés à leur descente du train. Je crois que le maréchal est consentant et donne des ordres en conséquence; or, vers 16 à 17 heures, je suis avisé par le général de Mas Latrie, commandant du 18e corps, que ses troupes se trouvent dans les localités visées en face de troupes anglaises venues pour s'y installer. Il faudra qu'un de mes officiers se rende au quartier général anglais pour mettre fin au conflit. L'incident n'était rien par lui-même, mais, il faisait prévoir que les relations militaires entre les Anglais et nous ne seraient rien moins que commodes malgré une bonne volonté réciproque indéniable : nous ne parlions pas la même langue, et, de plus, nous avions sur la guerre des idées différentes.

 

Le maréchal French, depuis la veille, a en main une note du général Joffre, dont il ne m'a pas parlé, et qui est très intéressante, car elle définit la situation des Allemands telle qu'on l'entrevoyait alors (16 août, 14 h. 25) au G. Q. G. français, et d'autre part elle indique dans ses grandes lignes la manœuvre qu'entreprendront de concert la Ve armée et les armées anglaise et belge à partir du 21 août.

 

" I. - L'ennemi, dit cette note, semble porter son principal effort du côté de sa droite et de son centre, en développant deux attaques, l'une au nord de Givet, l'autre sur le front Sedan-Montmédy-Damvillers - au sud de Metz, il parait se tenir sur la défensive.

 

II. - Le général Lanrezac, a reçu mission d'opérer contre le groupe allemand du nord de concert avec les deux armées anglaise et belge.

 

Il disposera des éléments mentionnés ci-après :

 

1° La Ve armée : 1 corps est établi sur la Meuse en face de Dinant, 2 corps et 2 divisions d'Afrique marchent sur Philippeville, 1 corps débarquera au sud de Maubeuge (du 16 au 20 août) et portera sa tête sur Beaumont;

 

2° Le corps de cavalerie Sordet;

 

3° Le 4e G. D. R. (3 divisions) du général Valabrègue.

 

La place de Maubeuge est sous les ordres du général Lanrezac.

 

III. - Il n'est pas possible de dire encore d'une façon précise la forme de notre manœuvre vu l'incertitude des événements qui peuvent se passer d'ici le 21 août, mais d'une manière générale l'armée anglaise aura à opérer comme il suit :

 

Dès que les éléments combattants seront au complet, le 21 août au matin, l'armée se porterait au nord de la Sambre, dans la zone... (au sud de Mons), pour continuer de là vers Nivelles. Elle se trouverait, ou à la gauche de la Ve armée, si l'ensemble de notre aile gauche était amené à déboucher vers le nord, ou, en échelon refusé à gauche de la même armée, si celle-ci se dirigeait plus à l'est.

 

IV. - Dans tous les cas le corps de cavalerie Sordet couvrirait au nord de la Sambre le mouvement de l'armée anglaise - la division de cavalerie de cette dernière pourrait opérer de concert avec le corps Sordet.

 

Quand l'ennemi arriverait à son contact, le corps de cavalerie dégagerait le front et se porterait à la gauche de l'armée anglaise.

 

V. - En ce qui concerne l'armée belge, il conviendrait de l'inviter à combiner ses dispositions de telle sorte que tout en couvrant Bruxelles et Anvers, elle puisse agir sur le flanc et les derrières des Allemands.

 

Signé : JOFFRE,

 

L'aile, gauche alliée en Belgique comprendra trois armées de nationalités différentes ayant chacune un commandant en chef indépendant : lé roi Albert pour les Belges, le maréchal French pour les Anglais, le général Joffre pour la Ve armée. Belges et Anglais nous prêteront leur concours, mais sous des réserves susceptibles d'en compromettre l'effet ; le roi Albert et le maréchal French acceptent les suggestions du général Joffre, mais ils ne lui sont nullement subordonnés.

 

D'ailleurs, même si les Belges et les Anglais obéissaient aveuglément au commandant en chef français, celui-ci serait impuissant, à exercer une forte action directrice sur l'aile gauche alliée engagée en Belgique. A Vitry, où Joffre a son Q. G., il est trop loin de son aile gauche, et d'autre part il ne peut fixer sur elle son attention autant qu'il conviendrait, car, étant en fait généralissime, il doit embrasser dans ses préoccupations tout l'immense front qui s'étend de l'Alsace à la Mer du Nord.

 

Comme les Allemands vont porter leur effort principal en Belgique, il faudrait avoir là un commandant en chef particulier qui dépendît de Joffre et reçût ses instructions mais qui eût l'autorité nécessaire sur les trois armées de l'aile gauche pour coordonner étroitement leur action au mieux des circonstances (I1 y aurait pour nous le plus grand intérêt à réaliser l'unité de commandement à notre aile gauche en Belgique; mais, hélas ! les Anglais et les Belges sont absolument réfractaires à cette mesure.).

 

Les Belges ont crié au secours, et parlent de ramener leur armée sur Anvers. Le général Joffre a compris combien il était urgent de les secourir.

 

Dès le 16 août, il a donné des ordres dans ce sens au corps de cavalerie Sordet. Ce dernier, très fatigué, a fait observer qu'il lui faudrait au moins 24 heures de repos.

 

Le commandant en chef, exaspéré de ces atermoiements, me téléphone le 17 août à 20 heures :

 

Il est urgent que 1e corps de cavalerie remplisse la mission qui lui a été assignée hier (16). Bruxelles s'affole et le Gouvernement se retire à Anvers. Il faut éviter à tout prix que l'armée belge suive ce mouvement. Par suite il est indispensable que le corps de cavalerie prenne liaison avec elle ".

 

La corps de cavalerie, en dépit de sa fatigue, n'est pas resté inactif; le 17 août, il a poussé au nord de la Sambre et s'est réuni aux environs de Fleurus; il a constaté que les fractions de cavalerie allemande, signalées de ce côté les jours précédents, se sont retirées vers le nord-est. Par suite d'un malentendu que je ne m'explique pas, son régiment d'infanterie. de soutien, le 45e, ne l'a pas suivi; ayant trouvé près de Dinant l'autre régiment de sa brigade, le 148e, il s'est rallié, à 1ui.

 

Le général Sordet, informé qu'une masse de cavalerie adverse se trouvait dans la région Perwez-Ramillies-Offus en observation devant la droite de l'armée belge, a résolu de l'attaquer le 18. Les Belges, sur sa demande, consentent à lui prêter leur concours :

 

Une brigade d'infanterie, marchant de Longueville sur Orbais, opérera à la gauche du corps de cavalerie, tandis qu'un détachement mixte de la garnison de Namur agira à sa droite.

 

En fait, la brigade belge, annoncée à gauche, prenant la division de gauche du corps Sordet (division de Lastours) pour l'ennemi, ouvre le feu sur elle et lui tue quelques chevaux. Le malentendu est promptement dissipé, mais la brigade belge, qui vient d'être touchée par l'ordre général de retraite de son armée, abandonne la partie sans crier gare, de telle sorte que sa disparition crée une énigme qui n'est résolue qu'après un laps de temps assez long. Quant au concours de la garnison de Namur, il se borne à l'envoi de faibles patrouilles de cavalerie (Cette première tentative pour opérer en liaison avec les Belges a donc avorté; elle s'est produite trop tard, alors que les Belges avaient déjà perdu courage et ne voyaient de salut pour leurs troupes que dans une prompte retraite sur Anvers.

Si le corps Sordet, le 6 août, au lieu d'aller si mal à propos sur Neufchâteau, avait été dirigé sur Namur il pouvait y être le 9 août et dès le 10 se porter au nord de la Sambre où il aurait opéré sa jonction avec les Belges; sa présence aux. côtés de ceux-ci les eût réconfortés et décidés, peut-être, à combiner leurs opérations avec les nôtres.).

 

Le corps Sordet, privé de l'appui de l'infanterie belge, après divers incidents inutiles à relater ici, se replie vers l'ouest entre Wavres et Gembloux, laissant ses détachements de découverte au contact des postes avancés de l'ennemi.

 

Le 19 au matin, il se reporte par Orbais sur Perwiez et se heurte aux environs de cette localité à des troupes de toutes armes qui lui paraissent nombreuses. Après un échange de coups de canon, le général Sordet ramène ses divisions vers Fleurus.

 

Le 20 août, pour esquiver la poussée de l'infanterie adverse, il se replie derrière le canal de Charleroi à Bruxelles, dont il fait tenir les passages entre Gosselies et Séneffe.

 

Le corps de cavalerie en marche continuelle au contact immédiat de l'ennemi depuis le 6 août, c'est-à-dire depuis 16 jours pleins, a grand besoin de repos : les hommes ont un moral parfait, mais ils sont harassés; les chevaux n'en peuvent plus, un grand nombre sont hors de service et la plupart sont sans ferrure.

 

Au G. Q. G. on a conçu une vive irritation contre le général Sordet qu'on accuse d'avoir ruiné sa troupe sans profit, et d'autre part manqué de vigueur et d'à-propos à diverses reprises ; une lettre de blâme est adressée au général par mon intermédiaire. Une note du général Joffre replace le corps de cavalerie sous mes ordres, et me laisse le soin de décider " s'il n'y a pas lieu de remplacer le général Sordet par le général de Lastours.

 

Le commandant en chef agit ici avec une précipitation fâcheuse, car il n'a pas encore, de renseignements suffisants sur les opérations du corps de cavalerie, du 15 au 20 août, pour être en droit de porter un jugement aussi sévère sur un officier de rang élevé; réputé chef de cavalerie éminent. Je réponds. que, ne sachant pas ce qu'on est en droit de reprocher au général Sordet, je ne me crois pas permis de prononcer la mutation indiquée, laquelle, en tout état de cause, présente, à mon avis, les plus graves inconvénients. J'ajoute que, vu l'épuisement du corps de cavalerie, je vais m'efforcer de lui donner quelque repos.(Je n'ai pas à prendre fait et cause pour le général. Sordet, qui saura très bien se défendre lui-même)

 

Les mouvements de la Ve armée, du 16 au 20 août, s'effectuent sans autres incidents que des démonstrations exécutées par les Allemands tout le long de la Meuse, de Namur à Givet, et l'apparition de quelques patrouilles sur la Sambre, en amont de Namur.

 

Le 18 août, dans la journée je reçois l'Instruction générale n° 13, datée du jour même, 8 heures, et ainsi conçue :

 

I. -- Les IIIe, IVe et Ve armées françaises, agissant de concert avec, les armées anglaise et belge, auront pour objectif les forces allemandes réunies autour de Thionville, dans le Luxembourg et en Belgique.

 

Ces forces paraissent comprendre au total de 13 à 15 corps d'armée et semblent fractionnées en deux groupes principaux :

 

1° Au nord, 7 à 8 corps d'armée et 4 D. C., constituant la droite adverse;

 

2° Au sud, entre Bastogne et ThionvilIe, 6 à 7 corps et 2 à 3 D. C., formant le centre.

 

II. - Les IIIe et IVe armées françaises ont déjà reçu leurs missions éventuelles et leurs directions générales d'offensive.

 

III. - En ce qui concerne la Ve armée et les armées anglaise et belge, deux éventualités sont à prévoir.

 

1° L'aile droite ennemie, marchant par les deux rives de la Meuse, cherche à passer entre Givet et Bruxelles, si même elle n'accentue son mouvement vers le nord. ,

 

Dans ce cas, la Ve armée et le corps de cavalerie qui lui est rattaché, opérant en liaison avec les Anglais et les Belges, s'opposeraient directement à ce mouvement en cherchant à déborder l'ennemi par le nord. L'armée belge et le corps de cavalerie seraient tout placés pour cette action débordante.

 

Pendant ce temps, nos IIIe et IVe armées attaqueraient tout d'abord le centre adverse pour le mettre hors de cause ; ce résultat, obtenu, la majeure partie de la IVe armée se tournerait immédiatement contre le flanc gauche de l'aile droite allemande.

 

2° l'ennemi n'engage sur la rive gauche de la Meuse qu'une fraction de son aile droite. Pendant que son centre opérerait de front contre nos IIIe et IVe armées, la partie de l'aile droite, maintenue sur la rive droite de la Meuse, chercherait à attaquer le flanc de la IVe armée.

 

Dans cette seconde éventualité, la Ve armée, laissant aux Anglais et aux Belges le soin de combattre les Allemands sur la rive gauche de la Meuse et de 1a Sambre, se rabattrait par Namur et Givet dans 1a direction générale de Marche et de Saint-Hubert.

 

Dans cette prévision, il conviendrait d'organiser une forte tête de pont à l'est de Givet, sur la ligne jalonnée par Falmagne, Finnevaux, Beauraing et bois de Sévry.

 

Le 4e G. P. R. de la Ve armée pourrait en totalité ou en partie agir avec les Anglais et les Belges sur la rive gauche de la Meuse.

 

Signé JOFFRE.

 

Il résulte, de cette lettre que notre commandant en chef, le 18, à. 8 heures, évalue à 13 ou 15 corps d'armée la force de la droite et du centre allemands. Il commet là une erreur un peu lourde, car, en réalité, nos adversaires ne mettent pas en ligne sur cette partie de leur ordre de bataille moins de 28 corps d'armée, soit presque le double de ce qu'il suppose.

 

En outre, cette première, erreur l'entraîne à une seconde non moins grave.

 

Il a été contraint de constater que la droite allemande, donnant à sa manœuvre débordante une extension dépassant toutes ses prévisions, opère à cheval sur la Meuse inférieure, mais il retient l'éventualité si improbable où cette droite allemande maintiendrait sa masse principale sur la rive droite, et n'engagerait sur la rive gauche qu'une fraction assez faible pour qu'il suffise de lui opposer les Belges et les Anglais avec tout ou partie du 4e G. D. R. D'autre part, il ne consent pas à se préoccuper de l'éventualité contraire, celle où l'attaque allemande par la rive gauche de la Meuse inférieure, par la Belgique proprement, dite, réunirait des forces si considérables qu'il faudrait, non seulement lui opposer toute la Ve armée avec les Anglais et les Belges, mais encore amener de nombreux renforts de ce côté. En résumé, le général Joffre s'attarde à considérer le cas où il devrait reporter la plus grande partie de son aile gauche sur la rive droite de la Meuse inférieure, mais il ne songe nullement au cas contraire où il aurait à renforcer cette aile gauche.

 

Avant la guerre, peut-être était-il permis de croire que l'offensive des Allemands contre la France ne dépasserait pas la Meuse inférieure, mais depuis le début des hostilités, du 2 au 18 août, les événements ont démontré que l'on s'était trompé sur ce point. En effet, il est devenu évident que nos adversaires ont résolu de faire passer leur principale attaque contre nous par, la Belgique, parce qu'ils jugent que leur intérêt militaire l'exige; sans quoi ils eussent été fous d'assaillir les Belges, ce qui devait déjà leur occasionner de grands embarras, et surtout risquait de provoquer l'intervention de l'Angleterre, comme cela s'est produit, du reste.

 

D'après les instructions du 18 août, la Ve armée se tiendrait en mesure d'opérer suivant deux directions perpendiculaires, soit face au nord, soit face à l'est : face au nord, pour agir au-delà de la Sambre avec les Anglais et les Belges contre le groupe allemand venu sur la rive gauche de la Meuse inférieure; face à l'est, pour franchir le fleuve de Givet à Namur, afin d'aller sur la rive droite au secours de notre IVe armée. Pour une armée nombreuse, dont les colonnes de combat sont déjà surchargées d'impedimenta et qui entraînent derrière elles d'interminables théories de parcs et de convois lourds et encombrants, tout changement de direction sous un angle un peu ouvert est très difficile partout, et plus encore dans une région comme l'Entre-Sambre et Meuse, si mal partagée sous le rapport de la viabilité.

 

D'autre part, la Ve armée, qui s'avance face au nord, devant pouvoir faire rapidement face à l'est, le cas échéant, il serait désirable qu'elle fût formée en échelon, la gauche en avant; or, les conditions de son mouvement du 16 au 20 août ont été telles, qu'elle s'est trouvée placée suivant le dispositif contraire, le dispositif en échelon la droite en avant.

 

Vu l'impossibilité de satisfaire simultanément aux deux éventualités considérées par le général en chef, j'ai dû m'abstraire presque complètement de la plus improbable, de la seconde, de celle où l'ennemi n'engageant qu'une faible fraction de son aile droite sur la rive gauche de la Meuse, il faudrait que la Ve armée passât sur la rive droite pour opérer avec la IVe armée.

 

Le général en chef qui ordonne une opération à une armée subordonnée n'a pas à intervenir dans l'exécution, mais il doit cependant supputer en lui-même sans pessimisme comme sans optimisme les difficultés et les périls de cette opération, afin de se rendre compte si elle est réalisable, quelles chances de succès elle présente, et comment on pourrait limiter les conséquence d'un échec.

 

Or, en examinant les directives du G. Q. G., on a parfois le sentiment que le général Joffre ne s'est pas suffisamment préoccupé des difficultés d'exécution de ses combinaisons stratégiques et des périls auxquels nous exposerait un échec grave; il semblerait que, par principe, il n'a voulu connaître ni les difficultés ni les risques, estimant que, dans la guerre de mouvement que nous faisions alors, la décision rapide, l'audace e t la vigueur importent plus que tout le reste et font triompher les combinaisons les plus hasardées, tandis que si l'on s'attarde à calculer et à combiner dans le vain espoir de mettre toutes les chances favorables de son côté, on tombe fatalement dans l'indécision, la timidité et la mollesse, qui sont les causes primordiales des grands revers.

 

La manière du général Joffre vaut à coup sûr contre un ennemi plus faible, moins bien organisé et moins bien armé, mais non pas contre les Allemands qui sont de formidables adversaires, sur lesquels nous n'avons pas de supériorité marquée d'aucune sorte. Avec ceux-ci, la rapidité de décision, l'audace et la vigueur sont nécessaires assurément, mais il faut y allier une certaine circonspection et suivre un plan fortement concerté.

 

On reconnaîtra d'ailleurs qu'il est très difficile, sinon impossible, de former un plan réalisable en dépit des heurts et des frottements incessants de l'exécution, si bien conduite qu'elle soit, quand on évalue si mal la force, de l'ennemi et qu'on n'arrive pas à lire dans son jeu plus vite et mieux.

 

Avant d'aborder l'étude de mes opérations en Belgique, il est bon de jeter un coup d'œil rapide sur les graves événements survenus à l'aile droite française du 18 au 20 août.

 

Le 7e corps, accompagné de la 8e division de cavalerie et d'une division de réserve, avait rompu des environs de Belfort, le 7 août, et atteint Mulhouse presque sans coup férir, le 8. On. escomptait un effet moral grandiose de cette entrée de nos troupes en Alsace, aussi avait-on triomphé bruyamment. Mais le 10 août, un retour offensif des Allemands nous avait contraints à évacuer Mulhouse et à nous replier vers Belfort, livrant à la vindicte sauvage de l'ennemi des populations alsaciennes coupables de nous avoir accueillis avec enthousiasme. Il n'était pas permis de rester sur cet échec : le général Pau, qui inspirait à tous, une confiance sans borne, fut chargé de reprendre l'opération avec des forces doubles (Le général Bonneau avait disposé da 7e corps, d'une partie de la 57e division de réserve (garnison de Belfort) et d'une division de cavalerie. Au général Pau, outre ces mêmes unités, on donne la 44e division, et deux divisions de réserve.). Maître de Thann, le 14 août, il entrait à Mulhouse le 19, culbutait à Dornach des forces allemandes, d'ailleurs peu nombreuses (Les 14e et 15e corps allemands, auxquels avait eu affaire le général Bonneau, s'étaient dérobés entre temps pour aller rejoindre les armées de Lorraine, laissant en Haute-Alsace, seulement quelques fractions de Landwehr et de landsturm.), et poussait ses avant-

postes jusqu'aux abords de Colmar.

 

En Lorraine, les armées Dubail et Castelnau s'étaient mises en mouvement le 13 août.

 

L'armée Dubail avait obtenu des succès importants qui avaient dégagé les Vosges à sa droite et ouvert la voie vers Sarrebourg, où elle entrait le 18 août. De son côté, l'armée Castelnau avait franchi la Seille, occupé Château-Salins et poussé jusqu'aux abords de Morhange.

 

Ces succès partiels avaient exalté le moral de nos troupes, mais, en même temps, hélas ! accru leur témérité déjà trop grande. Les officiers exultaient : " Les voilà donc, disaient-ils, ces terribles Allemands ! ils ne tiennent nulle part; les positions les plus fortes ne pouvant les rallier! "

 

Le système de l'offensive à outrance triomphait. Il semblait qu'il n'y eût plus qu'à foncer sur les Allemands partout où on les rencontrerait pour les contraindre à fuir. Peu importaient 1es pertes considérables auxquelles on s'exposait dans ces attaques où l'on se ruait sur l'ennemi tète baissée, puisque la victoire était au bout. On allait déchanter (La couverture allemande s'est laissé, pousser pour nous appâter, pour nous attirer sur ces formidables positions de Morhange et de Sarrebourg, sur lesquelles l'aile gauche adverse attend nos attaques de pied ferme.

Des écrivains ont prétendu que les Allemands avaient l'intention de prendre l'offensive à leur gauche en Lorraine; pour de nombreuses raisons, nous ne partageons pas celle opinion.).

 

Les avertissements ne manquaient pas pourtant. Il y avait, notamment, à Épinal, un service des renseignements qui fonctionnait à merveille, et fournissait a notre commandement les avis les plus précis sur les travaux, de fortification que les Allemands édifiaient aussi bien vers Morhange qu'au nord de Sarrebourg. Mais les donneurs de nouvelles qui contrariaient l'optimisme des chefs ne recueillaient que des rebuffades.

 

Le 20 août, alors que va commencer l'offensive de notre aile gauche en Luxembourg et en Belgique, les deux armées de Lorraine attaquent les Allemands qui se sont concentrés entre Metz et les Vosges sur des positions organisées à loisir au nord de Sarrebourg et à hauteur de Morhange : elles éprouvent sur l'un et l'autre point des échecs sanglants. L'armée de gauche - Castelnau - est rejetée toute désemparée sur le Couronné de Nancy, l'armée de droite - Dubail - doit rétrograder- derrière la Meurthe.

 

Castelnau fera tête au Couronné- de Nancy, Dubail (du 24 au 25 août), refoulera l'ennemi au nord de la Meurthe. Cependant, notre aile droite inspirera de vives inquiétudes pendant la fin du mois d'août et le commencement de septembre.

 

Dès le premier moment, les difficultés de l'offensive de notre aile droite en Lorraine, entre des régions fortifiées aussi rapprochées que Metz et Strasbourg, s'étaient manifestées dans toute leur grandeur.

 

Dubail, qui avait déjà fourni le corps d'Alsace (7 à 8 divisions dont 3 à 4 de réserve), en se portant vers le, nord, fut contraint d'assurer son flanc droit en conquérant les Vosges de la Schlucht à la vallée de la Brusche; il y employa le 21e corps, qui fut relevé par le 14e et les groupes alpins, de telle sorte qu'il poursuivit sa marche, sur Sarrebourg avec 3 corps actifs seulement.

 

De même Castelnau, déjà privé du 18e corps remis par lui à la disposition du G. Q. G., fut contraint de couvrir son flanc gauche en faisant masquer Metz à l'est de la Moselle par le 9e corps et quelques troupes de réserve il n'arriva donc devant Morhange qu'avec 3 corps actifs.

 

En somme, les Allemands, qui nous étaient inférieurs sur cette partie du théâtre d'opération, s'étant concentrés entre Metz et les Vosges, abandonnant la Haute-Alsace à un détachement de Landwerh, bénéficièrent de la supériorité numérique sur les points décisifs de Sarrebourg et de Morhange.

 

Il est évident qu'il eût fallu maintenir notre aile droite sur la défensive, ce qui aurait permis de lui prendre 3 ou 4 corps d'armée actifs (le 18e corps compris). Elle eût tenu initialement les Vosges et les hauteurs au sud de la Vezouze et de la Seille, se bornant à effectuer de simples démonstrations plus au nord; en cas de besoin, elle aurait rétrogradé, en combattant, défendant le terrain pied à pied, pour faire tête finalement sur les positions qui s'appuient sur les camps retranchés de Belfort, Épinal et Toul.

 

Elle eût de cette manière contenu victorieusement les Allemands, même si ces derniers avaient mis en ligne des forces supérieures; en fait, comme ils engageaient des forces moindres (18 divisions au plus contre 21 à 22 que nous aurions eues encore), il est vraisemblable que nous aurions trouvé l'occasion d'une contre-attaque victorieuse, qui nous eût rendu la Lorraine et permis même d'entreprendre quelque opération sur le territoire adverse.

 

Les corps repris à l'aile droite, constituant une réserve générale, eussent été tenus prêts à gagner par chemins de fer n'importe quel point du front où leur intervention aurait été, dans la suite, reconnue indispensable. La remontée vers le nord du centre de gravité de nos forces, imposée par la vaste manœuvre débordante que les Allemands exécutèrent en. Belgique, eût été grandement facilitée (Point n'était besoin d'une perspicacité extraordinaire pour prévoir l'éventualité où cette remontée deviendrait nécessaire.).,

 

CHAPITRE IV

 

LE 20 AOUT

 

Notre situation, le 20 août au soir, à l'ouest de la Meuse, est la suivante (grosso modo) :

 

1° Ve armée.

 

Q. G. à Signy-le-Petit.

 

Le Ier corps (renforcé de la, 8e brigade d'infanterie) Q. G. à Anthée; le gros à l'ouest de Dinant les avant-postes bordant d'une part la Meuse de Revin à Namur, et d'autre part la Sambre en amont de Namur jusqu'à Floreffe inclus;

 

La division de réserve Boutegourd (51e), rattachée au Ier corps, à hauteur de Rocroi, en marche sur Dinant qu'elle atteindra le 22.

 

Le 10e corps (renforcé de la 37e division): Q. G. à Florennes; le gros dans la zone Fosses-Philippeville, les avant-postes sur la Sambre de Ham à Tamines inclus;

 

Le 3e corps (renforcé de la 38e division) Q. G. à Walcourt; le gros dans la zone Gerpinnes-Joumioux-Gourdinnes; les avant-postes sur la Sambre de Roselies à Marchiennes au pont;

 

Le corps de cavalerie Sordet derrière le canal de Charleroi à Bruxelles, ses postes gardant les passages de Gosselies à Seneffe;

 

Le 18e corps, dont les débarquements ont été achevés ce même jour, échelonné la tête sur Beaumont en marche sur Thuin qu'il atteindra le 21 vers midi;

 

Les divisions de réserve Valabrègue (53e et 69e) , toujours dans la région de Vervins-Hirson, attendant pour se porter au nord-est de Maubeuge que les Anglais et le 18e corps leur aient laissé la voie libre.

 

Les pointes de notre cavalerie tiennent le contact de la cavalerie adverse, celles des 1er, 10e et 3e corps au nord de la Sambre, celles du corps Sordet, sur la ligne Charleroi-Nivelles. En outre on sait que la cavalerie allemande a déjà ses coureurs sur Ath et Audenarde.

 

2° L'armée anglaise

 

L'armée anglaise achève ses débarquements dans la zone Landrecies-Cambrai; elle ne s'ébranlera que le 21 août (L'armée anglaise a fait diligence puisqu'elle se mettra en route le 21 alors que le maréchal French avait estimé primitivement que ses troupes ne pourraient rompre que le 24.) pour gagner le front Condé-sur-Escaut-Mons-Binche, d'où elle ne pourra déboucher que le 23 au plus tôt.

 

3° L'armée belge.

 

L'armée belge est en pleine retraite vers Anvers; son quartier général, la veille, a été transporté de Louvain à Malines; Liège est entièrement aux mains des Allemands; Namur, déjà investie au nord, ne semble pas en état de fournir une longue résistance.

Le gouverneur de Namur, le général Michel, est très inquiet, malgré que la présence de l'aile droite de la Ve armée au sud de la place ne laisse exposés que les fronts nord et est; il a réclamé du renfort au général Joffre. Celui- ci me demande d'apprécier s'il ne conviendrait pas de lui envoyer une division de réserve. Cela est impossible : la division Boutegourd, qui est assez rapprochée, n'est pas disponible; quant aux deux autres divisions, elles sont dans le voisinage de Maubeuge, trop loin par conséquent. Comme il y a un intérêt politique réel à ce que les soldats français se montrent à Namur à côté des soldats belges, j'y envoie trois bataillons de la brigade Mangin, un du 45e et deux du 148e, que la population accueille avec un enthousiasme délirant.

 

Le général Michel m'a fait une autre demande, celle de 30.000 coups de 75 (Les munitions des 75 millimètre français sont, paraît-il, utilisables dans les canons da campagne belges.); je soumets la question au G Q. G. dont la réponse ne m'est pas parvenue.

 

Le commandant Duruy (Le commandant Duruy, l'un des fils du grand ministre de l'Empire, avait été attaché militaire à Bruxelles; placé comme lieutenant-colonel à la tête d'un régiment, il a été tué le jour où il venait prendre son commandement.), qui assure la liaison entre mon Q. G. et Namur, ne croit pas à une défense sérieuse de la place; cependant, je ne veux pas admettre que celle-ci ne tienne pas au moins 5 à 6 jours.

 

Les renseignements sur l'ennemi recueillis par les services spéciaux de la Ve armée et de l'armée anglaise, et ceux mentionnés par les bulletins du G. Q. G. ou fournis par l'état-major belge, ne laissent aucun doute sur la situation générale des Allemands en Belgique. Depuis le 18 août, ils avancent avec une rapidité surprenante :

 

Leur armée de droite, partie de Liège, va atteindre Bruxelles, tandis qu'une autre armée dont le gros est, en train de franchir la Meuse en aval de Namur, a déjà ses avant-gardes sur la bordure nord du Borinage;

 

D'autre part, on signale la présence à l'est de la Meuse, entre Dinant et Marche, d'un groupe allemand important (plus d'un corps d'armée sûrement) qui pourrait tenter de forcer le passage de la rivière, quelque part vers Dinant, derrière la droite de la Ve armée quand celle-ci se portera ,au nord de la Sambre.

 

Le déploiement des forces adverses qui nous sont opposées, à cheval sur la Meuse, sur ce vaste front Bruxelles-Namur-Dinant, a évidemment pour but de préparer une manœuvre tenant à envelopper notre gauche. Les écrivains militaires allemands les plus qualifiés n'ont pas été unanimes à représenter une telle manœuvre comme seule susceptible de procurer un résultat décisif ?

 

Abstraction faite du détachement chargé d'observer les Belges dont ils ne prendront sûrement que peu de souci, de combien de corps d'armée les Allemands disposent-ils déjà à l'ouest de la Meuse pour agir immédiatement contre la Ve armée, et les Anglais ? Question fort embarrassante en vérité.

 

On ne peut rien conclure de l'étendue du déploiement de nos adversaires, car leur doctrine admet qu'un corps d'armée fort de 25 à 30 bataillons d'une infanterie solide, pourvu de nombreuses mitrailleuses et d'une puissante artillerie abondamment approvisionnée en munitions, peut aisément mener une action offensive sur un front de 8 à 10 kilomètres, du moment que ses flancs sont appuyés (Un front aussi étendu n'étant admissible qu'à la condition de pratiquer l'attaque proprement dite sur certains points choisis, et de se borner sur le reste du front, ici à des démonstrations, là à une défensive pure et simple.).

 

Dans l'évaluation des forces allemandes à l'ouest de la Meuse, les avis sont donc très partagés : 6 à 8 corps disent les uns, 10 à 12 prétendent les autres.

 

En pareille matière, prendre la moyenne entre les opinions extrêmes est très aléatoire; j'y suis cependant conduit par l'examen des renseignements qui me sont parvenus : comme le crois que les Allemands cherchent la décision de ce côté, je suis amené à penser qu'ils y engagent des forces nombreuses, de 9 à 10 corps d'armée, indépendamment du groupe à laisser en observation devant l'armée belge. Le G. Q. G. n'est pas plus fixé que moi sur ce point essentiel, mais comme il cède à un optimisme excessif, il prête à l'ennemi des moyens très inférieurs à ceux que je lui attribue (Je pourrais aujourd'hui donner des appréciations plus précises sur l'effectif des forces allemandes qui opéraient dans le voisinage de mon armée; je m'en abstiens pour l'instant, mon unique préoccupation étant de montrer comment, à ce moment capital des opérations, j'envisageais la situation adverse.)

 

Les intentions du général me sont connues, elles se résument ainsi pour le seul cas que je retienne,

celui où la droite allemande tout entière s'engagerait sur la rive gauche de la Meuse inférieure :

 

1° A l'est de la Meuse.

 

La IVe armée, renforcée du 9e corps repris à la IIe armée, et comprenant par suite 6 corps actifs et 2 divisions de réserve, rompra du front Mézières-Verdun et attaquera le centre adverse sur le front Gédinne-Paliseul-Neufchâteau-Arlon;

 

La IIIe armée, débouchant de Verdun, agira à la droite de la IVe.

 

2° A l'ouest de la Meuse:

 

La Ve armée prendra l'offensive au nord de la Sambre, sa gauche passant par Charleroi;

 

L'armée anglaise, marchant à la gauche de la Ve armée, ira de Mons sur Nivelle;

 

Le corps de cavalerie Sordet opérera à gauche de l'armée anglaise.

 

Le pays, qui s'étend de Condé-sur-Escaut par Mons et Charleroi à Namur, et que traverse la Sambre, à partir de Charleroi, est le Borinage, pays de grandes houillères. La rivière, qui décrit de nombreux méandres, n'est pas par elle-même un obstacle sérieux; dans sa partie Est, où va combattre la Ve armée, de Thuin à Namur, elle est bordée par des coteaux, peu élevés, qui jettent sur la vallée des pentes assez douces entièrement couvertes de localités habitées, d'importance variable, d'usines, de châteaux et de maisons, entourés de vergers clos de murs. En somme, de Charleroi à Namur, c'est un dédale d'habitations et de verdure, où il n'existe que de rares emplacements découverts, d'ailleurs de faible étendue. Une troupe qui doit se battre dans ce maquis n'a pas à compter sur un appui bien efficace de son artillerie : les obusiers allemands peuvent encore quelque chose, nos canons de 75 presque rien.

 

Malgré que j'aurais grand intérêt à maîtriser mon débouché en plaine au nord du Borinage, je n'ai pu songer à y porter mes seuls corps immédiatement disponibles, les 10e et 3e. Avant de la pousser au-delà de la Sambre, il faut au préalable grouper l'armée ; à ne tenir compte que de cette seule condition, le mouvement ne commencerait que le 23, car si le 18e corps me rejoindra le 21 dans l'après-midi, par contre le 1er corps ne sera relevé à la garde de la Meuse que le 22 au soir; or, je ne puis risquer d'avoir à livrer bataille sans ce corps d'armée, le meilleur de ceux dont je dispose.

 

D'ailleurs, il ne serait pas sage que la Ve armée, même groupée, s'aventurât au nord du Borinage avant que les Anglais, à sa gauche, ne fussent au moins en mesure de déboucher de Mons, et que la IVe armée, à sa droite, n'eût traversé les gorges de la Semoy et ne fût en état de brider quelque peu le groupe ennemi réuni entre Dinant et Marche (Il y a là toute l'armée d'Hausen, qui compte 4 corps d'armée.).

 

Donc, dès le 20 août au soir, j'ai résolu de ne franchir la Sambre que le 23, à moins d'ordres contraires du G. Q. G. (Le 21 août, à, 12 h. 30 j'écrirai au général Joffre " que je juge dangereux que la Ve armée franchisse la Sambre le 22, laissant derrière elle d'une part son 1er corps qu'il faut maintenir à la garde de la Meuse en amont de Namur tant que la IVe armée n'aura pas progressé suffisamment au nord de la Semoy, et d'autre part, l'armée anglaise qui ne pourra pas ce jour-là dépasser Mons. " Le général me répondra à 20 h. 30 " qu'il me laisse libre de choisir à ma guise le moment de mon offensive. ").

 

Si l'ennemi m'attaque au sud de la Sambre avant le 23, je n'en serai nullement fâché, au contraire.

 

En conséquence, le 20 août au soir, j'ai fait préparer l'ordre reproduit ci-dessous (en substance)

 

1° Le 1er corps sera maintenu à la garde de la Meuse jusqu'à ce qu'il ait été relevé par la division Boutegourd.

 

2° Les 10e et 3e corps, renforcés chacun d'une division d'Afrique, se mettront " en bataille " au sud du Borinage.

 

Le 10e corps tenant Fosses, Vitrival et le Roux.

 

Le 30 corps occupant Nalines et Gerpinnes par soit centre et prêt à opérer par sa droite pour soutenir la gauche du 10e corps et par sa gauche pour soutenir la droite du 18e corps; une brigade d'infanterie du 3e corps sera envoyée par Thuin vers Fontaine-L'Évêque pour servir de soutien au corps de cavalerie (Je prends au 3e corps la brigade d'infanterie de soutien destinée au corps de cavalerie Sordet, parce qu'il y a urgence et que le 18e corps est trop loin pour fournir cette brigade en temps utile.)

 

Le 18e corps gagnera Thuin.

 

40 Les deux divisions de réserve Valabrègue resteront en arrière à gauche du 18e corps, pour assurer sa liaison avec l'armée anglaise.

 

5° Le corps de cavalerie Sordet restera où il est, derrière le canal de Charleroi à Bruxelles (Le corps de cavalerie devra passer à la gauche des Anglais, mais son état de fatigue ne lui permet pas de commencer ce mouvement le 21 août.).

 

Mon ordre se termine par la prescription suivante, qui est capitale :

 

" Il est formellement interdit, jusqu'à nouvel ordre, d'aller dans les fonds de la Sambre autrement que par des détachements chargés d'empêcher les éclaireurs ennemis de la passer. "

 

En résumé, en attendant le moment d'attaquer, je m'établissais défensivement à la lisière sud du Borinage, sur de fortes positions où l'artillerie serait à même de soutenir à plein son infanterie (Je ne doute pas que l'état d'esprit, qui règne dans nos états-majors, sera cause que mes prescriptions ne seront pas comprises au 3e et au 10e- corps.).

 

Une telle conduite m'exposait aux anathèmes des protagonistes de l'offensive à outrance; je ne me faisais aucune illusion à cet égard et n'en prenais aucun souci.

 

Pour expliquer dans quel esprit étaient conçues les dispositions exposées ci-dessus, je dirai comment je comptais le 23 prendre l'offensive contre l'ennemi qui viendrait à mon contact sur la Basse-Sambre.

 

1° La division Boutegourd assurerait la garde de la Meuse en amont de Namur; elle dis poserait des batteries de 120 long sur plate-forme de l'artillerie lourde.

 

2° La droite de l'armée (1er corps renforcé de la brigade Mangin, 10e corps renforcé d'une division d'Afrique l'artillerie lourde, une division d'Afrique reprise au 3e corps et remise à ma disposition immédiate) attaquerait à fond en passant à l'ouest de Namur où le terrain est relativement plus ouvert et où l'on bénéficie de l'appui du canon de la place.

 

3° Le centre et la gauche (3e et 18e corps et 2 divisions de réserve Valabrègue) maintiendraient l'ennemi sur le front Ham-sur-Sambre-Fontaine l'Evêque.

 

J'exécuterais donc mon attaque avec ma droite .par le couloir à l'ouest de Namur. Ma conviction est que l'ennemi que j'aurai en tête portera lui aussi un sérieux effort de ce côté, car il voudra, sans doute, isoler Namur le plus tôt possible et dégager la rive gauche de la Meuse en amont afin d'ouvrir le passage au groupe de forces signalé à l'est de Dinant.

 

L'ordre pour le 21, préparé, comme je l'ai dit, le 20 août au soir, ne sera expédié que le 21 à 8 heures ce retard a pour raison unique que, jusqu'au dernier moment, j'espérerai que le général Joffre renoncera à l'offensive immédiate de son aile gauche.

 

Dès le 20 août au soir, revenu de mes illusions premières, je doute fort que la Ve armée puisse encore déboucher au nord de la Sambre le 23 août. Dans le cas contraire, je prendrai l'offensive puisqu'elle m'est formellement prescrite, mais j'avoue que je n'en attends rien de bon, malgré que je ne voie pas la situation de l'ennemi aussi menaçante qu'elle l'est réellement.

 

Toutes mes prévisions d'offensive étaient purement platoniques, car j'allais être contraint de recevoir la bataille au sud de la Sambre dès le 21 août au soir.

 

Ne semble-t-il pas que le général Joffre, renseigné comme il l'est (ni plus ni moins), à la seule condition de ne pas se laisser aveugler par son idée préconçue, pourrait dès ce moment comprendre que l'offensive de l'aile droite allemande a pris sur l'offensive de notre aile gauche une avance impossible à réparer, et que nous allons par suite prendre le contact de l'adversaire dans les conditions les plus défavorables. En effet, la Ve armée, continuant son mouvement vers le nord, va venir buter contre le Borinage entre Charleroi et Namur, alors que les Allemands tiendront déjà les débouchés nord de cette région, tactiquement si difficile. Elle sera là coincée, ne pouvant ni avancer, ni appuyer vers l'Ouest, hors d'état par conséquent de prêter un appui efficace aux Anglais qui verront fondre sur eux l'armée von Kluck beaucoup plus nombreuse, à laquelle ils n'opposeront sûrement pas une longue résistance.

 

Notre situation sera d'autant plus périlleuse qu'il y a à l'est de Dinant un groupe de forces important (Non pas 1 à 2 corps d'armée comme je le pense, niais toute l'armée d'Hausen, 4 corps d'armée.) qui guette l'occasion de franchir la Meuse derrière la droite de la Ve armée. Certes, le fleuve est un obstacle assez sérieux, mais pas autant qu'on le croirait au premier abord, en raison de ce que partout les hauteurs de la rive droite dominent celles de la rive gauche, à bonne portée de canon.

 

Le général Joffre ne serait-il pas bien inspiré s'il se résignait à renverser entièrement ses projets ? s'il renonçait momentanément à ses attaques en Luxembourg et en Belgique pour se donner la possibilité de remanier le dispositif des armées de notre aile 'gauche, en faisant remonter davantage encore vers le nord le centre de gravité de nos forces, afin de répondre à ce mouvement débordant de la droite allemande dont l'extension dépasse toutes les prévisions.

 

CHAPITRE V

 

SITUATION MATÉRIELLE ET MORALE DE LA Ve ARMÉE LE, 20 AOUT

 

Mes ordres du 21 août et mes projets pour le 22, dont j'ai entretenu mes officiers, provoquent l'opposition de quelques-uns d'entre eux :

 

" Comment, disent ces aristarques, à peine arrivés au contact de l'ennemi on arrête la Ve armée, sous prétexte de coordonner le mouvement de ses divers corps et d'attendre les armées voisines. Les Allemands ne procèdent pas ainsi; sans souci excessif des liaisons, ils poussent leurs corps en avant et bourrent, etc., etc. ... "

 

En résumé, ces messieurs affirment à haute voix les paradoxes qui constituent la doctrine stratégique de la nouvelle école. Inutile, je pense, de faire observer combien ils se trompent en prêtant aux Allemands leur propre compréhension de la guerre : la leçon des événements a trop démontré leur erreur.

 

J'entends leurs propos débités en termes à peine voilés et ne m'en émeus pas.

 

J'incline d'autant plus à effectuer mon mouvement avec circonspection que les multiples causes de faiblesse qui atteignent nos troupes me sont apparues dans toute leur étendue.

 

1° La discipline laisse grandement à désirer et l'encadrement des unités, des unités d'infanterie surtout, est trop faiblement constitué en gradés de métier, alors que les gradés de la réserve, en général, manquent encore d'autorité.

 

2° L'artillerie a l'incomparable canon de 75 millimètres mais pas un obusier; le tir indirect étant considéré comme un procédé d'exception hors de la guerre de siège, on n'a pas mis nos batteries de campagne en état de le pratiquer en les dotant d'un matériel téléphonique suffisant en quantité et de bonne qualité ; nous n'avons pas d'avions d'artillerie; nos approvisionnements de munitions sont constitues sur des bases beaucoup trop réduites : pour toutes ces causes, notre mode d'emploi de l'artillerie est moins souple que celui de l'artillerie allemande (la Cette conclusion paraîtra timide maintenant que les événements ont prouvé que l'artillerie allemande était à la fois plus souple et plus puissante que la nôtre, mais l'opinion reproduite ici est celle que je professais à la date considérée, c'est-à-dire au moment où, le 20 août, je donnais mes ordres pour le 21.).

 

3° Notre armement en mitrailleuses est inférieur à celui des Allemands.

 

4° La tactique de combat en faveur chez nos officiers est trop brutale, pleine de périls par suite, et, en outre, d'une application difficile pour des chefs qui, à de rares exceptions près, ne possèdent pas, tant s'en faut, la maîtrise de leur métier faute d'avoir pu l'acquérir, en temps de paix, par le seul moyen qui vaille, la pratique exercée dans des manœuvres complètes rationnellement conduites et fréquentes.

 

5° Les Allemands ont une supériorité incontestable en aérostation et en aviation.

 

Il convient de développer ces divers sujets.

 

1°L discipline laisse grandement à désirer, et l'encadrement des unités d'infanterie n'est pas assez fortement constitué.

 

Le relâchement de la discipline est déjà manifeste en marche et au stationnement.

 

En marche, par les chaleurs. atroces du mois d'août 1914, quantité d'hommes s'arrêtent sans permission, sous prétexte de fatigue, et l'on en trouve dans tous les coins en train de gobelotter; d'autres, se jugeant trop chargés, jettent des effets de rechange, des vivres, des outils; etc., et sur toutes les routes suivies par nos colonnes, on trouverait de quoi monter un bazar. Au stationnement, les mêmes individus, malgré leur prétendu épuisement et en dépit d'ordres réitérés, s'en vont courir le pays au loin pour se procurer du vin ou des vivres. Nos gradés, les officiers eux-mêmes, ne réagissent pas avec assez de rigueur, parce qu'ils sont débordés ou se sentent impuissants contre des gens sur lesquels la discipline n'a pas imprimé une assez forte empreinte. Le mal a. pris de telles proportions que des chefs n'hésitent pas à demander que l'on en revienne au " Décret sur les cours martiales, rendu en 1870 par le gouvernement de la Défense Nationale.". Les gouvernants de 1914 estiment sans doute le moyen dangereux, car ils se refusent à l'adopter, et même interdisent formellement toute exécution sommaire (Instruction de M. Messimy, ministre de la guerre).

 

" La: discipline fait la force principale des Armées, disait " la vieille ordonnance du 2 novembre 1833 sur le Service intérieur. " Dans les troupes françaises, il y a deux groupes d'hommes, relativement peu nombreux, les uns d'un courage éprouvé, les autres animés de mauvais sentiments et lâches; entre ces deux groupes, il y a la masse hésitante, quoique bien intentionnée, et qui est prête à suivre l'exemple des bons ou des mauvais; avec une forte discipline, c'est l'exemple des bons qui l'emporte, avec une discipline faible, c'est celui des mauvais.

 

La troupe disciplinée supporte avec constance les fatigues accumulées qu'entraînent les opérations de guerre les mieux conduites, et affronte d'un cœur inébranlable les périls renouvelés du champ de bataille ; la troupe indisciplinée sera parfois héroïque, mais parfois aussi elle poussera la faiblesse jusqu'à la plus insigne lâcheté.

 

On le sait, notre soldat, aussitôt qu'il a terminé son service actif, se hâte de rompre avec les habitudes d'ordre et d'obéissance exacte auxquelles on l'avait plié durant son séjour sous les drapeaux; il semble qu'il mette son point d'honneur à se libérer au plus vite de ces habitudes, qui sont hors de sa nature de Français. Quand il reprend place dans l'armée, soit pour les périodes d'exercice, soit pour la guerre, il a grand-peine à se remettre à l'observation stricte de la discipline militaire, ce qui rend la tâche de ses gradés extrêmement pénible. On conçoit donc la nécessité d'assurer dès le principe aux unités mobilisées un cadre d'officiers et de. sous-officiers d'autant plus fort que les réservistes y entrent en plus grande proportion. Or, chez nous, l'infanterie, qui forme le fond de l'armée, est assez mal partagée sous ce rapport.

 

Dans la compagnie active, forte de 250 hommes dont trois cinquièmes de réservistes, le cadre se divise en deux fractions :

 

La première, provenant du cadre du temps de paix, comporte 2 officiers de métier, 3 à 4 sous-officiers rengagés, et autant de sous-officiers non rengagés fournis par les classes qui étaient sous les drapeaux au moment de la déclaration de guerre (Notre cadre légal du temps de paix compte 3 officiers, mais il était très loin d'être complet quand la guerre a éclaté, et en outre quantité d'officiers détachés à des emplois dans le corps et hors du corps n'ont point rejoint leur compagnie (commandants des sections de mitrailleuses, stagiaires d'état-major, officiers d'ordonnance, etc., etc.). On a comblé une faible partie des vacances en faisant des promotions parmi les élèves des Écoles militaires, mais les nouveaux promus, en admettant qu'ils aient une valeur professionnelle suffisante n'ont pas cependant les qualités essentielles qu'on doit attendre des officiers de carrière, la maturité d'esprit et l'expérience du commandement.

Nous ne parlons pas des caporaux. Le caporal du cadre du temps de paix, à de rares exceptions près, n'est pas un rengagé; il appartient aux mêmes classes que les soldats, et n'a sur eux aucune des supériorités auxquelles ils soient sensibles. Comme il vit dans leur intimité complète, mangeant à la même table, couchant dans la même chambre, il est fatal que ce ne soit qu'un porte-galons assez peu respecté et mal obéi.

Le " gefreite " allemand, dont les attributions participent à la fois, de celles du caporal et du soldat de 1re classe français, ne fût-ce qu'en raison de la forte discipline qui règne dans l'armée allemande, est pour son "intur-offizier " un meilleur auxiliaire que le caporal pour le sous-officier français.

Quant au caporal de la réserve, il est encore moins agissant comme chef que le sous-officier de la même catégorie.);

 

La seconde fraction est formée des gradés de la réserve, 2 officiers, 4 à 5 sous-officiers.

 

Les officiers de carrière sont presque tous excellents;

 

Les sous-officiers rengagés sont parfaits pour la moitié, et au-dessous du médiocre pour le reste;

 

Les sous-officiers non rengagés en activité à la déclaration de guerre ont une valeur réelle mais, trop jeunes et inexpérimentés, ils sont peu capables de commander à des réservistes plus âgés;

 

Les officiers de réserve comptent. parmi eux de nombreux sujets qui deviendront plus tard des chefs de premier ordre, mais au début de la campagne, la plupart manquent d'autorité tant parce qu'ils ont peu la pratique du commandement, que parce que le soldat français, dont on connaît l'esprit critique, n'admet pas a priori l'officier de réserve, attendant pour lui faire confiance qu'il ait fait ses preuves;

 

Quant aux sous-officiers de réserve, en vertu d'habitudes invétérées, ils s'efforcent d'agir en chefs le moins possible.

 

L'armée allemande est au contraire, dans de meilleures conditions sous tous les rapports visés ci-dessus :

 

Il y règne une discipline de fer qui est dans la nature de l'Allemand;

 

La proportion des réservistes est moindre dans les unités actives, et de plus l'encadrement de ces unités est plus fortement constitué.

 

Par exemple, la compagnie d'infanterie active, qui compte seulement deux: tiers, de réservistes, comprend 3 officiers de métier et 13 à 14 sous-officiers rengagés triés sur le volet. En outre, les gradés provenant de la réserve, qui n'ont pas à coup sûr une valeur professionnelle plus grande que les nôtres, jouissent pourtant d'une autorité très supérieure; fiers de galons qui leur valent un prestige refusé à nos gradés de la même catégorie, ils montrent en toute circonstance un empressement marqué à faire acte de chef, ce qui leur est rendu. facile par la discipline à laquelle est rompue la troupe.

 

Les nombreux bataillons allemands d'Ersatz, constitués presque exclusivement de réservistes, (cadre et troupe) ont, hélas ! plus de consistance que les unités françaises correspondantes, les bataillons de réserve; cela s'expliquerait rien que par la raison de discipline. Nos bataillons de réserve, quand ils auront été mis en main, vaudront assurément les bataillons d'Ersatz allemands, mais ceux-ci, au début de la guerre, sont plus en état de figurer utilement en première ligne à côté de l'infanterie active.

 

Il ne faut pas s'exagérer les causes de faiblesse momentanées qui atteignent nos unités d'infanterie, mais il serait dangereux de les méconnaître de parti pris.

 

Notre fantassin, intelligent et plein d'initiative, est plus facile à conduire que le soldat allemand dans le combat en ordre dispersé qu'impose le puissant armement actuel; animé de l'ardeur patriotique la plus vive, il ira bravement au feu, mais, pour les raisons indiquées précédemment, peut-on avoir la certitude qu'au combat il saura toujours faire preuve de la constance et de l'opiniâtreté sans lesquelles il n'y a pas de succès durable à la guerre ? N'est-il pas à craindre que, dans les moments particulièrement critiques, la troupe d'infanterie française n'échappe à ses chefs et ne puisse être reprise en main qu'avec difficulté ?

 

Notre infanterie l'emportera sur l'infanterie allemande, je le crois sincèrement, mais sous la réserve expresse qu'on la mette en œuvre dans des conditions qui lui conviennent, dans des conditions qui laissent à nos hommes 1a possibilité d'utiliser dans la plus large mesure leurs qualités d'intelligence et d'initiative. Rien ne convient moins en somme à nos fantassins que ces attaques en coup de vent, peu ou point combinées, qu'ils vont pratiquer à outrance sous l'empire de théories paradoxales et des habitudes vicieuses invétérées que l'application de ces théories a développées dans les manœuvres du temps de paix.

 

2° En ce qui concerne l'artillerie, dans quelle situation sommes-nous par rapport aux Allemands ? (La question est très complexe, difficile à élucider; nous né pouvons la traiter ici que d'une façon très sommaire.).

 

L'artillerie de nos corps d'armée se compose uniquement de canons de 75 millimètres. Chaque corps à 28 bataillons comprend 30 batteries de 4 pièces, soit au total 120 pièces; les divisions autonomes, dont toutes celles de réserve, ont 9 batteries, soit 36 pièces.

 

Le 75 millimètres est un canon d'une efficacité incomparable, mais ce n'est qu'un canon, qui ne saurait remplacer un obusier malgré l'adoption de la trop fameuse plaquette Malandrin, un expédient très médiocre qu'on a voulu prendre pour bon moyen.

 

Nos artilleurs pratiquent avec leur 75 presque uniquement le " tir masqué " (Il est nécessaire de définir les vocables tir masqué, et tir indirect.

Dans le tir masqué, le capitaine, qui se tient à un poste d'observation d'où il voit, soit le but directement, soit la portion on de crête derrière laquelle ce but se dissimule, commande sa batterie à la voix; la batterie, établie derrière un mouvement de terrain ou un simple masque, à portée de la voix du capitaine, son emplacement choisi de telle sorte que, les pièces étant disposées suivant l'inclinaison qui répond à la position du but et à sa distance les projectiles passent par-dessus la crête de la masse couvrante ou le sommet du masque, et que, d'autre part, la lueur des coups ne soit pas visible des observatoires adverses. Dans la pratique, réaliser simultanément les deux dernières conditions énumérées ci-dessus n'est pas toujours possible; on sacrifie alors le défilement dans la mesure nécessaire. En tout cas, comme la batterie n'est pas très éloignée de la crête couvrante, l'ennemi qui a découvert dans quelle direction elle se trouve, a chance de l'atteindre en battant systématiquement le terrain en arrière de la crête sur une profondeur restreinte, sans consommation exagérée de munitions par suite.

Dans le tir indirect, le capitaine dirige le feu de sa batterie au moyen du téléphone ou de tout autre système télégraphique. Renonçant aux bénéfices du commandement à la voix, il a la faculté d'éloigner sa batterie, ce qui lui donne plus de latitude pour trouver un emplacement défilé et que l'ennemi ne sache pas situer même approximativement. Il faut bien entendu que, de l'emplacement choisi, la batterie puisse tirer par-dessus la crête couvrante : cette condition est d'autant plus facile à satisfaire que les angles de tir sont plus grands pour une même distance du but; par conséquent le tir indirect est plus aisément praticable avec les obusiers allemands, qu'avec les canons français,

 

La tir indirect, en raison des difficultés de direction inhérentes à l'éloignement de la batterie par rapport au poste d'observation du capitaine, est moins efficace que le. tir masqué, mais il expose moins la batterie et lui donne la possibilité d'intervenir là où le tir masqué ne le lui permettrait pas.), auquel la mise en service des échelles de batterie (Gugumus) à donné, il est vrai, un peu plus de jeu; ils sont mal outillés pour la pratique du " tir indirect ",car les batteries ne disposent que d'un matériel téléphonique restreint et de qualité médiocre. Quant à nos artilleries lourdes d'armée (17 batteries, 68 pièces pour la Ve armée), elles comprennent 2 pièces assez bonnes : le 155 Rimailho, qui tient à la fois du canon et de l'obusier, et le canon de 120 long, sur affût-spécial; et, d'autre part, 2 pièces de valeur très minime pour la guerre de campagne (telle qu'on la comprenait alors), le canon de 120 long sur plate-forme, dont la mise en batterie exige plusieurs heures, et le 120 court Bacquet, sorte d'obusier dont la portée pratique maximum, 4.000 mètres, est trop faible.

 

" Le tir indirect " n'a qu'une efficacité absolue restreinte; aussi nos artilleurs, avant la guerre, s'étaient-ils refusés à admettre son emploi dans la guerre de campagne autrement qu'à titre exceptionnel; ils avaient par suite jugé inutile de pourvoir les batteries de 75 de tout le matériel téléphonique que ce tir exige.

 

En outre,. ils n'avaient point compris toute l'importance de l'emploi de l'avion pour la lutte contre une artillerie agissant en " tir masqué ", et, à plus forte raison, contre une artillerie pratiquant le " tir indirect ", comme c'est le cas, pour l'artillerie allemande. On avait entrepris chez nous des expériences en vue d'assurer la liaison entre le canon et l'avion, mais les premiers résultats obtenus ayant paru insuffisants, on avait continué les recherches sans se presser, de telle sorte que la guerre était survenue sans qu'on eût abouti (J'attribuais un grand intérêt à, la coopération du canon et de l'avion, aussi avais-je donné, dès le premier jour de ma prise de commandement, des instructions pour la réaliser vaille que vaille à la Ve armée. Je m'étais heurté à l'opposition, tant de l'artillerie que du service de l'aviation, ce dernier arguant, non sans raison, de l'insuffisance de ses ressources en personnel et en matériel (au début de la guerre, nous disposions de moins de 200 avions, les Allemands en avaient 10 fois plus). J'ai tenu bon, mais on n'aboutira à des résultats pratiques qu'après la bataille de la Sambre : " rien ne s'improvise à la guerre ".).

 

Les corps d'armée allemands ont un armement d'artillerie composé de canons de 77 millimètres et d'obusiers de 10 cent. 5 et de 15 centimètres. Le canon de 77 est très inférieur à notre 75; quant aux obusiers, ils valent ce que valent les obusiers de l'époque avec leur projectile mal établi, armé d'une fusée d'un fonctionnement incertain.

 

Le corps d'armée actif de 25 à 26 bataillons, compte (c'est-à-dire comptait en août 1914) 30 batteries, dont 18 de 77 à 6 pièces, 6 d'obusiers de 10 cent., 5 également à 6 pièces et 4 batteries d'obusiers lourds de 15 centimètres à 4 pièces : au total, 160 pièces, 40 de plus que le corps d'armée français à 28 bataillons (Je suis persuadé que la supériorité des Allemands dans la nombre des pièces, 160 contre 120 n'aurait eu qu'une importance minime si nous avions disposé d'approvisionnements plus considérables en munitions d'artillerie.); le corps d'armée d'ersatz à 2 divisions compte seulement 72 pièces.

 

Chez les Allemands, l'artillerie lourde d'armée comprend, entre autres engins, des mortiers de 21 centimètres. Ces mortiers, à tir rapide, montés sur cet affût à " bandes de roues " vulgarisé depuis par nos journaux illustrés, tirent des projectiles de 119 kilos chargés do 15 kilos d'explosif, avec une vitesse initiale, de 300 mètres donnant une portée maximum de 8 à 9 kilomètres,

 

L'expérience de la guerre de 1870-71, qui avait fait ressortir l'importance de la puissance pour l'artillerie de campagne, a été quelque peu perdue de vue chez nous; nos adversaires ne sont pas tombés dans cette erreur. On constate qu'ils ont en service dans leur artillerie de campagne, artillerie de corps d'armée et artillerie lourde d'armée, des pièces d'un calibre plus fort que les nôtres et d'une portée pratique supérieure (Dans l'artillerie de siège allemande, la puissance a été poussée au " Kolossal ".)

 

Les Allemands, longtemps réfractaires 'a la méthode du " tir masqué " en honneur chez nous, ont, malheureusement, fini par l'adopter en lui donnant de suite son développement ultime puisqu'ils sont allés d'un coup jusqu'au " tir indirect " généralisé pour les canons aussi bien que pour les obusiers. Ils ont en conséquence doté leur artillerie de campagne d'un matériel téléphonique considérable, et de plus ils ont créé l'avion d'artillerie.

 

En outre, ils ont admis comme normal le tir de l'artillerie aux grandes distances, en allant jusqu'à la portée maximum permise par leur matériel, portée maximum qui dépasse celle réalisable avec le matériel français.

 

Ils ne se sont pas fait illusion sur l'efficacité de leur artillerie de campagne pratiquant le " tir indirect " aux grandes distances et ont compris que, pour en obtenir un effet matériel notable, il leur faudrait dépenser beaucoup de munitions. Ils ont, en conséquence, constitué des approvisionnements de munitions d'artillerie considérables, et, en outre, pris les mesures nécessaires pour en intensifier la fabrication dès le premier jour de la guerre.

 

Là est le point capital de la question.

 

Chez nous, on a poussé l'aveuglement au delà de toute limite. Malgré des avertissements répétés, notamment ceux donnés du haut de la tribune du Sénat par le regretté général Langlois, on a jugé suffisant un approvisionnement de 1.500 coups environ par canon de 75, et l'on n'a rien fait pour intensifier la fabrication en temps de guerre : avec les mesures arrêtées, cette fabrication commençait seulement le trentième jour de la mobilisation avec, une production journalière de moins de 10.000 coups ! 10.000 coups pour 4.500 pièces, .soit 2,25 coups pour une pièce qui pouvait tirer facilement 15 coups par minute !

 

Nous savions bien que les Allemands possédaient des stocks considérables de munitions d'artillerie ? mais nous étions loin de compte dans nos, appréciations à cet égard. Nul ne se doute de l'intensité extraordinaire que nos ennemis donneront à leurs feux d'artillerie, usant avec une prodigalité inouïe du tir de leurs obusiers, et notamment de celui des obusiers de 15 centimètres, mis en batterie sur des emplacements entièrement dissimulés, et situés le plus souvent assez loin pour n'avoir rien à redouter de nos canons.

 

Les premiers combats en Alsace et en Lorraine ont fourni sur ce point des indications que les commandants des armées de l'aile gauche auraient eu intérêt à connaître, mais le G.Q.G., qui a proclamé à plusieurs reprises la supériorité de notre 75 sur le 77 allemand, n'a communiqué que des renseignements très vagues sur les obusiers de l'ennemi, si bien que l'on reste convaincu autour de moi que le tir de ces engins n'a qu'une efficacité minime et qu'on n'a rien à en redouter de grave.

 

Quoi qu'il en soit, il est d'ores et déjà incontestable pour moi que les Allemands bénéficient d'un mode d'emploi de l'artillerie plus souple (Il faudrait dire " plus souple et d'une action plus puissante ", mais jusqu'à la bataille de la Sambre, je ne croyais pas que l'artillerie allemande l'emportât en puissance sur la nôtre.) que le nôtre; aussi, tout en restant convaincu de la supériorité de notre artillerie, je juge qu'elle ne pourra pas prendre partout l'avantage, et qu'il .faudra par suite choisir nos terrains d'attaque avec discernement.

 

3° Une autre raison de nous comporter avec prudence dans l'attaque résulte du grand nombre de mitrailleuses dont sont pourvues les formations de campagne allemandes.

 

La mitrailleuse bien utilisée est un engin des plus meurtriers, particulièrement efficace dans la défensive; l'expérience de la guerre de Mandchourie a fourni des données concluantes à cet égard (Voir entre autres les rapports de nos attaches militaires près des armées russes et japonaises pendant la guerre de Mandchourie, qui sont concluants à cet égard.).

 

Il nous semblera dans les premiers combats que les Allemands mettent en action d'innombrables mitrailleuses. Ils en ont plus que nous, mais peut-être pas autant qu'on le croira alors; seulement, comme ils attendront presque toujours nos premières attaques sur la défensive, ils pourront tirer de leurs mitrailleuses le rendement maximum et en obtenir des effets meurtriers qui nous frapperont de stupéfaction.

 

4° De mures réflexions m'ont amené depuis longtemps à cette conviction que nous devions user contre les Allemands d'une tactique de combat plus prudente que celle préconisée par les protagonistes de la nouvelle école.

 

Ceux-ci (cela n'est pas contestable aujourd'hui), méconnaissant la force que la défensive bien conduite emprunte au puissant armement actuel, l'ont considérée comme une forme très inférieure de l'activité militaire, à laquelle il ne faut recourir que quand les circonstances rendent l'attaque absolument impossible : ces messieurs ont posé un axiome:

 

" Que la vraie manière de se défendre est d'attaquer "

 

Dans le but très louable de développer l'esprit offensif chez nos officiers, ils ont prôné, l'offensive à outrance, l'offensive déchaînée dès qu'on est à portée de l'ennemi et qui " bourre à fond ", en négligeant délibérément les mesures de sûreté prescrites par les maîtres jusque-là écoutés, les Maillard, les Langlois, les Bonnal, les Foch.

 

L'un des protagonistes les plus influents de l'Ecole, en réalité son chef, le colonel de Grandmaison (Le colonel de Grandmaison, devenu général dans les premiers mois de la guerre et promu au commandement d'un groupe de divisions, a été tué près de Soissons. C'était un officier d'une remarquable intelligence en dépit de ses idées fausses sur la tactique de combat.), critiquant, en termes incisifs, l'emploi de l'avant-garde tel que le comprenaient les maîtres nommés ci-dessus, disait (en substance)

 

" Comment, quand on a pris le contact de l'adversaire et que la cavalerie a rendu compte de la position de ses détachements avancés, on s'arrêterait en pleine offensive afin de s'asseoir défensivement sur son terrain, en occupant des points d'appui sur le front pour contenir les attaques éventuelles de l'ennemi, et d'autres sur les flancs tant pour se prémunir contre les surprises adverses que pour assurer sa liaison tactique avec les unités voisines ?

 

Et ceci fait, avant de se décider à attaquer, on devrait recourir encore à des opérations de détail menées avec une circonspection extrême pour reconnaître l'ennemi.

 

" savoir ce qu'il est, et ce qu'il veut " (Jamais, est-il besoin de le dire, les Maillard, les Langlois, les Bonnal et les Foch n'eurent la pensée absurde de demander à l'avant-garde de faire connaître " ce qu'est l'ennemi et ce qu'il veut ". On est fixé sur la force de l'ennemi seulement après la guerre, quand il rédige ses historiques, et quant à savoir " ce qu'il veut ", c'est d'autant plus impossible que, très souvent, il ne le sait pas lui-même.).

 

Quelle absurdité !

 

Une telle manière d'opérer est destructive de l'esprit offensif : celui-ci ne se devise point; si, dans une troupe chargée d'attaquer, on prélève des fractions plus ou moins nombreuses pour des missions défensives, on brise l'esprit offensif de cette troupe.

 

La sûreté est mieux obtenue en attaquant vigoureusement partout où on le peut avec tout son monde; quand on a pris ainsi l'ennemi à la gorge, on le maîtrise si bien qu'on n'a plus rien à en craindre.

 

La préoccupation toujours exagérée d'entretenir une liaison tactique complète avec les unités voisines anéantit chez le chef toute velléité d'attaquer.

 

Sans doute, le colonel de Grandmaison visait le cas, jugé par lui très probable, où Français et Allemands marcheraient à la rencontre les uns des autres ; il visait le " combat de rencontre ", où, par, une action rapide et vigoureuse, on a chance de déconcerter l'adversaire, de le dominer et par suite de le battre. Mais comme il avait négligé de s'expliquer d'une façon explicite, la plupart de ses adeptes s'y étaient trompés; ils avaient généralisé ses conclusions et taxaient de pusillanimité tout chef qui, dans une situation quelconque, ne bourrait pas sur son adversaire, tête baissée avec tout son monde, dès qu'il avait pris le contact (Dans un voyage d'état-major exécuté en 1913 sous la direction du général Joffre, j'avais eu comme chef d'état-major le colonel de Grandmaison avec lequel j'avais disserté longuement sur la tactique de combat; le trouvant irréductible dans ses opinions, je lui avais conseillé de prendre garde au moins que ses élèves ne donnassent point à les théories une interprétation outrée.).

 

En face d'un ennemi aussi, solide, avisé et méthodique que l'Allemand, était-il sage de se bercer de l'espoir de le surprendre en mouvement ? N'était-il pas à redouter, qu'après avoir bousculé les détachements avancés, on ne se trouvât en présence de fractions établies sur des positions où elles se seraient déployées avec ordre et même organisées au moins sommairement, et alors que deviendraient des attaques abandonnées au hasard en dépit de la vigueur qu'on y apporterait ?

 

Sans doute, les adeptes de la néo-tactique, s'ils prétendent attaquer partout à la fois, ne renoncent pas cependant à nuancer leur action, mais ils n'admettent pas pour cela d'autre procédé que le dosage des forces : ils distinguent les attaques principales qui visent à enfoncer l'ennemi, et les attaques secondaires qui ont seulement pour but de le tromper, de le maintenir, et, en même temps, de flanquer les attaques principales.

 

On organise fortement ces dernières et faiblement les attaques secondaires, mais on se refuse dans les ordres pour le combat à faire aucune distinction entre les unes et les autres (Cette erreur a été consacrée par le règlement sur le " Service en Campagne de 1913 ".), les exécutants des attaques secondaires devant croire que la tâche de faire brèche dans la position adverse leur incombe, et que, par conséquent, ils sont tenus d'attaquer à fond.

 

Ainsi qu'il a été dit au chapitre 1 du présent mémoire, la " nouvelle école ", en tactique aussi bien qu'en stratégie, veut ignorer la démonstration, ce mode d'action intermédiaire entre l'offensive et la défensive, en même temps qu'elle méconnaît la valeur de la défensive bien combinée et bien conduite.

 

J'avais, en temps de paix, protesté avec, la dernière énergie contre des théories aussi dangereuses; les officiers qui ont suivi des manœuvres dirigées par moi de 1910 à 1911, entre autres le général Lyautey, peuvent en témoigner.

 

Des manœuvres nombreuses et exécutées suivant une méthode logique auraient suffi pour mettre les choses au point sans porter atteinte le moins du monde à l'esprit offensif de nos officiers ; elles les auraient mis en garde contre la tentation d'attaquer toujours brutalement, sans prendre la peine de s'asseoir auparavant sur sa position de départ, ni même de reconnaître minutieusement le terrain du combat. Malheureusement, de 1912 à 1914, les manœuvres, et particulièrement celles dirigées par le général Joffre, furent conduites de telle sorte que nos cadres n'y trouvèrent point la leçon qu'il fallait, au contraire.

 

Dans les grandes manœuvres de la période antérieure, on avait constaté que les troupes opposées, une fois au contact, le plus souvent, hésitaient, tâtonnaient, perdaient leur temps en précautions de toute sorte, s'engageaient successivement (goutte à goutte, selon l'expression consacrée), et, en fin de compte, n'attaquaient que mollement et comme à contrecœur.

 

Des reproches virulents adressés à nos officiers les ont contraints à se montrer plus décidés, plus rapides; sous l'empire des écrits du colonel de Grandmaison, dont la plupart ont accepté les idées avec enthousiasme, ils ont achevé leur évolution, et, dès lors, fait preuve dans les manœuvres d'autant de précipitation qu'ils avaient montré de lenteur auparavant; ils sont passés d'un extrême à l'autre : on n'a nullement gagné au change.

 

L'action se déroule presque toujours de la manière suivante :

 

Les deux partis opposés attaquent; on se croirait déshonoré si l'on prenait une attitude défensive, même partielle. Dès que les deux infanteries s'aperçoivent, elles se jettent l'une sur l'autre sans précaution, et leur précipitation est telle que les artilleries ne peuvent presque jamais intervenir réellement.

 

Tant pis pour le chef qui voudrait conduire sa troupe d'une façon plus raisonnable, et agir avec plus de précaution; il serait considéré comme manquant de " mordant ", de ". cran ", et l'on passerait sur lui condamnation définitive.

 

On voit ce que vaut le dressage de nos troupes au point de vue de l'offensive avec de pareilles pratiques.

 

Elles ne sont pas d'ailleurs mieux préparées à la défensive ; comme on ne les exerce jamais sérieusement, elles ne savent pas la pratiquer. Officiers et soldats montrent la plus vive répugnance à exécuter les moindres travaux de défense quand des ordres formels les y contraignent, ils se bornent à de simples simulacres : des bourrelets de terre, de quelques centimètres figurent des retranchements utiles. Vienne la guerre, et nos gens persévéreront dans ces fâcheux errements; le feu de l'ennemi les en guérira, mais ils payeront la leçon très cher.

 

Trois règlements ont paru de la fin de 1913 au commencement de 1914

 

1° Sur la conduite des grandes unités

 

2° Sur le service des armées en campagne;

 

3° Sur la manœuvre de l'infanterie.

 

Ces trois règlements, dont certaines parties sont remarquables et d'autres médiocres, ont été promulgués sans avoir été au préalable soumis à l'examen de l'armée sous forme de règlements provisoires, comme cela avait toujours eu lieu auparavant; la responsabilité de la promulgation ainsi faite incombe principalement au général Joffre.

 

Les rédacteurs, convaincus pour la plupart que le point essentiel était de surexciter l'ardeur offensive de nos officiers, avaient :

 

Exalté l'offensive de toutes les manières;

 

Proscrit absolument la démonstration et représenté la défensive comme un mode d'action qu'on ne doit adopter que momentanément, et seulement quand on y est contraint.

 

En outre, à propos du combat offensif, ils avaient indiqué, sans y insister suffisamment, les mesures de sûreté de caractère défensif, d'autant plus importantes à observer que la puissance de l'armement est plus grande; notamment ils avaient mentionné l'obligation pour l'attaque de s'asseoir défensivement sur le terrain, d'abord à son point de départ, puis à chaque position conquise; mais les prescriptions à cet égard n'avaient pas été formulées avec assez de force pour dès officiers qui estimaient que l'application stricte de ces prescriptions risquait de porter atteinte à l'ardeur offensive des troupes, et par suite de compromettre le succès de l'attaque.

 

Des hommes sans idées préconçues auraient certainement trouvé dans les règlements énumérés ci-dessus une bonne doctrine du combat offensif, mais nos officiers, vu l'état d'esprit qui les animait alors, devaient fatalement y voir l'approbation pleine et entière des dangereuses théories auxquelles ils s'abandonnaient avec passion.

 

Les choses se sont passées ainsi, et c'est un grand malheur.

 

Je le répète, la seule pratique des manœuvres eût remis les choses au point, mais dans le courant de l'année, en garnison, faute de terrain, on ne manœuvrait que rarement, et toujours dans les conditions les plus artificielles.

 

Qu'on me permette de citer le passage d'un rapport que j'avais rédigé en 1912 à propos des modifications à apporter au " règlement de 1904 sur les manœuvres de l'infanterie ":

 

" Je n'arrive point, disais-je, à discerner sur quoi s'appuie le reproche adressé au " règlement de 1904 " de ne pas être conçu dans un sens assez nettement offensif, car l'offensive y est préconisée à chaque page, et, il n'y a pas, à mon avis, une seule de ses prescriptions qu'on puisse considérer comme attentatoire à l'esprit offensif, à moins de l'interpréter à contresens.

 

" Les fautes qu'on reproche à nos officiers, entre autres leurs hésitations, leurs lenteurs, leur répugnance à s'engager à fond (ces observations visent la période antérieure à 1912), ce n'est pas au " règlement de 1904 ", ni même au titre XIV du " règlement sur le service en campagne " (celui de 1895), qu'il faut les imputer, mais bien à. des causes multiples dont je citerai les principales

 

D'abord le manque de coup d'œil de dextérité, de décision chez un grand nombre de chefs de tout rang, dont on ne peut nier pourtant l'intelligence, ni les dons naturels, pas plus que l'ardeur à s'instruire.

 

Leur insuffisance s'explique par un manque de pratique auquel rien ne peut remédier :

 

La tactique est un métier; dans ce métier, comme dans tous les autres, on ne parvient à la maîtrise qu'à force de pratique.

 

La fin de l'instruction des officiers n'est pas ailleurs que dans les manœuvres complètes, c'est-à-dire dans les manœuvres à double action exécutées avec des unités à l'effectif voisin de celui du pied de guerre, dans un terrain vaste et suffisamment varié, peu ou point connu des troupes (Condition essentielle pour que les cadres aient l'occasion de se familiariser avec la difficulté, qu'on éprouve au combat, en terrain inconnu, à maintenir l'action des unités dans une orientation convenable.), et accessible sans réserve à celles-ci dans toutes ses parties (L'obligation de respecter certaines parties du terrain, très praticables cependant, fausse la manœuvre et sert d'excuse à toutes les erreurs.). Aux environs des garnisons, presque partout le terrain fait totalement défaut; dans la plupart des camps d'instruction, il en est à peu près de même, et d'ailleurs les unités y passent un temps trop court, dont une grande partie consacrée au tir et à d'autres exercices spéciaux. Bref, c'est uniquement dans les grandes manœuvres d'automne que nos troupes ont l'occasion de manœuvrer, le mot manœuvrer étant pris dans le sens défini ci-dessus.

 

Les troupes, en allant aux grandes manœuvres, s'exercent au cours des marches de concentration, mais l'étape à parcourir chaque jour ne permet que rarement de consacrer à l'exercice le temps nécessaire pour qu'il. soit fructueux ; aussi, lorsque commencent les manœuvres proprement dites, les chefs supposés instruits ne le sont pas. De là ces heurts, ces- tâtonnements, ces hésitations dont on se plaint et que la courte durée des manœuvres ne permet pas de corriger suffisamment.

 

Lorsque la guerre a éclaté, nos officiers ne possédaient pas la maîtrise de leur métier; plus ils étaient élevés dans la hiérarchie, et moins ils étaient aptes sous ce rapport, moins, en somme, ils étaient préparés à conduire leurs troupes dans les attaques brutales que préconisaient nos néo-tacticiens, attaques, qui, contrairement aux apparences, rendaient le rôle du chef extrêmement difficile, exigeant de lui un coup d'œil d'une rapidité et d'une sûreté incomparables (Mais, me dira-t-on, pourquoi vous, le commandant d'armée, n'avez-vous pas fait le nécessaire pour imposer à vos officiers une tactique plus sage et plus à la mesure de leurs moyens ? Tous mes efforts à cet égard eussent été vains, tant était violent le courant d'opinion qui emportait les nôtres- D'ailleurs, lorsque les troupes sont au contact de l'ennemi, il est trop tard pour les enseigner.).

 

Dès les premières rencontres, nous constaterons la nécessité absolue de modifier radicalement notre manière de combattre. Le général Joffre lui-même en fera l'aveu implicite dans une " note adressée à toutes les armées ", note du 24 août, c'est-à-dire du lendemain des " batailles de la frontière ".

 

5° Les Allemands ont une supériorité incontestable dans le domaine de l'aérostation et dans celui de l'aviation.

 

L'Allemagne a organisé une aérostation beaucoup mieux outillée que la nôtre; ses dirigeables sont à la fois plus nombreux et meilleurs que les dirigeables français.

 

Sans doute l'aérostation a perdu une partie de son utilité depuis que l'aviation a pris un développement extraordinaire.

 

Les dirigeables géants, encombrants et fragiles, sont d'un fonctionnement très incertain; en outre ils offrent à l'artillerie adverse des buts très saisissables et un seul d'entre eux coûte autant qu'une centaine d'avions.

 

L'avion, qui est devenu plus stable et plus rapide, a beaucoup gagné en puissance; comme il peut porter un poids plus considérable, on en a profité pour doubler son pilote d'un observateur et pour accroître sa provision d'essence, de telle sorte que son service est mieux assuré et qu'il a un rayon d'action plus étendu; enfin, en raison de sa petitesse et de sa rapidité, il est peu vulnérable.

 

On conçoit donc aisément que l'avion l'emporte sur le dirigeable pour les missions de reconnaissance

 

Nous n'aurions pas à nous inquiéter sérieusement de la supériorité de nos adversaires en aérostation, s'ils ne nous étaient pas également supérieurs en aviation.

 

En effet, ils ont en service environ 2.000 appareils, alors que nous n'en possédons pas 200. A côté de leurs avions de reconnaissance proprement dits, ils emploient des avions de chasse organisés et armés pour combattre les avions adverses, et de plus ils ont pour l'artillerie des avions spéciaux dont nous manquons totalement. Cette aviation spéciale d'artillerie est d'une telle nécessité qu'il nous faudra (ainsi que je l'ai dit plus haut au paragraphe 4) en improviser une vaille que vaille au cours des opérations, ce qui sera rendu fort difficile par la double pénurie du personnel et du matériel.

 

Ce n'est que grâce à l'habileté et au courage héroïque de nos aviateurs, que le service des reconnaissances aériennes sera assuré dans les armées françaises.

 

CHAPITRE VI

 

LES 21, 22 ET 23 AOUT

 

Bataille de Charleroi.

 

Carte nécessaire : Le 1/200.000e français, la dernière édition, feuilles de Bruxelles et de Mézières.

 

OBSERVATION

 

J'appelle " Bataille de Charleroi " la bataille livrée les 21, 22 et 23 août au sud de la Sambre par la Ve armée.

 

Les bataille, livrées en même temps en Luxembourg (Par " Luxembourg ", j'entends tout le pays entre le Luxembourg et la Meuse en aval de Mézières.) par les IVe et IIIe armées étant restées anonymes, la plupart des écrivains, jusqu'ici, ont englobé sous la dénomination de " Bataille de Charleroi " l'ensemble des combats livrés du 21 au 24 août par toute l'aile gauche anglo-française, c'est-à-dire par les IIIe, IVe et Ve armées et l'armée, britannique, sur le front de 205 kilomètres qui s'étend des abords de Thionville par Arlon, Neufchâteau, Namur, Charleroi et Mons jusqu'à Condé-sur-Escaut. La défaite de Charleroi pour ces écrivains est la défaite quasi simultanée de toutes ces armées; ainsi s'expliquent les conséquences énormes qu'ils lui attribuent.

 

Divers auteurs dénomment " Bataille de la frontière " l'ensemble des batailles qui ont eu lieu, du 20 au 24 août, tout le long de la frontière, du Rhin à l'Escaut, et auxquelles ont participé nos 5 armées et l'armée anglaise.

 

Je retiendrai cette dénomination qui me parait commode.

 

Pendant les journées des 21, 22, 23, le temps est très beau il fait très chaud.

 

21 AOUT DANS LA MATINÉE

 

1° A la Ve armée : Les 3e et 10e corps serrent sur leurs avant-gardes; le 1er corps ramène vers le nord les éléments qui bordaient la Meuse au sud de Givet; la division Boutegourd se porte à hauteur de cette ville; le 18e corps marche sur Thuin que sa tête atteindra entre 12 et 13 heures ; les 2 divisions Valabrègue suivent le mouvement du 18e corps ; le corps de cavalerie reste où il était, derrière le canal de Charleroi à Bruxelles; la brigade du 3e corps qui lui est affectée comme soutien est à Nalines, dont elle ne partira pour Fontaine-l'Évêque que dans l'après-midi.

 

2° L'armée anglaise, partant de sa zone débarquement (Wassigny-Le Cateau-Cambrai) entame son mouvement vers le Nord, le 1er corps à droite, suivant la route Landrecies-Maubeuge; les têtes de colonnes ne pousseront pas beaucoup au-delà du parallèle de Maubeuge, ce qui les laissera encore à 4 à 5 lieues de la route Thuin-Mons que nos alliés doivent atteindre pour être à le place de bataille; la cavalerie ira sur la ligne Condé-Mons-Binche.

 

3° Les divisions territoriales du général d'Amade restent dispersées en cordon de douaniers de Valenciennes à Cassel, avec la prétention d'arrêter les incursions de la cavalerie allemande dans tout le pays entre l'Escaut et la mer.

 

4° L'aile gauche de l'armée de Langle (IVe) atteindra dans la journée les bois au nord de la Semoy, d'où l'on compte qu'elle, pourra déboucher entièrement le lendemain (22).

 

Devant le front de la Ve armée, notre cavalerie est partout aux prises avec la cavalerie allemande, qui déploie une grande activité. Nos cavaliers, peu à peu, sont obligés de se replier sur les avant-postes établis le long de la Sambre et le canal d Bruxelles.

 

Les Allemands, qui ont débouché du front Namur-Bruxelles, exécutent une conversion au tour de Namur, de telle sorte que leurs avant-gardes prendront successivement le contact des nôtres sur la Sambre, et en viendront aux mains d'abord avec le 10e corps vers 13 heures, puis le 3e corps et le corps Sordet entre 14 et 5 heures.

 

L'approche de l'ennemi est signalée; nos gens sont sur leur garde : il n'y aura de surprise nulle part.

 

Au 10e corps, la division Bonnier (19e), qui forme avant-garde, tient, comme on l'a dit,. les passages de la Sambre à Ham, Auvelais et Tamines, se liant à droite aux avant-postes du 1er corps qui tiennent Franières, et à gauche, à ceux du 3e corps établis à Roselies.

 

Le général Bonnier pense sans doute qu'il doit à tout prix empêcher les Allemands de franchir la Sambre; sa conduite sera réglée en conséquence.

 

Dès 13 heures, l'ennemi attaque sur Auvelais et Tamines, se bornant à masquer Ham. Grâce à l'appui de son artillerie que la nôtre ne parvient pas à contrebattre, il s'empare, d'Auvelais à 14 h. 30, et commence aussitôt à s'infiltrer au-delà. Nos fantassins, que leur canon soutient mal parce qu'il ne peut pas faire mieux en raison du site, se rétablissent sur les hauteurs au sud d'Auvelais et cherchent à empêcher les Allemands de déboucher du village. A 16 h. 30 le général Bonnier lance un régiment frais (le 70e) à la contre-attaque sur Auvelais avec ordre de reprendre la localité et de refouler l'ennemi au delà de la Sambre. Le régiment, dans un élan magnifique, atteint la lisière du village, mais ne peut y pénétrer : la préparation par l'artillerie a été presque nulle, et d'autre part l'infanterie allemande (la Garde), aussitôt maîtresse d'Auvelais, a eu soin de s'y organiser.

 

Cet échec, très coûteux, entraîne l'évacuation de Tamines, où nous avions tenu bon jusqu'alors et le repliement de toute notre ligne de combat sur les hauteurs immédiatement au sud de la Sambre.

 

Les bataillons du général Bonnier, en butte à une canonnade intense et menacés par l'infanterie adverse qui cherche à s'emparer des hauteurs, à la tombée de la nuit, se trouvent en mauvaise posture, d'autant qu'ils sont menacés d'être débordés à gauche par des fractions allemandes, qui ont (vers 17 h. 30) chassé de Roselies les détachements du 3e corps et débouché au sud de la Sambre.

 

Le général Bonnier, fort ému, semble-t-il, d'avoir eu affaire à la garde prussienne, se met en retraite assez précipitamment; évacuant Arsimont sans grande raison, il ramène tout son monde jusqu'à la crête de Cortil-Mazet. Les Allemands ne l'ont pas suivi ; ils se sont bornés à occuper la crête au sud de la Sambre, de telle sorte qu'Arsimont reste libre.

 

Le détachement (2 bataillons du 41e) posté à Ham s'y est maintenu. Les postes du 1er corps placés à Franière et Florifoux n'ont pas été inquiétés.

 

Le général Defforges a fait avancer le gros de son corps d'armée: la division Böe (20e), chargée de prolonger à gauche la division Bonnier, à la nuit close, a occupé la région Sart-Saint-Eustache-Le Roux, avec un régiment (le 2e) à Arsimont et un bataillon au bois de Falisolles ; la division Comby (37e) s'est placée en réserve entre Fosses et Mettet.

 

Du côté du 3e corps, les événements ont pris une tournure pareille.

 

La division Verrier (5e), placée à droite, gardait par ses détachements avancés Roselies, Pont-du-Loup et le Châtelet, et avait en outre un bataillon à Aiseau pour assurer sa liaison avec le 10e corps; la division, Bloch (6e), réduite à une brigade, gardait la Sambre de Charleroi à Marchiennes au Pont; la division Muteau (38e) était en réserve au sud de Gerpinnes.

 

Les Allemands, à 15 heures, ont pénétré dans le maquis de localités qui borde la Sambre au nord, puis ont attaqué Roselies et Pont-du-Loup ; ils ont échoué à Pont-du-Loup, mais, ayant réussi à enlever Roselies, ils ont envahi la rive droite, et, parait-il, poussé jusqu'aux abords d'Aiseau.

 

En somme, dans ces engagements du 21 (Ces engagements avaient eu un certain caractère de gravité, mais à cet égard, il ne faut pas exagérer comme le font nombre d'écrivains, qui représentent la situation de la Ve armée comme compromise dès le 21 août au soir.

Au 10e corps, par exemple, sur 40 bataillons, 32 à 33 étaient intacts, car la division Bonnier n'en avait pas engagé plus de 7 à 8, qui avaient perdu environ 1500 hommes.), les premiers de la campagne, les 10e et 3e corps, établis sur la défensive et avisés de l'approche de l'ennemi, ont eu le dessous malgré que cet ennemi n'ait pas engagé contre eux plus de forces qu'ils ne lui en opposaient. Je constate leur échec sans chercher à l'expliquer, car si j'en entrevois les causes (voir chapitre V), je ne connais pas assez les faits pour en discuter.

 

Au corps de cavalerie, les détachements placés sur le canal à la gauche du dispositif d'avant-postes, à Luttre et à Pont-à-Celle, entre 14 et 15 heures, en ont été chassés par de l'infanterie adverse. Le corps de cavalerie a fait face au nord à hauteur de Courcelles. En butte à une canonnade assez violente, à 18 heures, il s'est replié sur la position de Piéton-Carnières ; l'ennemi ne l'a pas suivi.

 

Le général Sordet, informé que des troupes de toutes armes avaient débouché à l'ouest de Gosselies, a jugé prudent de ramener ses divisions plus en arrière, vers Merbes-le-Château. Le mouvement commençant entre 22 et 23 heures, certaines unités n'atteindront leurs cantonnements que le 22 à 5 heures. Le repli de notre cavalerie est couvert par la brigade Hollender, arrivée à la nuit close, et qui s'est établie en arrière-garde sur la position Fontaine-l'Evêque-Anderlues-Trieu.

 

Les Allemands ont commencé l'attaque des forts nord de Namur dans l'après-midi.

 

Les comptes rendus, qui me parviennent dans la soirée, ne rapportent que les faits survenus avant 16 heures; ils m'apprennent donc simplement que les Allemands ont pris le contact immédiat de la Ve armée tout le long de la Sambre, de Namur à Thuin. Je ne sais rien des combats assez durs livrés par les 10e et 3e corps postérieurement à 16 heures, et j'ignore que l'ennemi, maître d'Auvelais, de Tamines et de Roselies, a occupé les crêtes au sud. Peu importe, du reste, car si le fait m'était connu, je n'en concevrais aucune inquiétude; car mon intention, en cas d'attaque adverse, était de me battre, non sur la Sambre, mais sur la position indiquée par mon ordre du 21 août, 8 heures, position prise à environ 2 lieues plus au sud.

 

En tout cas, la Ve armée est désormais dans l'impossibilité de prendre l'offensive ; il faut qu'elle attende l'attaque allemande qui peut commencer sur son front le 22 août à l'aube. J'ai la conviction absolue que mes corps d'armée contiendront sans peine, les 22 et 23, les corps adverses qu'ils ont en tête. D'autre part, j'estime que le groupe ennemi qui était le 20 entre Nivelle et Bruxelles, si vite qu'il marche, ne sera pas en mesure d'inquiéter sérieusement ma gauche avant le 23 après-midi; or, à cette date, les Anglais auront débouché à ma hauteur. Enfin, l'armée de Langle, le 22, aura, J'espère, gagné assez de terrain au nord de la Semoy pour attirer, sur elle les corps adverses signalés à l'est de la Meuse, entre Dinant et Marche, de telle sorte que je n'aurai plus grand chose à en craindre.

 

Le seul point noir est que les Anglais vont avoir probablement sur les bras des forces allemandes, supérieures; qu'ils pourraient par suite être contraints assez rapidement à battre en retraite, ce qui me mettrait dans l'obligation d'en faire autant au plus vite.

 

Quoi qu'il en soit, j'estime que, jusqu'au 23 août au soir, j'ai le droit de voir venir. Mes troupes sont déployées, prêtes à attaquer aussi bien qu'à se défendre : je n'ai qu'à attendre (Je donne ici ma manière de voir sur la situation générale la 21 à la nuit tombante; au lecteur d'apprécier.)

 

 

22 AOUT.

 

Établissons la situation de la Ve armée le 22 août au lever du jour.

 

Le 10e corps est déployé sur la ligne Cortil-Mazet-Sart-Saint-Eustache : la division Bonnier à droite, à cheval sur la route de Fosse à Auvelais; division Boë à gauche, avec, postes à Arsimont et au bois, de Falesolle; la division Comby en réserve entre Fosse et Mettet; les postes avancés au contact de ceux des Allemands (la Garde) établis sur le dos de terrain au sud de la Sambre; le détachement placé à Ham-sur-Sambre y est toujours.

 

Le 1er corps, qui attend la division Boutegourd, ne sera rejoint par elle que dans l'après-midi; par suite, le gros du corps d'armée ne sera disponible qu'assez tard; une brigade occupe Sart-Saint-Laurent, ses avant-postes sur la Sambre, de Franière à Floriffoux.

 

Au 3e corps, la division Verrier, placée à l'aile droite, a eu la malencontreuse idée de reprendre Roselies par une attaque de nuit (Cette attaque de nuit était blâmable sans réserve, car aucune des conditions indispensables dans une opération aussi hasardeuse n'était réalisée.

D'après un compte rendu verbal que me fit le général Sauret, le 27 août 1914, à Marles, il paraît que des fractions de la 5° division étant restées encerclées dans la zone envahie par les Allemands le 21 au soir, le général Verrier avait demandé l'autorisation de les dégager par une attaque de nuit. Le général Sauret avait d'abord refusé en objectant mon interdiction " d'aller dans les fonds de la Sambre "; sur les instances du général Verrier, disant " que l'honneur militaire ne permettait pas d'abandonner ainsi des camarades ", il avait fini par autoriser l'attaque, en spécifiant qu'on n'y engagerait pas au delà de trois bataillons; malheureusement, l'affaire une fois commencée, on s'était trouvé entraîné à faire intervenir sept à huit bataillons, sans résultat d'ailleurs.); elle a échoué dans cette entreprise où elle s'est usée aux trois quarts de telle sorte, qu'au jour, elle était dans un grand désordre. Cependant elle s'est reformée et poursuit son action sur Roselies. Le 18e corps n'a pas bougé; il tient Thuin, Ghozée, Marbaix et Ham-sur-Heure; sa cavalerie surveille les passages de la Sambre entre Thuin et Marchiennes-au-Pont.

 

On a vu que le corps Sordet, au milieu de la nuit, avait rétrogradé vers Merbes-le-Château sous la protection de la brigade d'infanterie Hollender, laissée en arrière-garde sur la ligne Fontaine l'Évêque-Anderlues-Trieu.

 

Le 22 au matin, la bataille s'engage sur tout le front de la Ve armée; la situation prend assez vite une tournure défavorable pour nous.

 

Voyons d'abord ce qui se passe à l'aile droite.

 

Au 10e corps, les troupes, qui répugnaient à la défensive et attendaient avec, impatience l'ordre de se porter en avant, ont jugé inutile d'organiser leurs positions; les quelques travaux exécutés se sont réduits à de purs simulacres.

 

A 6 heures, la division Boë, partant du front Le Roux-Sart-Saint-Eustache, se lance à l'attaque vers le nord, prenant sa direction générale entre le bois de Falisolles et Arsimont sur Tamines. Le brouillard qui n'est pas encore dissipé dans les fonds de la Sambre et la configuration des lieux rendaient déjà la tâche de l'artillerie très difficile; la précipitation de l'infanterie la rend plus difficile encore, de telle sorte que nos batteries ne peuvent intervenir efficacement sur les rares points où cela serait possible.

 

On avait dit et répété sur tous les tons à nos officiers, qu'à la condition d'attaquer à fond et sans tergiverser, ils trouveraient le plus souvent l'ennemi en train de se former, qu'ils le surprendraient et en auraient ainsi facilement raison ; or, ils trouvent les Allemands les attendant de pied ferme, l'infanterie établie sur de solides points d'appui que flanquent des mitrailleuses en grand nombre, l'artillerie intervenant avec une efficacité encore appréciable grâce à la souplesse de ses méthodes de tir et à l'abondance de ses munitions.

 

Nos fantassins ne se laissent pas arrêter par les projectiles de l'artillerie adverse; ils courent à l'infanterie; mais soudain ils sont criblés de feux de mitrailleuses et de mousqueterie, partant à courte distance et qui jettent à terre en un instant la plupart des chefs et des meilleurs soldats. Rebutés, les nôtres reculent, mais font face presque aussitôt à l'adversaire et parviennent à le contenir.

 

Entre 8 et 9 heures, la division Bonnier attaque à son tour à l'est d'Arsimont, mais elle se trouve arrêtée au débouché. Tout se passe de ce côté comme il a été dit pour la division Boë.

 

Les bataillons du 10e corps, vers 1l heures, entament un mouvement rétrograde en combattant de position en position.

 

A leur gauche, la division Verrier (du 3e corps), qui avait lâché prise devant Roselies à 9 heures, recule vers la ligne Binche-Bouffioux-Chamborgneau.

 

Le général Defforges lance successivement deux régiments de la division Comby à la contre-attaque par Fosse vers Arsimont, sans autre résultat que de ralentir un peu les progrès de l'adversaire.

 

Celui-ci nous croit sans doute dissociés, car il entreprend d'attaquer sur divers points dans des formations assez compactes. Dès que son infanterie apparaît en terrain découvert, nos batteries ont vite fait de lui infliger la leçon que mérite son imprudence; elle se le tient pour dit et dès lors ne montre plus que des lignes de tirailleurs qui se terrent et laissent agir leur artillerie.

 

Les projectiles des obusiers de 15 centimètres allemands, les " Marmites ", comme les appellent nos soldats, causent à ceux-ci une impression profonde; pour eux, l'ennemi a en quantité des pièces de gros calibre, tirant de si loin que les nôtres ne peuvent les atteindre. La vue des nombreux avions adverses, qui viennent à chaque instant les repérer, les exaspèrent.

 

Je m'étais transporté à mon poste de commandement, Florennes, et m'y suis rencontré avec le général Defforges qui venait me rendre compte des événements survenus depuis le matin. Comme je lui adressais le reproche d'avoir contrevenu à mes ordres formels en laissant ses troupes s'aventurer dans les fonds de la Sambre., il s'est excusé en disant " que la division Boë lui avait échappé ".

 

J'ai constaté que, malgré tout, l'ordre règne au 10e corps.

 

De repli en repli, le corps d'armée, vers 16 heures., se trouve ramené à cette position de Fosse-Vitrival-Le Roux-Sart Saint Eustache dont mon ordre du 21 août matin lui assignait la garde. Malheureusement les troupes sont épuisées, et d'autre part, rien de sérieux n'a été fait pour mettre la position en état de défense. Le 10e corps doit continuer à reculer; à 19 heures, il s'arrête enfin : la droite sur les hauteurs au sud de Fosse et de Vitrival, se liant à l'est avec la brigade du 1er corps qui occupe Sart-Saint-Laurent; la gauche sur la ligne devant les Bois Gougnies qu'elle quittera à la nuit close pour se replier sur Scry devant Mettet et Biesmes (Pourquoi un tel recul de nuit !).

 

Le 10e corps, qui ne compte pas moins de 40 bataillons, a été engagé sur un front de 6 kilomètres avec, ses flancs appuyés; il était déployé à courte distance de l'ennemi lorsque le combat a commencé; malgré ces conditions favorables, et bien que les Allemands n'aient pas engagé contre lui des forces supérieures, à la nuit close, il est dans un état d'usure assez grand, du moins l'infanterie, car l'artillerie est presque intacte. L'épuisement de l'infanterie vient surtout de ce que, dès le matin, elle s'est abandonnée dans des attaques exécutées sans précautions suffisantes et sans appui efficace d'artillerie contre un ennemi posté.

 

À l'aile gauche

 

Le 3e corps, qui avait un secteur de défense couvert et compartimenté à l'extrême, devait y étendre son action sur un front de 12 kilomètres. Sa tâche était assurément très difficile, mais le général Sauret, qui disposait de 34 bataillons, dont 4 de réservistes, et de 36 batteries (abstraction faite de la brigade Hollender détachée avec le corps de cavalerie), était en mesure de s'en tirer à son avantage à la condition toutefois de pratiquer une défensive organisée avec le plus grand soin. Or, le 3e corps avait encore moins travaillé à se fortifier que le 10e; de plus, il s'est mal à propos dépensé en attaques fort imprudentes pour ne pas dire plus.

 

Ainsi qu'il a été dit en parlant du 10e corps, la division Verrier, assez mal remise de son attaque de nuit sur Roselies, au jour, a repris son action contre le village sans parvenir à dépasser les premières maisons. Entre 8 et 9 heures, elle a lâché prise et entraîné dans son recul les fractions de la 6e division qui combattaient à sa gauche. Toute la ligne de combat du 3e corps se replie sur les hauteurs qui dominent immédiatement la Sambre, de Presles par Binche et Bouffioux à Mont-sur-Marchienne.

 

Vers 10 heures, de l'infanterie allemande (10e de réserve), sortie du Châtelet et appuyée par une nombreuse artillerie parvient à prendre pied aux abords de Bouffioux; la division Verrier tente en vain de refouler l'assaillant par de vigoureuses attaques partielles.

 

A ce moment, le général Sauret porte la brigade Schwartz de la division Muteau à la contre-attaque du nord-est de Gerpinnes vers le Châtelet, avec ordre de s'emparer du bourg et de refouler les Allemands au nord de la Sambre. La brigade, accompagnée de diverses fractions de la division Verrier, atteint la lisière sud du Châtelet, mais ne peut triompher de la résistance des bataillons adverses qui s'y sont retranchés. Menacée d'être débordée à droite et à gauche, elle, bat en retraite entre 15 et 16 heures (Les actions menées par le 3° corps sont tellement confuses qu'il faut se contenter pour le moment d'une esquisse très sommaire. Je me bornerai à reproduire le récit que m'a fait à moi-même le général Schwartz au sujet des opérations de sa brigade.

" A 40 heures, m'a-t-il dit, le général Sauret lui-même, me donne par téléphone l'ordre d'attaquer immédiatement à fond sur le Châtelet pour reprendre la localité et refouler les Allemands au-delà de la Sambre. Aussitôt l'ordre reçu, je cherche, sans succès, hélas ! où peuvent se trouver les unités du 3e corps que je vais soutenir. M'étant mis en relation avec le commandant de l'artillerie chargée de m'appuyer, je lui demande ce qu'il peut faire. Il me répond :

" Je ne puis contrebattre l'artillerie allemande, car j'ignore totalement où elle est et n'ai aucune chance de la découvrir ; d'autre part, dans le fouillis de couverts où votre brigade va s'engager, je n'aperçois pas un objectif d'infanterie. Cependant, si vous le désirez, je ferai tirer mes canons quand même pour faire du bruit. "

" Je réplique aussitôt que ma troupe est assez courageuse pour n'avoir pas besoin qu'on use pour elle d'un pareil procédé.

" Mes bataillons, ayant pris leur formation de combat, marchent résolument vers le Châtelet, et ne tardent pas à se trouver en butte à un feu d'artillerie des plus intenses; ils vont quand même et emportent les premières maisons du bourg, mais, malgré les plus vigoureux efforts, ne parviennent point à déloger de la localité l'infanterie adverse (10e corps) qui s'y est retranchée.

" Sur ma route, je n'ai trouvé que de très faibles fractions de notre 3e corps dont quelques-unes m'ont suivi; le champ de bataille m'a paru vide ou à peu près.

" Vers 14 heures, menacé d'être débordé à droite et à gauche, je mets ma brigade en retraite, et recule en marquant des temps d'arrêt partout où le terrain le permet. A la tombée de la nuit, ayant dépassé des avant-postes fournis par le 3e corps, je rassemble mes gens près de Gerpinnes et rallie ma division.

" J'ai perdu plus du tiers, de mon effectif en tués, blessés ou disparus ".

Je n'insisterai pas sur le fait relaté ci-dessus qui porte en lui-même une morale assez évidente.),

 

Le 3e corps, que l'ennemi ne poursuit pas heureusement, se dégage tant bien que mal et va se reformer sur la ligne Gerpinnes-Tarsienne-Nalines, c'est-à-dire sur la ligne même que mon ordre du 21 août matin lui prescrivait de tenir; tous les rapports s'accordent à dire qu'on ne peut plus rien en attendre de vigoureux avant de l'avoir rallié.

 

Le 18e corps a été à peine menacé sur son front et a pu conserver sans peine ses points d'appui de Thuin à Ham-sur-Heure.

 

La brigade Hollender, attaquée sur Anderlues à partir de 9 heures, a pu rompre le combat et se replier par Thuin sur la rive droite de la Sambre où elle a été recueillie par le 18e corps.

 

Le général de Mas Latrie, qui a le sentiment que les Allemands cherchent à déborder sa gauche, en a conçu de l'inquiétude; cela s'explique.

 

A 19 heures, sur un ordre de l'armée, il a porté une brigade (la 69e) de la division Excelmans sur Nalines pour y être à la disposition du 3e corps, et garde en échange la brigade Hollender de ce corps d'armée.

 

Le corps de cavalerie, alerté vers 14 heures, a rectifié ses positions autour de Merbes.

 

Les divisions Valabrègue ont atteint la région de Solre-le-Château.

 

Chez les Anglais, on a poursuivi le mouvement vers le nord : le gros du corps de cavalerie, une brigade d'infanterie arrivée en renfort (la 19e) et le 2e corps ont bordé le canal de Charleroi à Mons, la gauche à Condé-sur-Escaut, le centre à Mons, la droite à Obourg et Villers devant Ghislain; le 1er corps s'est placé en arrière à droite du e; une brigade de cavalerie est restée au sud-ouest de Binche. Telles sont les positions occupées le 22 au soir par nos alliés.

 

La manœuvre débordante allemande a mis l'armée britannique dans l'obligation d'appuyer vers Mons, alors que le corps Sordet et la brigade Hollender reculaient vers la Sambre; de telle sorte qu'il y a entre les Anglais et la Ve armée un trou d'une dizaine de kilomètres, surveillé tant bien que mal par une brigade de cavalerie anglaise et par les patrouilles du corps Sordet.

 

J'ai renoncé à établir une liaison directe avec les Anglais, par Binche, puisque l'insuffisance des moyens (Et une autre raison encore : la difficulté d'assurer l'accord entre les Anglais et les Français des alliés qui ne parlaient pas la même langue et avaient une mentalité différente.) disponibles ne me permettait pas de la rendre efficace; je me suis contenté de la liaison indirecte, par Maubeuge.

 

Le corps de cavalerie Sordet est chargé de garder la Sambre entre la place et la gauche de la Ve armée; il sera relevé par les divisions Valabrègue, dès quelles seront arrivées, le 23 dans l'après-midi.

 

On observera que le corps Sordet est si fatigué qu'il est incapable de remplir une mission. plus active (Ne pas oublier qu'il a fait mouvement au cours de la nuit du 21 au 22). J'espère que, le 23 au soir, il sera assez dispos pour se mettre en route afin de passer à la gauche des Anglais, comme l'a prescrit le général en chef.

 

Les commandants des 10e et 3e corps déclarent à l'envi qu'ils ont eu sur les bras des forces adverses très supérieures. En fait, on n'a identifié que trois corps actifs : la Garde, le 10e et le 7e placés dans cet ordre de l'est à l'ouest, et quelques fractions des Corps d'Ersatz correspondants.

 

Ma conviction est que l'ennemi, qui avait peut être à portée des forces considérables, n'en a pas mis en ligne plus que nous. S'il a pris l'avantage, c'est que partout nous avons agi avec maladresse.

 

D'abord, les 10e et 3e corps ont contrevenu à mes intentions en allant courir l'aventure dans les fonds de la Sambre; dans ce dédale de localités, notre infanterie, sans expérience, peu ou point appuyée par son canon, n'avait aucune chance de réussir des attaques contre les Allemands, mieux encadrés et plus disciplinés, sachant faire un emploi habile du terrain pour une défensive momentanée, où leurs mitrailleuses allaient intervenir avec une puissance meurtrière effrayante.

 

D'un autre côté, aux 3e et 10e corps, nos troupes, qui avaient pourtant l'ordre de rester sur la défensive, ont commis l'abominable négligence de ne point se retrancher sérieusement, de telle sorte qu'elles n'ont pu limiter la portée des contre-attaques allemandes.

 

Des fautes d'exécution multiples et graves ont été commises, mais comment s'en étonner lorsqu'on sait que les chefs de tout rang n'avaient acquis en temps de paix aucune pratique sérieuse de leur métier, et qu'ils ont eu en quelque sorte à faire l'apprentissage de leur commandement le premier jour où ils ont eu l'ennemi à combattre, dans les conditions les plus difficiles qu'on puisse imaginer, Il est évident qu'une tactique de combat plus prudente, laissant davantage aux chefs le temps de réfléchir et de combiner, eût mieux valu pour des officiers intelligents autant que braves, et que les premières leçons de la guerre auraient instruits rapidement.

 

Enfin, si la plupart des unités ont montré, un grand courage, quelques-unes ont eu des défaillances abominables qu'on aurait évitées avec un encadrement plus solide et, surtout, une discipline plus forte.

 

La situation de la Ve armée, le 22 août au soir, m'apparaît dans toute sa gravité; il n'y a pourtant aucune raison de désespérer. Les 10e et 3e corps ont été éprouvés, mais s'ils ont reçu de rudes coups, ils en ont porté d'aussi rudes à l'ennemi; ramenés dans une région plus ouverte, où leur artillerie, qui est intacte, pourra agir avec une efficacité réelle, ils se rallieront et seront bientôt, on peut l'espérer, en état d'attaquer à leur tour. De plus le 1er corps, qui n'a pas combattu, est maintenant disponible en entier à l'aile droite; le 18e corps, à gauche, est intact, et les division Valabrègue sont à portée de le soutenir;. enfin les Anglais arrivent à la rescousse et vont, j'y compte, couvrir le flanc, du 18e corps.

 

J'ai la conviction que je prendrai l'avantage, mais un avantage limité dans ses conséquences, car dans un pareil terrain, une contre-attaque, si énergique qu'elle soit et lancée au bon moment sur un point bien choisi, ne fera pas une brèche assez grande dans l'ordre de bataille ennemi pour désorganiser.

 

Les Allemands, j'ai pu le constater, conduisent leur mouvement offensif contre la Ve armée avec méthode, en progressant de point d'appui en point appui. Notre contre-attaque refoulera bien leur première ligne, mais sera arrêtée de suite par les fractions placées en repli sur des positions aménagées.

 

Les corps allemands opposés à la Ve armée s'inquiéteraient probablement assez peu d'un échec partiel de portée limitée; en effet, je n'ai plus le moindre doute sur les conditions dans lesquelles s'effectue la manœuvre adverse à l'ouest de la Meuse. Ma conviction est que les corps que la Ve armée a en tète et qui forment l'armée de von Bülow comme on le saura bientôt, ont pour rôle de la maintenir, la décision étant confiée à une armée d'aile droite (armée de von Kluck),fortement constituée qui s'avance, à grands pas contre les Anglais qu'elle va menacer de front, .en même temps qu'elle les débordera sur leur gauche. Or, il n'y a pas à espérer que l'armée britannique puisse " tenir le coup " longtemps : elle devra demander son salut à une prompte retraite; la Ve armée, débordée sur sa gauche, se trouvera en danger de périr si elle s'attarde au sud de la Sambre.

 

L'armée anglaise a une valeur que je ne méconnais pas : son infanterie, composée d'hommes vigoureux et bien dressés avec des cadres de premier ordre, sera à la hauteur de sa réputation, mais, pour diverses raisons, je ne crois pas qu'elle puisse tenir contre des forces très supérieures.

 

23 AOUT.

 

Rappelons la situation de la Ve armée le 23 août au début de la journée.

 

Au 1er corps, la division Gallet est échelonnée de Sart-Saint-Laurent à Lesves; le gros du corps d'armée achève de se rassembler entre Ermeton-sur-Biert et Anthée ; trois bataillons de la brigade Mangin sont détachés à Namur.

 

La division Boutegourd borde la Meuse, d'Yvoir à Hermeton; tous les passages ont été détruits, à l'exception des ponts de Dinant et d'Hastières conservés je ne sais pourquoi, et que l'on détruira seulement à l'approche de l'ennemi.

 

Le 10e corps a sa droite sur les hauteurs au sud de Fosse et de Vitrival et sa gauche à Scry, devant Mettet et Biesmes.

 

Le 3e corps, renforcé de, la 69e brigade (18e corps), est déployé sur la ligne Gerpinnes-Nalines Claquedent.

 

Au 4e corps, la division Jeannic occupe le front Ham sur Heure-Thuin, la division Excelmans, réduite à la 70e brigade, est en réserve près Montignies-Saint Christophe, la brigade Hollender est dans son voisinage.

 

Le corps de cavalerie est groupé au sud de la Sambre, entre la rivière et Cousolre, faisant tenir les passages entre la gauche du 18e corps et Maubeuge.

 

Les divisions Valabrègue sont à hauteur de Solre-le-Château.

 

Le Q. G. de la Ve armée est toujours à Chimay.

 

Les ordres donnés la veille au soir pour le 23 résument ainsi :

 

Les 10e, 3e et 18e corps tiendront ferme sur leurs positions;

 

Le 1er corps se formera à la droite du 10e pour attaquer en flanc, si possible, le groupe ennemi qui agit contre ce corps d'armée; les divisions Valabrègue se porteront au nord de Cousolre et relèveront le corps de cavalerie à la garde de la Sambre entre Solre et Maubeuge.

 

Le corps de cavalerie, dès l'arrivée des divisions Valabrègue, appuiera sur Maubeuge afin de pouvoir gagner la gauche de l'armée britannique en passant derrière elle.

 

La bataille reprend sur tout le front de la Ve armée à 7 heures seulement.

 

Mon poste de commandement est à Philippeville. Les Allemands, qui se sont ébranlés tard, agissent avec circonspection; presque partout (et il en sera de même toute la journée) leur infanterie se terre, tandis que l'artillerie donne à son tir une intensité plus grande encore que la veille, semble-t-il : il pleut littéralement des " marmites ".

 

L'artillerie de nos corps d'armée, et notre artillerie lourde d'armée, répartie entre les 10e et 3e corps, contiennent l'infanterie adverse, mais sont toujours impuissantes à contrecarrer sérieusement l'artillerie, dont les lueurs mêmes sont invisibles.

 

La bataille se divise en deux phases à peu près distinctes, la première du lever du jour à 16 heures, et la seconde de 16 heures à la nuit.

 

Première phase.

 

Aile droite

 

Au 10e corps, la droite recule et se reforme entre Scry devant Mettet et Saint-Gérard; la gauche 'qui n'est pas encore engagée demeure à Scry et à Biesmes.

 

Le 1er corps effectue son déploiement sur les hauteurs de Saint-Gérard, sa droite à Sart-Saint-Laurent.

 

Le groupe allemand établi à l'est de la Meuse, que l'on évalue à 2 corps d'armée environ, dès le matin a occupé Dinant (rive droite) et en même temps porté du monde à tous les passages de la rivière jusqu'à Yvoir en aval et Hermeton en amont; la fusillade et la canonnade, très intermittentes, se sont engagées d'un bord à l'autre; personne dans le camp français n'y prend garde, car on pense qu'il. s'agit de simples démonstrations.

 

Le 1er Corps est en place vers midi et se trouve alors disposé sur le flanc de la gauche allemande (la Garde) qui, à ce moment même attaque assez vivement le 10e corps. Il ne semble pas que l'ennemi se doute du péril auquel sa gauche est exposée.

 

Le général Franchet d'Esperey, prompt à saisir occasion, décide d'attaquer; son artillerie prépare le mouvement par un feu intense. Les Allemands, qui ont senti le danger, s'arrêtent et prennent leurs dispositions pour faire face au corps. Celui-ci allait déboucher (13 heures), quand soudain le général d'Esperey l'arrête . Il vient d'être avisé que les bataillons de réservistes de la division Boutegourd, postés le long de la Meuse en amont de Dinant, ont laissé les Allemands (des Saxons) franchir la rivière ; qu'ils se sont repliés en désordre suivis de l'ennemi, dont un détachement a occupé Onhaye sur le plateau derrière, la droite de la Ve armée. Le général d'Espérey, anxieux (on le. serait à moins), arrête l'offensive de son corps d'armée, et retire du front gros de la division Deligny qu'il dirige sur Anthée, et une brigade qu'il porte sur Dinant. Comme je le dirai plus loin, en agissant ainsi, il ne fait que devancer mes ordres.

 

Les Allemands, rassurés par notre inaction, prennent leur attaque contre le 10e corps, assez mollement du reste : leur artillerie se dépense sans compter, faisant tomber une véritable pluie d'obus de tous calibres sur la zone occupée par nos troupes, mais l'infanterie n'engage que des lignes de tirailleurs qui progressent par infiltration, se bornant en somme à prendre, possession des points que nous abandonnons sous la protection de l'artillerie.

 

La partie du 1er corps restée à Saint-Gérard le 10e corps résistent énergiquement : les fantassins font bonne contenance malgré que leur énervement soit manifeste; nos batteries les soutiennent activement, contenant l'infanterie adverse mais toujours à peu près impuissantes contre artillerie.

 

Quoi qu'il en soit, notre aile droite conserve presque tout son terrain et reste en liaison avec Namur.

 

Aile gauche

 

Sur le front du 3e corps, rien de grave jusqu'à 16 heures; l'ennemi ne sort pas de la zone boisé qui s'étend de nos positions à la Sambre.

 

Au 18e corps, la division Jeannic s'est maintenue sans peine de Thuin à Ham, les fraction, établies sur la Sambre à Lobbes et Fontaine-Valmont, à partir de 11 heures, ont eu à subir une violente attaque; les Allemands (7e corps se sont emparés du pont de Lobbes, mais tenté en vain de pénétrer sur la rive droite.

 

Au corps de cavalerie, rien d'important, ce qui s'explique, puisque la droite de l'armée britannique a débouché de Maubeuge et dépassé la route de Solre-sur-Sambre à Mons. A mentionner seulement que les batteries à cheval de deux divisions, placées au sud de Solre, ont eu l'occasion d'intervenir contre des fractions adverses qui attaquaient le détachement du 18e corps posté à Fontaine-Valmont.

 

Rejoint par les divisions Valabrègue entre 15 et 17 heures, le général Sordet mettra ses escadrons en marche sur Maubeuge. En cours de route, avisé par le gouverneur, général Fournier, que les Anglais reculent sur Maubeuge, et que, par conséquent, le corps de cavalerie ne pourra pas y passer, le général Sordet fera obliquer ses colonnes sur Beaufort.

 

Sur tous les derrières de l'armée, on a le spectacle affreux des populations belges du Borinage qui fuient éperdues devant l'invasion allemande; des milliers d'hommes, de femmes et d'enfants, menant avec eux des véhicules de toute sorte, la brouette à l'immense fourragère attelée à quatre bœufs, couvrent les routes, barrant la circulation à tous les défilés.

 

J'avais de bonne heure gagné mon poste de commandement à Philippeville.

 

Les comptes rendus reçus des corps d'armée, jusqu'à 13 heures, ont été plutôt rassurants. Le peu de mordant des Allemands m'a confirmé dans l'opinion que l'armée que j'ai en tête (armée von Bülow) veut avant tout me maintenir, pendant qu'une autre armée attaquera les Anglais. La circonspection que déploie l'ennemi ne laisse pas grand espoir qu'une contre-attaque puisse mordre à fond sur lui. Cependant la situation devant mon aile droite me paraissant favorable, je suis sur le point de donner aux généraux Defforges et d'Espérey l'ordre d'attaquer, lorsque me parviennent les nouvelles suivantes

 

1° L'armée, de Langle (IVe), mise en péril la veille, 22, à la sortie nord des forêts de la Semoy se replie sur la Meuse.

 

2° Une fraction de troupes saxonnes a surpris passage de la Meuse au sud de Dinant, bousculé les. bataillons du général Boutegourd et occupé Onhaye sur le plateau derrière la droite du 1er corps.

 

3° L'armée de droite allemande (von Kluck), rabattant de Bruxelles sur Mons, à marches forcées, va arriver en présence de l'armée britannique qu'elle semble vouloir attaquer à la fois son front et sur son flanc gauche.

 

L'incident d'Onhaye me cause, je l'avoue, une émotion très vive. Que peut être cette fraction ennemie qui vient d'apparaître derrière mon aile droite? Il ne m'est point permis d'attendre d'être plus complètement renseigné à cet égard pour prendre un parti; étant données d'une part la retraite de l'armée de Langle, et d'autre part la présence certaine à l'est de Dinant d'un groupe adverse évalué à 2 corps d'armée environ, je crois, je dois croire, que la fraction en question est une avant-garde qui va être renforcée si on ne la jette pas promptement à la Meuse. La première chose à faire est donc de soutenir fortement la division Boutegourd; j'en envoie l'ordre au général d'Espérey : on a vu qu'il avait devancé mes intentions. Je rentre à mon Q. G. de Chimay pour être, à même de recevoir plus tôt des nouvelles et aussi es instructions du général Joffre, s'il juge utile de m'en adresser.

 

Deuxième phase.

 

A partir de 16 heures, la situation se gâte à l'aile gauche.

 

Au 3e corps, une attaque allemande qui débouche à l'improviste par le vallon de l'Heure surprend la division de gauche qui se retire en hâte. Tout le corps d'armée suit le mouvement rétrograde pour aller se rétablir sur la position de Chastres-Morialme; l'artillerie trouve là d'excellents emplacements d'où elle protège la retraite de l'infanterie. Cependant les troupes du général Sauret sont dans un tel état de confusion qu'on peut croire un moment qu'elles ne s'arrêteront pas à Chastres, malgré que les Allemands ne se montrent pas très pressants ; elles y parviennent néanmoins tant bien que mal (21 heures).

 

Au 18e corps, la droite (division Jannic), après une lutte opiniâtre, avait perdu Ghozée, mais était restée maîtresse de Thuin et de Marbaix; la retraite du 3e corps ayant découvert sa droite, à 19 heures, elle doit reporter sa ligne de combat sur le ruisseau qui coule de Thuillies à Thuin. La gauche du corps d'armée (brigade Hollender et70e brigade) a contenu victorieusement toutes les tentatives des Allemands pour passer la Sambre, de Lobbes à la Buissière.

 

Le général Valabrègue, entre 17 et 18 heures, sur une demande de secours du général de Mas Latrie, a fait appuyer le gros de ses forces sur Bousignies et Thirimont.

 

Aile droite.

 

Le 10e corps, après 16 heures, avait encore reculé, mais très peu; à la nuit, il tient la ligne Graux-Mettet-Wagnée au nord de la route Bioul à Morialme.

 

Au 1er corps, la fraction laissée à Saint-Gérard s'y est maintenue; celle envoyée au soutien de 1a division Boutegourd parvient à destination sans incident après la tombée de la nuit.

 

Les bataillons de la droite du général Boutegourd se sont ralliés vaille que vaille à Anthée, Weilen et Chestravin ferme, et observent de là les sorties d'Onhaye que l'ennemi n'a pas dépassé.

 

Le parti allemand venu là se dérobera pendant la nuit; il était, parait-il (je ne suis pas encore fixé à cet égard), moins fort qu'on ne l'avait cru.

 

Les renseignements qui me parviennent à Chimay à la fin de la journée me convainquent bien vite de la nécessité de battre en retraite dans le plus bref délai.

 

D'abord, j'ai confirmation de l'échec de la IVe armée, qui, depuis le matin, rétrograde vers a Meuse, sa gauche se retirant sur Mézières, de elle sorte que la droite de la Ve armée est entièrement découverte. Sans doute, le fleuve est gardé de Givet à Mézières, mais seulement par quelques bataillons de réservistes; or, ce qui s'est passé à Hastières dans la journée ne m'encourage pas à faire confiance à ces unités.

 

L'officier envoyé en liaison à Namur, le comandant Duruy, me rejoint et rend compte que les Allemands ont enlevé les forts du nord et occupé la ville. La garnison a pu s'échapper (la cavalerie et l'artillerie ont une attitude convenable, mais l'infanterie n'est rien moins qu'en ordre). Ces troupes belges, inutilisables pour le moment du moins, encombrent notre droite déjà si embarrassée par les milliers de fuyards de la population civile. Je charge le commandant Duruy de se rendre immédiatement près des Belges et de les remettre en route dans la nuit même pour Rocroi, d'où, d'où, après un court repos, ils continueront sur Laon pour y recevoir telle destination que le G. Q. G. jugera convenable.

 

On annonce que l'armée anglaise s'est arrêtée, et l'on peut prévoir qu'elle va être obligée de rétrograder, car le groupe allemand qui opère contre elle est plus fort qu'on ne le croyait:

 

" Le G. Q. G. a fait connaître au maréchal French qu'il a devant lui de 3 à 4 corps d'armée avec une cavalerie nombreuse. "

 

Cette nouvelle a jeté l'alarme dans le camp britannique où l'on s'imaginait n'avoir rien de sérieux à craindre de quelque temps. (Voir le Rapport du maréchal French.)

 

En ce qui concerne l'état de la Ve armée, je suis assez tranquille pour les 1er et 10e corps, malgré l'incident d'Onhaye, qui sera, j'en suis sûr; promptement réparé; par contre, la situation des 3e et 18e corps me paraît alarmante.

 

Le général de Mas Latrie, déçu dans son espoir que les Anglais arriveraient à sa hauteur assez à,. temps pour couvrir sa gauche, et troublé par les nouvelles qu'il a du 3e corps, m'envoie des rapports pessimistes:

 

Le 18e corps peut encore "se défendre, mais non attaquer. "

 

Pour le 3e corps, je pourrais le croire en bonne posture, attendu que le général Sauret m'écrit : " Que ses troupes ralliées sur les positions que je lui ai assignées sont prêtes à prendre l'offensive ", mais ma satisfaction est de courte durée, car l'officier de mon état-major, qui était allé en liaison avec le 3e corps, me rend compte " qu'il y règne un grand désordre, et que, sur la simple menace d'une attaque allemande à la tombée de la nuit, la gauche a abandonné ses positions précipitamment".

 

Malgré que la situation exigerait une prompte intervention du commandant en chef, rien n'est venu du G. Q.G. Je suis en proie à une inquiétude extrême. On ne dira pas que mes craintes sont vaines; en effet, si grand que me paraisse, le danger, il l'est davantage encore, car partout l'ennemi est plus nombreux que je ne le crois.

 

Charleroi n'est pas loin de Sedan; de Sedan où, 44 ans auparavant, précisément à la même poque, la dernière armée française qui tint encore la campagne fut cernée par les Allemands et contrainte de capituler : abominable désastre qui rendit notre défaite irréparable; quel souvenir §

 

Fuir n'est pas un acte glorieux; mais agir autrement, ce serait vouer mon armée à une destruction totale, qui rendrait irréparable la défaite générale subie à ce moment par les armes françaises sur tout le front, des Vosges à l'Escaut.

 

Quelques officiers de mon état-major (Je vise ici seulement quelques rares officiers qui faisaient partie des 1er et 2e bureaux de mon état-major. Celui-ci se composait en presque totalité d'officiers, remarquables sous le double rapport de l'intelligence et du savoir, et qui montrèrent toujours un zèle inlassable et une correction parfaite. Je rendrai un hommage particulier au général Hély d'Oissel, chef d'état-major, au lieutenant-colonel Daydrein, sous-chef, et au capitaine Besson, mon officier d'ordonnance, qui étaient tous trois des hommes d'une valeur exceptionnelle.), loin de reconnaître ma clairvoyance, me taxent de pusillanimité; pour eux, je ne suis " qu'un " catastrophard " dont il faut se débarrasser au plus vite ".

 

La retraite immédiate s'impose je prends le parti de l'ordonner, quoique convaincu que Joffre ne m'approuvera pas :

 

" La Ve armée, en marche avant le jour, le 24, se repliera sur la ligne générale Givet-Philippeville-Beaumont-Maubeuge ".

 

Je rends compte au G. Q. G., en lui demandant de m'indiquer la direction de retraite à suivre. Le lendemain, 24, vers 9 heures, je recevrai l'ordre dé " manœuvrer en retraite en m'appuyant sur Maubeuge à gauche et au massif boisé des Ardennes à droite. "

 

Mon récit des événements des 21, 22 et 23août est très vague, mais la documentation fait défaut (Une documentation sûre.), et, de plus, je n'ai pas voulu, quand cela m'était possible, préciser davantage par crainte d'incriminer certains de mes subordonnés, alors que je n avais pas de preuves formelles à mettre à l'appui de mes allégations à leur égard.

 

Les faits, tels que je les ai exposés, emportent morale suffisante pour que je juge inutile de répondre aux critiques que l'on m'a adressées, longtemps après les événements, notamment pour avoir donné mon ordre de retraite du 23 août au soir.

 

La relation du G. Q. G. sur les premiers mois de la guerre dit :

 

" Le 24 août, le général Lanrezac, se croyant menacé sur sa droite, bat en retraite au lieu de contre-attaquer. "

 

Pour s'être permis une telle observation, il faut que le G. Q. G. n'ait jamais eu la notion exacte de la situation de la Ve armée à partir du 23 août. Aujourd'hui où les faits sont connus, il apparaît évident à tout homme impartial que ma décision a sauvé mon armée du désastre auquel elle n'eût pas échappé, si elle se fût attardée davantage dans le cul-de-sac entre le Borinage et la Thiérache.

 

C'eût été un nouveau Sedan !

 

L'armée française tout entière est alors dans la plus triste situation. Ce n'est pas seulement la Ve armée qui a subi un échec grave : l'armée de Langle a été battue au nord de la Semoy et se trouve contrainte de rétrograder vers la Meuse, découvrant la droite de la Ve armée sur une profondeur de plus de deux marches.

 

L'armée Ruffey n'a pas été beaucoup plus heureuse entre Arlon et Thionville et devra reculer sur Verdun..

 

Les armées Castelnau et Dubail, après de vains efforts pour déloger les Allemands de Morhange et de Sarrebourg, ont été contraintes de rétrograder : celle de Castelnau sur le Couronné de Nancy et celle de Dubail derrière la Mortagne.

 

Nous avons été battus partout de la Sambre aux Vosges !

 

L'idée maîtresse du plan Joffre, cette ruée simultanée de toutes nos forces à la rencontre des Allemands, aboutit à un effroyable échec : toutes nos armées, grandement éprouvées, n'ont plus d'autre ressource que de battre en retraite au plus vite pour échapper à une destruction totale.

 

Le général Joffre persiste à proclamer l'excellence de son plan et prétend que l'échec est dû à des causes diverses, dont les principales seraient des fautes d'exécution dues à l'incapacité de quelques chefs, et aux défaillances de certaines troupes.

 

Certes, nous l'avons dit, des fautes d'exécution ont été commises un peu partout, mais cela n'était-il point fatal ? Nos officiers généraux et supérieurs, à de rares exceptions près, étaient des gens intelligents et courageux ; ils connaissaient fort bien la théorie de leur métier, mais n'en possédaient aucune pratique; lorsqu'on les lançait, dès le début de la guerre, dans des opérations d'une difficulté extrême et pleines des périls les plus grands, pouvait-on, compter qu'ils se tireraient toujours brillamment d'affaire, à moins que le hasard ne s'en mêlât ?

 

Quant aux défaillances reprochées à certaines actions, si les unes sont, hélas ! inexcusables, les autres trouvent une excuse dans ce fait qu'on avait demandé l'impossible à nos soldats; mais les unes et les autres n'ont-elles pas eu leur compensation dans l'héroïsme splendide déployé par un grand nombre d'unités ?

 

La défaite générale subie par nous des Vosges la Sambre, et ses conséquences funestes, sont dues à des causes profondes d'une portée supérieure à celles qu'invoque le G. Q. G. : maladresse (pour ne pas dire plus) de certains chefs; défaillances de quelques troupes.

 

Nous avons attaqué partout le long de la frontière, dans les sites les plus divers et les conditions les plus variées; or, il n'y a pour ainsi dire pas une de nos attaques qui ait réussi pleinement (Il s'agit ici des attaques exécutées contre les positions où s Allemands voulaient tenir. Les quelques succès enregistrés en notre faveur, dans les opérations de cette période, furent remportés sur des détachements de couverture dont la consigne était se retirer dès qu'ils seraient trop vivement pressés.). Personne cependant n'oserait prétendre que tous nos chefs furent incapables et que toutes nos unités manquèrent de courage. Il y eut, au contraire, nombre de chefs habiles et de troupes héroïques; cependant, partout nos efforts échouèrent lamentablement. N'est-il pas de toute évidence que la cause d'une disgrâce aussi complète ne peut être recherchée que dans notre mauvaise tactique, trop brutale, très dangereuse à pratiquer contre un adversaire qui se conduisait avec prudence et méthode ? Les Allemands, c'est là une constatation que je ne cesserai de mettre en évidence, ont reçu nos premières attaques de pied ferme presque partout; soit qu'ils aient subi cette attitude du fait même de la précipitation avec laquelle nous nous sommes jetés sur eux, soit qu'ils l'aient adoptée de propos délibéré; ils n'ont contre-attaqué que quand nous nous étions usés dans des attaques poussées à fond sans précautions suffisantes : ils ont eu à jouer un rôle plus facile que le nôtre. Quand ils ont pris l'offensive, ils l'ont fait avec, une vigueur extrême ne se sont pas montrés plus adroits que nous; c'est grâce à leur discipline de fer qu'ils ont supporté sans faiblir des pertes énormes et réparé leurs bévues initiales.

 

Le général Joffre lui-même, dans sa " Note 24 août " dont nous avons parlé au chapitre V, avouera implicitement la nécessité de modifier radicalement notre manière de combattre.

 

D'autre part, si la défaite tactique eut pour nous des conséquences aussi désastreuses (nous dûmes abandonner à l'ennemi dix de nos plus riches départements), c'est que la combinaison stratégique du général Joffre procédait d'un art militaire simpliste, et d'une ignorance absolue de l'adversaire avec lequel nous allions avoir à combattre.

 

Pour mettre plus complètement en évidence la leçon qui découle des événements accomplis, de la déclaration de guerre à la " bataille de la frontière " inclus, je jetterai un rapide coup d'œil d'ensemble sur les opérations de cette période, en me plaçant cette fois dans le camp allemand.

 

D'abord est-il vrai, comme l'ont affirmé, plusieurs écrivains, que nos adversaires aient engagé contre nous des forces très supérieures en nombre ? Cela n'est nullement exact.

 

D'après la relation que le G. Q. G. français lui-même a publiée sur " les Quatre premiers mois de la Guerre ", les Allemands; en août 1914, ont concentré sur leur frontière occidentale, en face de la France et de la Belgique :

 

1° 21 corps d'armée actifs à 2 divisions, entre lesquels étaient répartis environ 14 régiments actifs d'infanterie supplémentaires, et qui disposaient chacun de 160 pièces d'artillerie, canons et obusiers;

 

2° 13 corps d'ersatz à 2 divisions, ayant chacun 72 pièces, et 17 brigades mixtes de même catégorie, dont une partie seulement ont été employées activement en août 1,914.

 

De notre côté, nous mettions en ligne pour les opérations en rase campagne :

 

1° 19 corps d'armée actifs à 2 divisions, et 2 à 3 divisions, les premiers comptant 120 canons, et les seconds 156

 

2° 4 divisions actives autonomes ayant chacune 36 canons; une, la 44e, formée avec des troupes alpines, et 3 tirées de l'Afrique du Nord

 

3° Une vingtaine de divisions de réserve de même composition que les divisions actives ci-dessus, et dont 5 à 6 ont été tirées des places de l'Est auxquelles elles étaient affectées ;

 

4° 30 régiments d'infanterie de réserve à 2 bataillons, qui étaient répartis entre certains corps d'armée actifs à raison de 2 régiments par corps

 

5° l'armée anglaise, qui comprenait 2 corps d'armée, et une brigade d'infanterie supplémentaire (Cette brigade était la 19e qui appartenait à un troisième corps d'armée dont le gros arriva trop tard pour participer aux batailles du mois d'août).

 

En outre, il faut tenir compte des Belges, car si, les Allemands purent les mettre hors de cause avant de s'en prendre à nous, ils durent cependant laisser 2 corps d'ersatz devant Anvers et employer un corps et demi (au moins) de même catégorie à l'attaque de Namur.

 

En raison des différences d'organisation, il n'est pas facile d'établir un parallèle entre la situation militaire des Allemands dans la période considéré et celle des Alliés; cependant on voit que, sous le rapport numérique, les Alliés sont à peu près à égalité avec les Allemands.

 

Les Allemands nous étaient supérieurs incontestablement, mais sous d'autres rapports que celui du nombre; ils l'emportaient sur nous :

 

D'abord par un encadrement plus solide de l'infanterie, par une discipline plus forte, par une organisation et un armement meilleurs;

 

Et ensuite par une doctrine de guerre (tactique et stratégie) de l'esprit offensif le plus vif, mais plus prudente, plus souple et plus variée, que la nôtre; s'adaptant mieux, par conséquent, aux multiples nécessités de la guerre.

 

Les Allemands, résolus à prendre l'offensive, malgré leur supériorité (nous venons de dire ce qu'il faut entendre par là), ne commettent pas la faute insigne d'attaquer partout à la fois : ils pratiquent une économie des forces supérieure à la nôtre, et montrent autant de circonspection que nous leur en avions prêté peu à priori.

 

Qu'on en juge!

 

La gauche (armées d'Heeringen et du prince de Bavière, 9 corps), (Je fais abstraction des garnisons des places, tant pour les .Allemands que pour nous et les Belges.

Les renseignements précis nie faisant défaut, je prends les chiffres maxima pour les Allemands, et minima pour les Français) abandonnant la garde de la Haute-Alsace à des landwehr, se concentre en Lorraine pour y attendre de pied ferme l'attaque ,de notre aile droite (armées Dubail et Castelnau) sur les positions formidables qu'elle a organisées ,entre Metz et les Vosges (prétends que les Allemands avaient résolu de maintenir leur aile gauche sur la défensive entre Metz et les Vosges. Des écrivains ont affirmé le contraire et dit que nos adversaires avaient l'intention de prendre l'offensive avec leur aile gauche si nous ne les avions pas prévenus par nos attaques sur Sarrebourg et sur Morhange.). L'ennemi, qui nous connaît bien, a la certitude que nous viendrons l'assaillir dans son fort avec notre impétuosité habituelle; ses avant-gardes de couverture ont pour instruction de céder devant nous pour nous attirer, pour nous appâter. Il ne passera à la contre-offensive que quand nous nous serons usés dans des attaques à fond, dont il ne redoute rien tant il se sent inexpugnable, même contre des forces supérieures. Et, en effet, les choses se passent ainsi : pendant que le général Pau obtient en Alsace des succès insignifiants et d'ailleurs sans lendemain possible, les armées Dubail et Castelnau, après des efforts sanglants pour déloger les Allemands de leurs forteresses de Sarrebourg et de Morhange (20 août), sont ramenées presque jusqu'à la Moselle

 

Le centre (armées Kronprinz et de Wurtemberg (10 corps et demi) entre en Luxembourg, ayant pour première mission d'occuper ou de contenir, selon le cas, notre propre centre, pour couvrir le mouvement de l'aile droite; il procède avec prudence, marchant à pas comptés et prêt à se caler sur la défensive partout où il serait attaqué par nous du fort au faible (les armées Ruffey et de Langle, quand elles, s'engageront le 22 août au nord de la Semoy, se heurteront sur de nombreux points à des organisations retranchées).

 

La droite, qui forme la masse de manœuvre proprement dite et assume la tâche principale : envelopper et détruire l'aile gauche française, comprend trois armées : Hausen (4 corps) (La IIIe armée comprend 4 corps dont l'un, le XIe, chargé de l'attaque de Namur, sur la rive droite de la Meuse; ce corps d'armée après la bataille de Charleroi, sera renvoyé sur le front russe.), Bülow (6 corps), von Kluck (7 corps), au total 17 corps représentant la moitié des forces que les Allemands mettent en œuvre sur notre front,34 divisions sur 70 à 72 au plus. Appelée à opérer à l'ouest de la Meuse, par la Belgique, elle s'avance en échelons vers le fleuve que ses armées franchiront successivement, Von Kluck aux environs de Liège, Bülow entre cette ville et Namur, Hausen en amont de Namur. Le 18 août, Liège étant pris et les mouvements préparatoires terminés, la droite allemande se porte en avant à marches forcées : 2 corps suivant sur Anvers les Belges tout désemparés, le gros effectue son déplacement stratégique à cheval sur la Meuse sur front Bruxelles, Namur, Dinant.

 

A remarquer que l'armée de gauche, celle d'Hausen, tenue en échelon de Dinant vers Marche, peut, si les circonstances l'exigent, envoyer ses corps de queue au soutien des armées du centre.

 

"La circonspection dont font preuve les Allemands est d'autant plus remarquable qu'ils sont et se savent plus forts, et que, par conséquent, ils auraient plus que nous le droit d'être audacieux

 

A la même date du 10 août, visée ci-dessus, le général Joffre pousse notre aile gauche à l'ouest de la Meuse à la rencontre de l'aile droite allemande, tandis que notre centre pénètre en Luxembourg et dans l'Ardenne belge. A l'aile gauche, la Ve armée accourt en hâte de la région de Mézières vers la Basse-Sambre où elle ne sera réunie que le 21 au soir.

 

L'armée anglaise, en train d'effectuer, ses débarquements dans la zone le Câteau-Cambrai ne sera en bataille à hauteur de Mons que le 22 au plus tôt, avec 2 corps seulement, et ne pourra en déboucher que le 23.

 

A noter que la gauche de notre centre (armée de Langle) ne sera en mesure d'intervenir sérieusement au nord de la Semoy que le 22.

 

Un coup d'œil, jeté sur un croquis donnant 1es emplacements respectifs occupés le 20 août au soir par l'aile droite allemande et l'aile gauche franco-britannique, montre dans quelle situation périlleuse cette dernière va se trouver en poursuivant son offensive vers le nord, comme le 1ui prescrit la directive du 20 août. De par la volonté du général Joffre, notre aile gauche qui réunit 17 à 18 divisions françaises et anglaises dépendant de deux commandants en chef de nationalité différente, va se jeter dans la formidable tenaille formée par les 30 divisions disponibles de la droite allemande (Dont quatre seront il est vrai, employées à l'attaque de Namur où il y a une forte division belge), 30 divisions homogènes soumises à un commandant en chef unique, qui a par conséquent toute facilité pour concerter étroitement leurs opérations.

 

Donc, dès le 20 août au soir, la stratégie allemande domine de haut la stratégie du général Joffre : notre aile gauche se trouve dans une situation telle qu'un revers tactique sérieux peut dégénérer pour elle en désastre. Une grande victoire remportée en Luxembourg ou en Belgique pourrait assurément rétablir les choses en notre faveur mais cette victoire, quelle chance avons nous de l'obtenir ? L'événement a répondu.

 

 

Les armées françaises, lancées en bloc à la rencontre des Allemands, de Verdun à l'Escaut, sont battues et contraintes à une retraite prolongée.

 

Il n'y a pas d'autre exemple d'une pareille disgrâce dans l'histoire du monde !

 

Le péril est particulièrement grave à notre aile gauche en raison de sa mauvaise situation stratégique.

 

Heureusement le commandant de la Ve armée a vu le danger à temps :

 

I1 a le courage d'ordonner la retraite dès le 23 août au soir sans l'assentiment du général Joffre.

 

Le 24 août, avant le lever du jour, la Ve armée se dérobe vers le sud; l'armée anglaise fera de même le 25. Le plan allemand est déjoué : il échoue dans sa disposition essentielle, l'enveloppement et, partant, la destruction immédiate de l'aile gauche franco-anglaise. La partie est compromise, mais elle n'est pas perdue (La Ve armée a subi un échec grave, mais elle existe, et c'est le principal.

" Le général Lanrezac, au cours de la retraite qui a suivi la bataille de Charleroi, disait à ses officiers angoissés : " nous venons d'être battus, mais le mal est réparable; tant que Ve armée vit, la France n'est pas perdue. " (Mémoire inédit de M. Benazet, député, capitaine de réserve à l'état-major de Ve armée.)

 

CHAPITRE VII

 

DU 24 AU 30 AOUT

 

Combat de Guise.

 

24 août. Les troupes de la Ve armée se relient vers le sud avant le jour. Le mouvement s'effectue avec assez de bonheur; le 3e corps lui-même, tombé un moment dans une confusion extrême près de Walcourt, parvient à sortir d'embarras sans dommage grave.

 

Nos arrière-gardes contiennent aisément les avant-gardes allemandes qui ne déploient du reste qu'une activité restreinte : il en sera ainsi jusqu'à la bataille de Guise. Je suis confirmé dans cette idée que l'ennemi n'a qu'un désir : que nous nous attardions devant lui, jusqu'au moment où sa droite, victorieuse des Anglais, nous aura ,débordés si complètement que nous ne puissions plus échapper à son étreinte.

 

Dans la soirée, l'armée est rétablie sur la ligne Givet-Maubeuge.

 

Les Anglais, aux prises avec des forces très supérieures (armée von Kluck), ont eu des engagements assez sérieux, paraît-il; leur droite a bien tenu au nord de Maubeuge, mais leur gauche, pour ne pas être tournée, a été contrainte de céder du terrain.

 

Le 24 au soir, avisé, que l'armée britannique allait rétrograder jusqu'à 1a position Le Cateau-Cambrai, J'avais déjà donné mes ordres pour que la Ve armée, le 25, se repliât sur le front Avesnes Marienbourg, lorsqu'on me dit (l'officier anglais attaché à mon état-major), " que chez nos alliés, on a le sentiment qu'on eût " boulé " (sic) les Allemands si nous n'avions pas battu en retraite, "

 

Je crois devoir prendre mes dispositions pour exécuter un retour offensif avec ma gauche au cas où le maréchal French voudrait contre-attaquer :

 

Le 18e corps, renforcé d'une division d'Afrique retirée au 3e corps, se tiendrait prêt à prendre l'offensive de Beaumont vers le nord, tandis que le groupe des deux divisions Valabrègue se porterait au nord de Maubeuge, à la limite de la zone protégée par le canon de la place, afin d'assurer la liaisons entre le 18e corps et les Anglais.

 

 

Ces derniers, en réalité, ont pris 1e parti très sage de se reporter tout d'une traite jusqu'à la position Le Cateau-Cambrai. Le maréchal French, considérant la situation générale et s'inspirent des instructions de son gouvernement, a résolu de refuser désormais le combat, et en conséquence de battre en retraite aussi loin et aussi vite qu'il faudra pour cela.

 

Aussitôt prévenu, je donne contrordre au 18e corps et aux divisions Valabrègue.

 

Il m'est revenu, qu'au G.Q.G. régnait de l'irritation contre moi, qu'on accuse de manquer d'esprit offensif; pour préciser mes intentions, je fais connaître " que je continuerai ma retraite jusqu'à ce que j'aie ramené mon armée, sur un front d'attaque dans un terrain où mon artillerie puisse intervenir avec avantage."

 

23 août. - Comme je l'ai dit plus haut, les Anglais, le 25 août, se retirent vers 1a position Le Cateau-Cambrai, leurs corps de droite (1er corps, Sir Douglas Haig) allant par Maubeuge sur Landrecies et Le Cateau; la Ve armée se replie sur la ligne Avesnes-Marienbourg, son Q.G., à Vervins.

 

La Ve armée doit passer tout entière par la région comprise entre la Sambre et les forêts à l'ouest de la Meuse, région difficile et ne présentant qu'un très petit nombre de chemins conduisant vers le sud; le mouvement s'exécute dans des conditions extrêmement pénibles.

 

D'autre part, la situation générale est telle qu'il eût mieux valu que notre aile gauche, armée britannique et Ve armée, se retirât, non vers le sud, mais vers le sud ouest, de telle sorte qu'elle pût plus facilement s'opposer au mouvement débordant adverse, s'il se continuait, comme il était probable.

 

Les Anglais pouvaient-ils se replier plus complètement vers l'ouest, du côté de Cambrai ? Je le crois, mais n'en suis pas absolument sûr, ignorant dans quelles conditions exactement ils on ont été engagés au cours des journées des 22, 23 et 24 août.

 

En outre, je ne sais pas si notre G. Q. G. pouvait, en temps utile, c'est-à-dire dès le 23 au soir, donner l'orientation convenable aux Anglais et à la Ve armée.

 

Je tiens à spécifier sous quelles réserves j'ai, formulé l'opinion ci-dessus.

 

Des éléments du 1er corps anglais viennent buter sur les divisions Valabrègue dans le voisinage de la Sambre; il 'en résulte de grands embarras, et partant beaucoup de fatigue et de retards tant pour les troupes anglaises que pour les nôtres.

 

J'ordonne que le 26 août, la Ve armée se reportera sur la ligne le Cateau-Nouvion-la Capelle-Hirson-Rocroi; la division de cavalerie Abonneau, qui m'est rendue, se placera à la droite pour assurer la liaison avec la IVe armée.

 

Le corps Sordet, qui devait gagner la gauche de l'armée britannique en passant derrière elle, n'a pu effectuer le mouvement, par suite de l'arrêt de nos alliés le 23 et de leur retraite les 24 et 25 ; il a reculé sur Guise.

 

Au cours de la nuit, comme des renseignements (inexacts d'ailleurs) font craindre que les Allemands, qui ont suivi vivement la droite anglaise en passant à l'ouest de la forêt de Mormal, ne débouchent par Landrecies pour se glisser entre cette droite et la gauche de la Ve armée, je prescris .au 18e corps et aux divisions Valabrègue de se tenir en mesure de contre-attaquer de ce côté, s'il le faut.

 

26 août. - Voulant suivre de près l'action de ma gauche, le 26 au matin, je me rends à Etroeungt et de là au Nouvion où je m'abouche avec le général commandant le 18e corps. J'apprends, que les Anglais sont toujours à Landrecies, où " ils ont mis à mal une avant-garde allemande arrivée là de nuit en automobiles " (Je relate ce renseignement tel qu'il me parvint alors, sans garantir son authenticité.). J'annule les ordres donnés au 18e corps et aux divisions Valabrègue auxquels je prescris de se 'replier derrière la forêt du Nouvion pour rester en liaison avec la droite anglaise qui va rétrograder sur Wassigny et Guise.

 

 

Au Nouvion, me parvient une note du général Joffre, qui me convoque à Saint-Quentin au Q. G. du maréchal French; en même temps on me remet une directive du G. Q. G. datée du 25 août, 22 heures, et disant (en substance) :

 

1. " La manœuvre offensive projetée n'ayant pu être exécutée (Quel euphémisme !), les opérations ultérieures seront réglées de manière à reconstituer, à notre gauche, par la jonction des IVe et Ve armées, des Anglais et des forces nouvelles prélevées dans la région de l'Est, une masse capable de reprendre l'offensive, pendant qu'à notre droite, les Ire, IIe et IIIe armées contiendront, pendant le temps nécessaire, les efforts de l'ennemi qu'elles ont en tète "

 

II. Aile droite. - Les Ire et IIe armées maintiendront donc les forces adverses en Lorraine et au débouché sud de l'Alsace, défendant leur terrain pied à pied et utilisant comme réduits les régions fortifiées de Belfort, Épinal et Toul.

 

La IIIe armée, appuyant sa droite à la région fortifiée de Verdun, défendra la zone entre Meuse et Aisne, sa gauche, en potence, tenant l'Argonne soit vers Grandpré, soit vers Varennes et Sainte-Menehoulde, selon que la droite de la IVe armée se maintiendra sur l'Aisne de Rethel à Vouziers ou qu'elle se retirera sur la position de Reims.

 

III. - Aile gauche. 1° Dans leur mouvement de repli, les IIIe, IVe et Ve armées devront opérer en liaison constante (Et l'armée anglaise, est-elle donc libérée de l'obligation de lier ses opérations à celles des groupes voisins ? ou faut-il croire qu'elle se refuse à accepter les suggestions du général Joffre ?). Elles se couvriront par des arrière-gardes laissées à toutes les coupures favorables du terrain, de façon à utiliser tous les obstacles pour arrêter par des contre-attaques courtes et violentes, dont l'élément principal sera l'artillerie, la marche de l'ennemi ou tout du moins la retarder (Textuel.).

 

2) La Ive armée fera tête sur l'Aisne de Berry-au-Bac à Vouziers; au cas où elle serait contrainte, elle rétrograderait jusqu'à la position Berry-au-Bac-Reims-Châlons, où elle se tiendrait prête à reprendre l'offensive.

 

A la Ve armée, la droite occupera "la ligne La Fère-Laon-Craonne (front défensif)", la gauche (le gros) s'établira à cheval sur la Somme supérieur à la hauteur de Saint-Quentin. La droite, à l'Oise prés de Moy, la gauche à l'Omignon en face de Vermand, toutes mesures prises pour déboucher en direction générale de Bohain.

 

L'armée britannique se repliera sur la Somme entre Ham et Bray.

 

Une nouvelle armée, la VIe, formée sous les ordres du général Maunoury avec des éléments prélevés sur les diverses parties du front et transportées en chemin de fer, se rassemblera, du 27 août au 2 septembre, soit, si possible, en avant d'Amiens, la droite à Corbie et la gauche à Domart-en-Ponthieu, soit dans le cas contraire, derrière la Somme, la droite à Villers Bretonneux, la gauche à Picquigny.

 

Le corps de cavalerie Sordet se placera à la gauche de la Vie armée, initialement derrière l'Authie.

 

Enfin le groupe de divisions territoriales d'Amade, renforcé de deux divisions de réserve, bordera la Somme entre Amiens et la mer pour barrer la voie à la cavalerie allemande et à ses soutiens d'infanterie.

 

"Toutes les positions indiquées devront être organisées avec le plus grand soin, de manière à pouvoir offrir le maximum de résistance à l'ennemi".

 

3° Le moment venu, la gauche de la Ve armée prenant l'offensive en direction générale de Bohain, les Anglais, la VIe armée et le corps Sordet marcheront à l'attaque, soit vers le front Le Catelet-Bapaume-Arras, soit vers 1e front Bertincourt-Arras-Saint-Pol, selon que la nécessité d'atteindre l'extrême droite adverse l'exigera.

 

Dans la situation critique où- nous sommes, le général Joffre n'a qu'un parti à prendre, un seul contenir l'ennemi sur notre frontière fortifiée de l'Est avec une aile droite, dont la force sera réduite au strict nécessaire, pour fournir le plus de. renforts possible à l'aile gauche, et ramener celle-ci assez en arrière pour se donner le temps de la reformer à l'ouest de Verdun et de faire arriver à sa gauche une nouvelle armée capable de tenir tête à la droite allemande qui débouche entre Maubeuge et Lille,

 

Les armées de l'aile gauche devront rétrograder jusqu'à ce qu'elles trouvent des positions fortes, suffisamment reculées pour que nos troupes aient le temps de s'y établir, et qui couvrent encore Paris à bonne distance. La ligne où il conviendrait de s'arrêter est sans conteste celle, formée par la Somme, les hauteurs de Laon et l'Aisne (ou les hauteurs de Reims si l'Aisne n'est pas tenable); tous les hommes de mérite, qui ont écrit sur la défense du nord de la France depuis trois siècles, sont unanimes sur ce point (Voir le mémoire du Général Séré de Rivière). La question est de savoir si on pourra occuper la, ligne indiquée, avant que l'ennemi soit en mesure d'attaquer en force; cela est assez douteux; mais peu importe, car, dans une telle conjoncture, il faut escompter toute sa chance; le commandant en chef a donc parfaitement raison de proclamer bien haut sa volonté de s'arrêter là pour prendre aussitôt la contre-offensive. Si l'on est pris de court et qu'il faille rétrograder plus loin, on aura toujours le temps de s'y résoudre et de donner les ordres nécessaires.

 

Le plan adopté imposé par les circonstances, très simple à concevoir, est par contre d'une exécution extrêmement difficile. Le plus important des problèmes qui se posent est la formation rapide d'une armée d'extrême gauche assez forte pour s'opposer victorieusement au mouvement débordant de la droite allemande. Ce problème, le G. Q. G. ne réussit pas à lui donner une solution satisfaisante :

 

L'armée ne sera en place que tardivement et n'aura pas la force qu'exigerait la situation (L'armée Maunoury (VIe) comprendra tout d'abord le 7e Corps et 2 divisions de réserve pris au groupe d'Alsace et 2 divisions de réserve tirées de la IIIe armée; elle sera renforcée un peu plus tard seulement pour la bataille de l'Ourcq, par le 4e corps emprunté à la IVe armée).

 

On ne pourra pas s'arrêter sur le front Amiens Laon-Reims, en devra reculer jusqu'à la Seine.

 

Je ne. me permettrai pas de blâmer le G. Q. G. à cet égard, car les éléments d'appréciation me manquent pour juger s'il était possible de faire mieux; je constate seulement combien était difficilement réparable l'erreur commise au début de la guerre en déployant toutes nos armées de Belfort à Mézières dans un dispositif purement linéaire avec le centre de gravité des forces beaucoup trop engagé vers le sud : erreur procédant d'abord du faux calcul qui avait fait admettre à priori qu'on n'avait point à se préoccuper le moins du monde de l'éventualité d'un grand mouvement exécuté par les Allemands à l'ouest de la Meuse inférieure (à travers la Belgique), et, ensuite, d'une fausse doctrine de guerre attribuant à l'offensive frontale une efficacité qu'elle ne saurait avoir désormais avec la puissance formidable de l'armement et la grandeur des masses mises en œuvre par les belligérants.

 

D'autre part, l'étude des prescriptions de la directive du 25 août, relatives à l'organisation de la retraite de la Ve armée et de l'armée anglaise, prouve que le G. Q. G., à ce moment, (25 août, 22 heures) était loin de voir la situation de ces armées sous son vrai jour. En effet la directive prescrit que le gros de la Ve armée ira se placer à 1'ouest de l'Oise sur 1e front Moy-Saint-Quentin-Vermand et que les Anglais s'établiront à sa gauche entre Vermand et Bray-sur-Somme; or, il est évident que les Allemands vont poursuivre à toute vitesse leur mouvement débordant sur la gauche de l'armée britannique, de telle sorte que celle-ci, qui avait déjà dû appuyer vers l'Est et coller à la gauche de la Ve armée sera contrainte d'appuyer davantage encore de ce côté. Son corps de gauche s'étant porté le 25 sur Cambrai, tandis que le corps de droite allait sur le Cateau, dés l'instant où le groupe d'Amade n'est pas en mesure d'enrayer les progrès des Allemands à l'ouest de la route Cambrai-Saint-Quentin, il est inévitable que le corps de gauche rétrograde sur Saint-Quentin, tandis que le corps de droite continuera sa retraite par la vallée de l'Oise en aval de Guise, de telle sorte que la Ve armée aura la voie barrée.

 

Si le G. Q. G. eût lancé le 23 août au soir un ordre prescrivant aux Anglais de rompre le combat et de se replier lestement de Mons sur Cambrai, tandis que la gauche de là Ve armée irait sur Caudry et le Cateau, il est probable que nous aurions pu réaliser ces dispositions du 24 au 26, ce qui nous aurait mis à même, le maréchal French et moi, de remplir les intentions parfaitement logiques exprimées dans la directive du 25.

 

Qu'on observe, qu'au moment même où je reçois la directive en question, les Allemands attaquent déjà les Anglais, leur effort principal se développement dans la région de Cambrai contre la gauche de ceux-ci, qui vont être acculés à la nécessité de rétrograder en hâte pour aller se rétablit sur le front Vermand-Saint-Quentin-Ribemont. Donc, le 26 août, lorsque me parvient la directive du 25, elle n'est déjà plus exécutable sans de grandes, modifications.

 

Le corps Sordet a pu enfin se dégager de l'Oise et se porter à la gauche de l'armée anglaise où son action peut se manifester très utilement le 26.

 

Je pars pour Saint-Quentin en automobile avec le général Hély d'Oissel et le capitaine Besson. Nous arrivons vers 11 heures et sommes introduits chez le maréchal French où se trouvaient déjà les généraux Joffre et d'Amade.

 

Je me figurais que le commandant en chef allait nous donner de vive voix des instructions pour les opérations en cours; grande était mon erreur. Après un échange de salutations, le général Joffre se renferme dans un mutisme complet qui me produit l'impression la plus pénible.

 

Le général d'Amade me conte que " les territoriaux ", dont on lui a confié le commandement, ont " lâché pied à la vue de la cavalerie allemande et qu'il n'y a rien à en faire avant de les avoir mis en main et pourvus d'artillerie et de mitrailleuses."

 

Le maréchal French continuant à se faire attendre, j'en profite pour exposer au commandant en chef les observations que m'a suggérées directive du 25 août, faisant ressortir l'impossibilité où je serai de faire appuyer ma gauche sur Saint-Quentin puisque, les Anglais me barrent voie; il me répond :

 

C'est entendu, votre gauche ira, non plus sur Saint-Quentin, mais sur La Fère.

 

La scène se passe dans une salle de billard.

 

Le maréchal French se présente enfin avec son chef d'état-major; il prend aussitôt la parole, et, sur un ton très vif, expose que son armée, les 23 et 24 août, s'est trouvée, aux prises avec au moins quatre corps d'armée allemands renforcés d'une nombreuse cavalerie.

 

Le général Joffre, ne soufflant mot, le maréchal s'accoude sur le billard, et, s'adressant. au général, lui dit (textuellement) :

 

- Mon général, quel est votre plan ?

 

- Comment, réplique le général Joffre tout décontenancé, mon plan?

 

- Oui, reprend le maréchal, ce n'est pas le premier ?

 

Assurément non, dit le général Joffre; notre tentative de prendre l'offensive en partant de nos emplacements de concentration n'ayant pas réussi, nous allons reculer jusqu'à la position Saint-Quentin-La Fère-Laon pour nous y rallier et prendre ensuite l'offensive, de concert avec une nouvelle armée, la VIe qui se placera à. la gauche l'armée anglaise. Mais n'avez-vous pas reçu directive du 25 ?

 

Le maréchal se tourne alors vers son chef état-major, qui dit avoir reçu en effet le document en question.

 

La scène se passe de commentaire.

 

Le maréchal French reprend la parole et dit au général Joffre :

 

Mon général, vous déjeunez avec moi !

 

Le général Joffre accepte.

 

Le maréchal fait la même invitation aux généraux d'Amade, Hély d'Oissel et moi; je m'excuse, en alléguant que ma présence est indispensable, à mon Q. G.

 

Le maréchal French est manifestement de mauvaise humeur, et cela s'explique. Le gouvernement britannique voulait primitivement que son armée se réunît auprès d'Amiens; sur nos instances, appuyées, il faut le dire, par le maréchal, il avait consenti à ce que la réunion s'effectuât plus en avant, dans la zone le Cateau-Cambrai. Le général Joffre pensait que les Anglais seraient là dans un secteur tranquille, où ils pourraient en toute sécurité se rassembler, puis entamer leurs premières opérations, car, à son avis, le mouvement offensif allemand ne s'étendrait pas au delà de la Meuse en aval de Mézières, si bien que sur la rive gauche du fleuve, on aurait tout plus à craindre un raid de cavalerie appuyée par quelque soutien d'infanterie. Or, on le sait, hélas ! les événements avaient pris de suite une tournure bien différente. L'armée britannique, portée sur Mons le 22 août, avait dû s'y mettre en bataille pour y ,recevoir l'attaque de forces allemandes plus que doubles, dont les premières étaient arrivées sur elle le 23 au soir. Toute la journée du 24, elle avait tenu bon, défendant son terrain pied à pied; mais, vivement pressée de front, en même temps qu'elle était menacé d'être débordée à gauche, elle avait rompu le combat le 25 au matin et s'était repliée sur la position Le Cateau-Cambrai.

 

Le maréchal French n'est pas content; il le sera moins encore un instant plus tard quand il apprendra que son armée, rejointe par les Allemands, est sérieusement engagée, et que sa gauche est en grand péril.

 

J'arrive à mon Q G. d e Vervins à 15 heures. On m'apprend ce qui s'est passé depuis le matin à l'armée anglaise. Si vite qu'elle ait marché le 25, elle n'a pas réussi à se dégager de l'étreinte des Allemands qui l'ont attaquée le 26 au matin. La droite (1er corps) a si bien tenu que les divisions Valabrègue, qui avaient pris leurs dispositions pour l'appuyer, n'ont pas eu à intervenir. La gauche (2e corps, 19e brigade et cavalerie Allemby, le gros en somme), a voulu faire tête près de Cambrai; assaillie de front et débordée sur sa gauche, elle n'a pu se dégager qu'à grand-peine après avoir subi des pertes cruelles; l'arrivée opportune du corps de cavalerie Sordet à sa gauche a facilité sa retraite. L'armée britannique se replie vers le sud, sa gauche allant sur Saint-Quentin) sa droite prenant par la vallée de l'Oise et collant ainsi à la gauche de la Ve armée. Cela était fatal dès l'instant où il ne nous avait pas été possible de constituer à la gauche de nos alliés un groupe de forces capable de contenir le mouvement débordant adverse.

 

Par contre, le général de Langle me fait savoir que son armée, repliée sur la Meuse, contient les corps allemands qui lui sont opposés, et que sa gauche, 9e division de cavalerie et 9e corps, va s'étendre au nord-ouest de Mézières pour se lier à ma droite.

 

On commence à posséder sur les Allemands qui opèrent à l'ouest de la Meuse des renseignements d'une précision relative.

 

Ils mettent en action trois armées :

 

Au centre, l'armée von Bülow, contre laquelle notre Ve armée a eu à combattre sur la Sambre les 21, 22 et 23 août;

 

A droite, l'armée von Kluck, qui opère contre lés Anglais;

 

A gauche, l'armée von Hausen qui, réunie initialement entre Marche et Dinant, a commencé à franchir la Meuse le 25 août et porté sa tête vers Rocroi.

 

On estime que von Kluck et von Bülow ont ensemble 9 à 10 corps, abstraction faite des groupes laissés en observation devant les Belges et devant Maubeuge; quant à l'armée d'Hausen, elle serait formée des trois corps saxons.

 

Von Kluck suit les Anglais sur les talons, sa droite débordant constamment leur gauche; l'armée von Bülow, dont les avant-gardes suivent, sans hâte, les arrière-gardes de notre Ve armée, semble glisser vers l'ouest pour rester liée à von Kluck et faire place, entre elle et les forêts de la rive gauche de la Meuse, à l'armée von Hausen.

 

Maubeuge est investie (par le 7e corps allemand de réserve et quelques autres fractions).

 

Il est évident que nos adversaires vont continuer sans arrêt leur manœuvre débordante en lui donnant plus de développement encore vers l'ouest.

 

J'estime qu'il importe de replier sans tarder la Ve armée derrière la ligne formée par l'Oise, de Guise au confluent du Thon, et par cette rivière, jusqu'à hauteur d'Aubenton.

 

Le gros serait groupé, le 27, sur un front d'une trentaine de kilomètres dans la région Origny-Sains-Vervins, suffisamment ouverte pour que notre artillerie soit à même d'y donner son rendement maximum. L'armée s'arrêterait là un ou deux jours, les 28 et 29, et y trouverait, peut-être l'occasion d'exécuter contre l'armée de Bülow quelque remise de main vigoureuse qui retarderait cette armée, et, par contrecoup, celle de von Kluck, dégageant ainsi momentanément les Anglais.

 

Elle pourrait tenter le coup sans risque majeur pourvu que les Anglais, soutenus sur leur gauche par les premiers éléments de l'armée Maunoury, ne se retirassent pas trop loin de Saint-Quentin, et que la gauche de l'armée de Langle pût contenir les Saxons d'Hausen.

 

Malheureusement, les nouvelles reçues dans là soirée du 26 et la matinée du 27 (recul des Anglais vers La Fère et resserrement de l'armée dé Langle vers l'est) me convaincront de la nécessité de continuer la retraite sur Laon sans désemparer, à moins d'un ordre exprès du G. Q. G.

 

27 AOUT. - Le Q.G. de l'armée est transféré à Marles.

 

Les ordres pour la continuation de la retraite sont préparés :

 

La Ve armée, le 28, reculerait jusqu'à la ligne Montcornet-Marles-Ribémont et passerait derrière la Serre le 29.

 

Le colonel (d'artillerie) Alexandre, officier de liaison du G. Q. G., arrive porteur d'une instruction modifiant la directive du 25 août dans les conditions convenues entre le général Joffre et moi à Saint-Quentin, la veille :

 

La Ve armée ira occuper la position La Fère- Laon-Craonne.

 

Un colonel du génie du G. Q. G., après entente avec moi, commencera la mise en état de défense de cette position avec, des travailleurs civils et des outils requis (Disposition inexécutable, ainsi que le prouvera l'expérience).

 

Le colonel Alexandre, qui s'entretient avec mon chef d'état-major, le général Hély d'Oissel, à quelques pas de moi, s'écrie à un moment donné . " Vous n'avez pas du tout compris les instructions du général Joffre. Il faut pas vous replier purement et simplement, mais rétrograder en combattant et contenir l'ennemi par de vigoureuses contre-attaques appuyées par beaucoup d'artillerie (Ce sont les prescriptions mêmes de la directive du 25 août), sinon vous n'aurez pas le temps de vous établir sur vos positions de Laon avant d'être attaqués. "

 

A cette sortie, le général Hély d'Oissel réplique que " par sa retraite rapide la Ve armée s'est dégagée et a gagné la temps nécessaire pour s'établir sur les positions prescrites.. "

 

Je m'étais déjà préoccupé des conditions dans lesquelles s'effectuerait le repli de la Ve armée, et il était convenu que les arrière-gardes des corps armée, s'il y avait lieu utiliseraient les coupures du terrain, comme elles l'avaient fait d'ailleurs depuis le 24, pour retarder les avant-gardes adverses. J'avais même envisagé l'espoir d'exécuter des retours offensifs partiels contre ces avant-gardes, si elles commettaient quelque imprudence, mais les commandants de corps d'armée interrogés par moi à ce sujet, et entre autres le général Franchet d'Esperey, un chef d'une énergie incontestable, avaient été unanimes à répondre :

 

" que s'il fallait, soit attendre de pied ferme, l'attaque des Allemands sur une position choisie soit revenir sur ses pas pour attaquer à fond, on trouverait les troupes prêtes à se conduire avec vigueur, mais que, vu l'état de fatigue et d'énervement où les avaient mises la bataille des 21, 22 et 23 août et la retraite prolongée du 24 au 27 elles ne se prêteraient pas volontiers à des retour offensifs partiels après lesquels il faudrait reprendre la retraite de plus belle. "

 

Le système des retours offensifs de grande envergure pratiqués au cours d'une longue retraite est d'une exécution très difficile et présente de grands aléas; il exige des troupes solides d'un moral très ferme. J'avais donc, décidé de recourir qu'en cas de nécessité absolue ou si quelque imprudence de l'adversaire me fournissent sait une occasion favorable.

 

Le dissentiment entre le G. Q. G. (le colonel Alexandre n'était que son porte-parole) et moi n'était pas aussi grand qu'il le paraissait au premier abord le G. Q. G. jugeait indispensable de retarder les Allemands; moi aussi; il estimait que le meilleur moyen était de contre-attaquer fréquemment les avant-gardes avec des arrière-gardes très renforcées en artillerie; moi, je ne voulais user de ce procédé que très exceptionnellement, le jugeant dangereux dans l'état de mes troupes, et pensant que le but serait atteint tout aussi bien et à moins de risques, grâce à la défense successive des coupures du terrain par nos arrière-gardes.

 

Le moment de prendre la contre-offensive devait, selon moi, être retardé jusqu'à ce que nous eussions atteint la position de Laon. Là, le terrain me paraissait favorable, et surtout j'espérais que l'on aurait le temps de rallier les Anglais et de renforcer l'armée Maunoury, de telle sorte que je ne fusse plus, exposé à voir mon aile gauche débordée subitement et aussitôt assaillie en flanc.

 

Le 27 août, la Ve armée est en marche avant le jour pour aller s'établir derrière l'Oise en amont de Guise et le Thon..

 

Les renseignements du général de Langle m'apprennent qu'il est contraint de resserrer sa gauche vers Mézières; les corps d'Hausen pourront donc déboucher librement au. sud de Rocroi, de telle sorte que la liaison entre la Ve armée et la IVe va devenir précaire.

 

Je prévois le cas où, avec ma droite, cavalerie Abonneau, division Boutegourd et majeure partie du 1er corps, je ferai un mouvement de ce côté pour dégager la gauche de la IVe armée. La certitude que l'entente la plus parfaite régnera entre le général de Langle et moi me fait envisager cette éventualité avec faveur.

 

Quant aux Anglais, ils vont poursuivre leur retraite pour gagner la partie de l'Oise comprise entre La Fère et Chauny où ils seront en place le 28, le corps de droite, le 1er, à La Fère.

 

Donc, la Ve armée, si elle reste le 28 dans la région Origny-Sains-Vervins, s'y trouvera découverte, verte, à droite. par le resserrement de la IVe armée vers l'est, et plus encore à gauche par la retraite précipitée des Anglais vers La Fère et Chauny : la continuation immédiate de son mouvement rétrograde vers Laon s'impose sans conteste.

 

Les ordres pour ramener l'armée sur la ligne , Montcornet-Marles-Ribémont, le 28, étaient prêts et les corps d'armée prévenus, lorsqu'une nouvelle apparition du colonel Alexandre coupe court à mes réflexions : le colonel m'apporte 1 ordre verbal (L'ordre verbal ! J'insiste. sur ce point.) " de prendre l'offensive à fond sur Saint-Quentin, et cela le plus tôt possible, sans m'occuper des Anglais. "

 

Cette offensive sur Saint-Quentin, vu la situation où se trouvait la Ve armée., était à coup sûr inattendue; elle me cause un vif émoi ainsi qu'à mon chef d'état-major et aux officiers de mon 3e bureau, lesquels d'ailleurs en acceptent l'idée avec enthousiasme.

 

Le commandant Schneider, chef du 3e bureau auquel incombait le soin d'étudier les conditions du mouvement, est entraîné, je ne sais comment dans une discussion avec le colonel Alexandre. Comme il dit, que le problème posé n'est pas commode, le colonel s'étonne :

 

Cependant, dit-il, rien n'est plus simple, vous faites face au nord, on vous invite à faire face à l'ouest pour attaquer sur Saint-Quentin. "

 

De la main, les cinq doigts écartés, il indique une première direction puis une seconde perpendiculaire à la première : on voit le geste !

 

Tant de désinvolture exaspère le commandant Schneider, un nerveux, auquel échappe cette sortie regrettable :

 

- Mon colonel, ne dites donc pas de bêtises !

 

Le colonel Alexandre, vexé, on le serait à moins, réplique, sur un ton très sec :

 

- Si vous ne voulez rien faire !

 

Cette inconvenance me jette hors de mes gonds, j'ai le grand tort d'exprimer vertement mon opinion sur la stratégie du G. Q. G.

 

J'ai noté l'incident parce que j'y vois le point de départ de la disgrâce qui m'atteindra quelques jours plus tard.

 

Le colonel Alexandre se tait et s'en va.

 

A ce moment, la Ve armée est engagée à plein dans une marche en retraite fort délicate; il est

impossible de rien changer aux mouvements en cours d'exécution, car les contrordres arriveraient trop tard aux chefs intéressés. A remarquer de plus que les troupes, mises en route avant le jour, seront si fatiguées quand elles atteindront les emplacements qui leur ont été assignés, qu'il ne sera pas permis de songer à les remettre en marché avant le lendemain, 28.

 

En conséquence, la Ve armée, le 27 au soir, sera déployée au large, face au nord-est, derrière l'Oise supérieure et le Thon :

 

Le gros, 1er, 10e, 3e et 18e corps (dans cet ordre de la droite à la gauche) entre Aubenton et Guise prolongé à droite par la division de réserve Boutegourd et la cavalerie Abonneau, celle-ci postée entre Rumigny et Rozoy-sur-Serre, et à gauche par les 2 divisions de réserve Valabrègue qui tiennent les passages de l'Oise à Guise et en aval.

 

Ces dispositions très étendues, face au nord-est sur une ligne de 55 kilomètres, avaient pour but comme je l'ai dit, de faire front aux attaques pouvant déboucher de la vaste région Landrecies Rocroi, et, d'autre part, de préparer la retrait l'armée vers la ligne La Fère-Laon-Neufchâtel : elles ne se prêtaient nullement à une offensive vers l'ouest, vers Saint-Quentin, qui est situé sur le prolongement même du front de l'armée et à 15 kilomètres de son extrême-gauche.

 

La situation de l'ennemi, m'apparaît comme est dit ci-après; il y a (abstraction faite des groupes de forces chargées d'observer les Belges sur Anvers et d'attaquer Maubeuge)

 

1° Une masse de 6 à 7 corps (armée von Kluck et droite de 1'armée von Bülow), qui pousse sa gauche sur les talons des Anglais vers Saint Quentin, tandis que sa droite s'étend à marches forcées vers l'ouest pour déborder à la fois l'armée britannique et les fractions française qui apparaissent à la gauche de celle-ci;

 

2° Une autre masse, forte de 3 à 4 corps (le gros de l'armée de von Bülow), qui me suit sans hâte depuis la bataille de Charleroi et porte ses têtes de colonnes sur la ligne Wassigny-Nouvion-La Capelle, à une demi-étape de l'Oise supérieure;

 

3° Enfin, une armée saxonne (von Hausen) comprenant 2 à 3 corps et qui a franchi la Meuse de Dinant à Fumay, le 25 août, et poussé ses avant-gardes à hauteur de Rocroi.

 

L'ordre d'attaquer sur Saint-Quentin m'a été donné sans indication précise sur le but à atteindre et l'action des armées voisines. On m'a seulement laissé à entendre que les Anglais, à ma gauche, sont comme inexistants, et prévenu que là IVe armée, à ma droite, ne s'étendrait pas au delà de Signy-l'Abbaye. De plus, le général Joffre a jugé inutile de me faire connaître sa manière de voir la situation des Allemands à l'ouest de la Meuse; j'ai les bulletins de renseignements du G. Q. G., et d'autre part les rapports de ma cavalerie, de mes aviateurs et de mon propre service d'espionnage, à moi de les interpréter; il semblerait qu'il importe peu que mes appréciations sur l'ennemi soient conformes ou non 'à celles du commandant en chef !

 

En me prescrivant d'attaquer sur Saint-Quentin, le général Joffre, je pense, a voulu contraindre les corps allemands qui défilent par cette ville la région à l'ouest, à marquer un temps d'arrêt assez prolongé pour permettre aux Anglais de se dégager et à l'armée Maunoury d'entrer en ligne. Pour obtenir ce résultat, il ne, suffirait pas d'une attaque partielle confiée à la fraction de la Ve armée, la plus à portée (les divisions Valabrègue et le gros du 18e corps), attaque qui pourrait à la rigueur avoir lieu le 28 dans l'après-midi; il faut une action en forces, à laquelle participe le gros de l'armée, et qui n'est exécutable que le 29.

 

Étant donnée la position de l'armée le 27 au soir, avant de la lancer sur Saint-Quentin, on doit la faire appuyer jusqu'à l'Oise en aval de Guise et la placer là face à l'ouest, face à son objectif. Ce mouvement préparatoire, qui comporte une assez longue marche de flanc, compliquée d'un changement de front à angle droit, est rendu très périlleux par la proximité de l'ennemi qui va entrer dans la région Wassigny-Nouvion-La Capelle; on doit donc l'exécuter avec d'autant plus de précaution que l'Oise, qui le couvre à courte distance du côté menacé, du côté du nord, n'est pas un véritable obstacle en amont de Guise, et que d'autre part, le resserrement de l'armée vers l'ouest accroîtra l'intervalle déjà trop grand qui le sépare de la IVe armée dont la gauche ne dépassera pas sensiblement Signy-l'Abbaye. Il est donc compréhensible que le mouvement préparatoire en question absorbe toute la journée du 28, de telle sorte que l'offensive proprement dite ne pourra déboucher de l'Oise en aval de Guise que le 29 au matin. Les circonstances sont pressantes assurément, mais il n'est pas possible de faire plus vite.

 

Le 28, la Ve armée se disposera de la manière suivante :

 

1° Le gros : 3e et 18e corps, renforcés chacun d'une division d'Afrique, en première ligne sur la partie de l'Oise comprise entre Origny et Moy, prolongé sur leur gauche par les 2 divisions Valabrègue (Ces dernières renforcées d'un régiment territorial d'infanterie, évacué je crois, de Saint-Quentin); le 1er corps en réserve au sud-ouest de Sains.

 

2° Le 10e corps, en flanc-garde face au nord, derrière l'Oise, en amont de Guise.

 

3° La cavalerie Abonneau et la division Boutegourd, sous les ordres du général Abonneau, entre Rumigny et Rozoy-sur-Serre, avec mission de couvrir les communications de l'armée contre les entreprises adverses partant de la région La Capelle-Chimay-Rocroi, et d'assurer, autant que possible, la liaison avec la gauche de la IVe armée.

 

Le 29, le 10e corps et le groupe Abonneau étant maintenus sur les mêmes emplacements, avec, les mêmes missions, le gros de l'armée, en marche dès l'aube, franchira l'Oise en aval de Guise et se portera sur Saint-Quentin, formé en échelon, l'aile gauche en avant, et prêt à attaquer l'ennemi partout où on le rencontrera.

 

La Ve armée va tenter une opération des plus hasardées, il est donc indispensable que le gros marche bien groupé, les corps en liaison parfaitement assurée tout disposés pour faire face à droite, lace au nord, le cas échéant.

 

28 août. - Pendant que la Ve armée, le 28, exécute son changement de front face à l'ouest en vue de son offensive sur Saint-Quentin, à gauche, les Anglais, continuant leur retraite vers le sud, se replient derrière la partie de l'Oise comprise entre La Fère (1er corps, sir Douglas Haig) et Chauny, à droite, la gauche de l'armée de Langle (9e corps et 9e division de cavalerie), resserrée dans la région de Signy-l'Abbaye-Launois, y livre aux Saxons d'Hausen un rude combat où l'avantage lui reste.

 

Dans la matinée, je reçois à Marles la visite du général Joffre qui me renouvelle l'ordre " de marcher sur Saint-Quentin et de pousser à fond sans m'inquiéter de- l'armée anglaise. "

 

Je lui rends compte des mouvements préparatoires en cours, puis je lui expose l'état de la, Ve armée, faisant ressortir la fatigue des troupes et l'énervement de certaines d'entre elles; j'ajoute que ma conviction est qu'une grande partie des corps allemands, auxquels j'ai eu affaire les 22 et 23 août sur la Sambre, m'ont suivi et se trouvent au nord de l'Oise supérieure dans la zone Wassigny-Nouvion-La Capelle, et que, par suite, il est probable que je serai attaqué dans mon flanc droit dès que je commencerai mon mouvement de l'Oise, aval de Guise, vers Saint-Quentin.

 

Le général entre soudain dans une violente colère et s'écrie :

 

- Vous voulez donc que je vous enlève le commandement de votre armée ? Il faut marcher sans discuter; le sort de la campagne est entre vos mains.

 

Cette sortie est d'autant moins explicable que la Ve armée est en plein mouvement pour remplir les intentions du commandant en chef : j'ai accepté la lourde tâche qu'il m'a confiée, et ne lui demande nullement de m'en libérer. Aussi bien serait-il trop tard.

 

Je réplique sur le ton qui convient que je ne veux point abandonner mon armée alors qu'elle va jouer une partie si périlleuse; que je crois de mon devoir de rendre compte au commandant en chef des incidents qui peuvent contrarier la manœuvre, et des causes de faiblesse qui atteignent mes troupes, afin qu'il ne risque point de se méprendre sur les difficultés de l'opération, et notamment sur l'impossibilité de la conduire avec toute la rapidité désirable. Je lui fais remarquer que les dispositions préparatoires en vue de l'attaque sur Saint-Quentin sont en voie d'exécution, et ajoute que je saurai déployer autant d'énergie que qui que ce soit pour remplir ma mission, y consacrant sans hésiter la presque totalité de mes forces, malgré les attaques qui pourraient venir du nord et de l'est.

 

Le général Joffre se calme, et me déclare que je m'exagère la force du groupe allemand qui est au nord de l'Oise, amont de Guise, et que le 10e corps suffira pour me couvrir de ce côté (Que le chef d'une petite unité, placé dans une situation critique essaye de sortir d'embarras par, une action où l'audace est poussée jusqu'à la témérité, qu'il écarte donc délibérément de son esprit toute préoccupation de risques à courir pour donner son maximum d'énergie, rien de mieux, car il ne compromet qu'une faible troupe, dont la destruction, même totale, n'aurait, jamais que des conséquences limitées. Mais il en va autrement pour le commandant d'une armée subordonnée nombreuse, qui représente une fraction importante de la puissance militaire de son pays, de telle sorte que sa perte constituerait un désastre irréparable. L'audace est assurément indispensable à ce commandant d'armée comme à tout chef militaire, grand ou petit, mais elle doit être tempérée par beaucoup de circonspection. En admettant qu'il n'ait pas à discuter l'opportunité de la mission qui lui est confiée, il a, par contre le devoir strict d'en signaler les périls à son commandant en chef, comme aussi d'en supputer exactement les risques afin de prévoir et de préparer les dispositions à prendre dans les diverses éventualités dangereuses.

Les officiers de l'entourage immédiat de Joffre (ses conseillers) sont des hommes intelligents et instruits, mais ils n'ont aucune expérience de la guerre, ne l'ayant jamais faite; ils affectent un calme parfait et affichent un optimisme extrême, mais au fond leur inquiétude est grande. Cet état d'esprit est cause qu'ils refusent d'entendre toute observation qui les contraindrait à se départir de leur sécurité apparente, et qu'ils n'admettent même pas que les commandants d'armée signalent les dangers ou les difficultés d'exécution que présentent les combinaisons stratégiques du G. Q. G. Cependant, quand viendront les revers, avant toute, enquête préalable, ils s'efforceront d'en rejeter la responsabilité sur les commandants d'armée, dont un seul sur sept, trouvera à peu près grâce à leurs yeux !)

 

Jusqu'ici, nous avons qu'un ordre verbal pour l'offensive sur Saint-Quentin; le général Hély d'Oissel présente un projet d'ordre écrit, que le commandant en chef signe sans observation.

 

En somme, j'envisage mon offensive sur Saint-Quentin comme une sorte de coup de boutoir après lequel je devrai reprendre ma retraite au plus vite pour me replacer à l'alignement des armées voisines : le général Joffre s'est abstenu de toute indication à ce sujet. L'ordre verbal, qui m'avait été transmis la veille par le colonel Alexandre, se réduisait " à la prescription d'attaquer sur Saint-Quentin sans m y occuper des Anglais ", et l'ordre écrit, visé ci-dessus, répétait purement et simplement cette prescription sans explication d'aucune sorte. Mais les paroles que vient de m'adresser le commandant en chef donneraient à penser qu'il voit la situation autrement que moi et qu'il attend, de plus grands résultats de l'opération dont il m'a chargé : en effet, il croit probablement que les armées de von Kluck et de von Bülow sont plus complètement engagées vers l'ouest que je ne le pense, puisqu'il n'hésite pas à affirmer " qu'un seul corps d'armée suffira à me couvrir à droite ", et il compte en outre que la surprise aidant, je pourrai remporter un succès décisifs puisqu'il dit " que le sort de la campagne est entre mes mains ".

 

Le commandant en chef reçoit ensuite en ma présence le général de Mas Latrie, commandant du 18e corps, et le général Hache, qui est désigné pour remplacer le général Sauret à la tète du 3e corps.

 

Le général de Mas Latrie venait signaler l'état de fatigue de ses troupes; il m'en avait entretenu quelques instants auparavant et je l'avais rabroué d'importance. Avant qu'il ait ouvert la bouche, le général Joffre lui déclare " qu'il faut marcher sans faire de manière et avec vigueur ". Tout interloqué, le général de Mas Latrie se borne à acquiescer " du bonnet ", et s'en va.

 

Le général Hache, introduit à son tour, déclare qu'il n'est pas prêt à prendre le commandement d'un corps d'armée dont il ne sait rien, au moment d'entreprendre une opération aussi difficile; il demande en conséquence à être renvoyé à sa division du 6e corps, avec laquelle il a livré en avant de Verdun de terribles combats dont il est sorti fatigué; le général Joffre l'adjure de ne pas se dérober au devoir qu'on lui assigne, si rude soit-il; le général Hache s'incline devant les exhortations du commandant en chef.

 

En somme, le général Joffre n'a formulé aucune objection au sujet des dispositions prises par moi; par conséquent, il ne doit pas compter que la Ve armée entreprenne son offensive vers Saint-Quentin avant le lendemain 29 août.

 

Cependant, au cours de l'après-midi, des officiers du G. Q. G. nous passent par téléphone l'invitation " de nous hâter ". Le capitaine de Galbert, communiquant avec le général Hély d'Oissel, lui dit " qu'il faut que nous attaquions de suite "; le général répond : " Nous attaquerons demain - dès l'aube; " Le capitaine de Galbert, répétant que " les circonstances exigent notre action immédiate ", le général réplique : " Certes, nous comprenons la nécessité d'attaquer le plus tôt possible, mais nous ne pouvons pas le faire avant demain ".

 

Impatienté, j'ordonne de refuser toute communication qui ne serait pas faite expressément au nom du commandant en chef, ou tout au moins du major général. Il faut qu'on soit très troublé au G. Q. G. pour nous importuner ainsi pour rien, car il n'est pas en notre pouvoir de presser notre mouvement davantage : on devrait le comprendre.

 

Le Q. G. de l'armée est transféré à Laon où il restera jusqu'au 31 août.

 

Les Anglais ont entièrement repassé l'Oise qu'ils bordent de La Fère à Chauny.

 

Le colonel Huguet, attaché militaire français auprès du maréchal French, m'envoie une note ainsi libellée :

 

" Le 2e corps anglais est hors d'état d'attaquer et même de se défendre; s'il était engagé sérieusement, ce serait la déroute; le 1er corps (Sir Douglas Haig) peut encore se défendre, mais non pas attaquer. "

 

Le lieutenant de réserve Heilbronner, maître des requêtes au Conseil d'État, qui assurait ma liaison avec le maréchal French, est de retour à Laon un peu après midi. Il me rend compte qu'il a traversé les cantonnements du 1er corps anglais, qui lui a paru en ordre; le général Haig, auquel il s'est présenté, l'a chargé de me dire :

 

" Que ses troupes sont parfaitement en état d'attaquer, et qu'il désire être en relation directe avec moi et opérer de concert avec la Ve armée ".

 

Une telle proposition, en une pareille circonstance, me cause, on le croira sans peine, une vive satisfaction.

 

Je remanie les ordres préparés pour le 29 et y intercale-la disposition ci-après :

 

" Le 1er corps anglais, débouchant de la ligne des forts nord de La Fère, à 5 heures, marchera vers la partie sud de Saint-Quentin, sa droite suivant la grand-route de La Fère à Saint-Quentin. "

 

A 16 heures un officier de l'état-major du 1er corps anglais se présente et me, dit que le général Haig accepte les dispositions arrêtées par moi, mais que l'heure prescrite, 5 heures, est trop matinale. Après une courte discussion, il accepte 9 heures.

 

A 22 heures, le général Haig me téléphone " qu'à l'heure convenue 9 heures, il aura seulement de la cavalerie et de l'artillerie sur la ligne des forts nord de La Fère mais, que son infanterie ne pourra déboucher qu'à midi ". Je lui réponds que ce retard est sans gravité; que l'essentiel est qu'il débouche, à quelque heure que ce soit.

 

Vers 2 heures du matin, le 29, alors que les colonnes de la Ve armée seront sur le point de se mettre en mouvement, je recevrai du général Haig un nouveau message téléphoné disant " que le 1er corps anglais ne pourra pas participer à l'offensive sur Saint-Quentin comme il était convenu entre nous, le maréchal French ayant refusé d'y consentir, parce qu'il veut que corps, le 29 août, ait repos comme le reste de l'armée anglaise. "

 

Est-il étonnant que je témoigne quelque mauvaise humeur de ce lâchage ? (Bien entendu, je n'ai jamais songé à en rendre responsable le général Haig, vrai gentleman et excellent militaire.).

 

N'importe ! Je décide que les fractions disponibles des divisions Valabrègue se substitueront aux Anglais dans la mesure où elles en sont capables : elles auront simplement à flanquer à gauche le 18e corps; à cet effet, elles franchiront l'Oise aux ponts d'Hamégicourt et se porteront vers le front Urvillers-Essigny-le-Grand, couvrant la gauche du 18e corps qui marchera de Mézières par Itancourt sur Saint-Quentin.

 

Le groupe Valabrègue occupe la zone Renansart-Surfontaine-Nouvion et Catillon, où la plupart des troupes sont arrivées seulement à la nuit, et très fatiguées. Vu cette situation, et d'autre part l'heure tardive à laquelle les nouveaux ordres sont donnés, on conçoit que l'action du groupe, à l'ouest de l'Oise, ne pourra pas se développer aussi promptement qu'il serait désirable. Le colonel Desvallières, chef d'état-major du général Valabrègue, m'adjure de ne pas trop compter sur les troupes de ce dernier, très fatiguées, et dont, certaines ne méritent qu'une confiance limitée. Cette appréciation ne me surprend pas.

 

Il est fou de se faire volontairement illusion sur ce qu'on est en droit d'attendre de ces troupes, et aussi sur les difficultés d'exécution auxquelles on va se heurter. Nos " jeunes écoles " sont d'un avis contraire. D'après eux, le chef, qui se met à supputer les risques qu'il court, est incapable de déployer, la résolution et la vigueur sans lesquelles il n'y a pas de succès à espérer à la guerre. Comment des gens intelligents et instruits peuvent-ils se laisser prendre à de tels paradoxes ? Seul est capable de mener à bien une opération militaire importante, celui-là qui en a froidement envisagé les difficultés et combiné comment il arrivera à les surmonter.

 

La marche de flanc de la Ve armée s'est effectuée avec assez de bonheur, quoique marquée par divers incidents dont je citerai seulement le suivant, le principal.

 

Le général Valabrègue, conformément à l'ordre de l'armée, avait laissé un détachement (2 à 4 bataillons) en flanc-garde sur les hauteurs au sud de Guise; les postes avancés qui tenaient la ville l'avaient évacuée un peu précipitamment, paraît-il, à l'approche d'une forte avant-garde allemande de toutes armes. L'ennemi, maître de Guise, ayant tenté d'escalader les hauteurs au sud, il en était résulté un vif émoi parmi les diverses fractions de nos troupes qui défilaient à portée, et notamment dans la division Exelmans du 18e corps.

 

Cette division, entre 11 heures et midi, s'était arrêtée et déployée; les Allemands ayant été refoulés sur Guise, et le 3e corps étant arrivé sur ces entrefaites, la division s'est remise en marche, mais si tard, vers 17 heures, qu'elle ne peut atteindre ses cantonnements qu'à une heure avancée de la nuit (Il était fâcheux que la division Excelmans se fût arrêtée à hauteur de Guise, mais je me garde bien de blâmer son chef, vu que je n'ai pas les éléments d'appréciation nécessaires pour formuler un jugement en connaissance de cause.

Je suis même tenté de croire que le général Excelmans s'est conduit comme l'exigeaient les circonstances.).

 

Dans cette journée du 28 août, les Allemands, devant moi, ont fait occuper la région Wassigny-Nouvion et porté leurs détachements avancés sur l'Oise à Guise et Etreaupont; des colonnes de toutes armes (plus d'une division au total) ont été vues par nos aviateurs, allant de la région à l'ouest de Wassigny vers Saint-Quentin; rien n'a été signalé entre la route de. La Capelle à Vervins et elle. de Chimay à Rumigny; enfin, des forces saxonnes nombreuses sont aux prises à l'ouest de Mézières contre la gauche de notre 4e armée.

 

Ces renseignements et ceux que je possédais déjà m'ont donné la conviction que l'aile droite allemande poursuit sa manœuvre débordante à l'ouest de la Meuse dans les conditions suivantes :

 

La droite (armée von Kluck et droite de l'armée de von Bülow) a, comme je l'ai dit plus haut, poussé sa gauche sur Saint-Quentin, tandis que sa droite, avançant à marches forcées, s'étend vers l'ouest pour déborder à la fois les Anglais et les fractions françaises qui arrivent à la gauche ces derniers;

 

Le centre (gros de l'armée von Bülow) est venu dans la région Wassigny-Nouvion;

 

La gauche (armée von Hausen), qui est forte de 2 à 3 corps, après avoir franchi la Meuse de Dinant à Fumay, s'est laissée attirer vers le sud par la gauche de la 4e armée, de telle sorte qu'un grand trou s'est produit entre elle et centre.

 

Que fera l'aile droite adverse le 29 août ?

 

Il est probable que la droite et le centre continueront leur manœuvre comme ils l'ont commencée, et je veux espérer que la gauche restera dans le voisinage de Mézières.

 

Ceci étant, il y a chance pour que mon offensive sur Saint-Quentin surprenne les Allemands et me permette de remporter sur ce point un succès marqué; malheureusement, vu la présence de forces ennemies, encore nombreuses, 2 à 3 corps, dans la région de Wassigny-Nouvion, je dois craindre d'être assailli violemment dans mon flanc droit, juste au moment où je me porterai avec le gros de mon armée, de l'Oise en aval Guise vers Saint-Quentin. Si le 10e corps, placé en flanc-garde de ce côté, ne peut contenir l'attaque à lui tout seul je pourrai assurément me porter promptement à son secours, avec la droite du 3e corps et mon corps de réserve, le 1er; mais, malgré tout, mon opération en sera profondément troublée et retardée.

 

Tel est mon. état d'esprit le 29 au matin lorsque la bataille de Guise-Saint-Quentin.

 

M'accusera-t-on de pessimisme, comme l'a fait général Joffre ? Je vois clair et voilà tout.

 

Néanmoins je devine les raisons majeures qui ont décidé la commandant en chef à me prescrire l'attaque sur Saint-Quentin et suis prêt à y apporter la résolution nécessaire.

 

 

29 AOUT, BATAILLE DE GUISE.

 

Le 29 août, les Anglais demeurent au repos sur la ligne La Fère-Noyon; la gauche de l'armée de Langle continue à contenir les Saxons dans la région de Signy-l'Abbaye-Launois, mais prend ses dispositions pour faire sa retraite vers Rethel (Je n'aurai ces renseignements sur la gauche de l'armée de Langle que le soir très tard.), car elle a sur les bras des forces supérieures.

 

Dès 9 heures, le général Joffre est à Laon dans le bureau où je me tiens avec le général Hély d'Oissel.(La veille 28 l'irritation des familiers du général Joffre contre moi avait été portée à son comble; devant les objurgations réitérées de ces hommes, le général avait décidé de m'enlever mon commandement. En arrivant à Laon, le 29, à 9 heures, il hésita à donner suite à sa résolution et finalement y renonça après qu'il m'eut vu. J'ai plus loin raconté l'incident en détail voir le chapitre IX).)

 

Les troupes du gros de la Ve armée, à la pointe du jour, ont commencé à franchir l'Oise en amont, et en aval d'Origny. Mais, vers 9 heures, un télé gramme du général Defforges m'apprend que 10e corps, en train de s'établir en flanc-garde derrière l'Oise en amont de Guise, a été attaqué par des forces adverses nombreuses débouchant du front Guise-Englaucourt; que sa gauche tient, mais que sa droite cède du terrain; le général ne cache pas ses inquiétudes.

 

L'événement ne me surprend pas, je le prévoyais. J'estime, qu'avant de poursuivre l'attaque sur Saint-Quentin, il faut aller au secours du 10e corps et refouler derrière l'Oise le groupe allemand qui débouche du nord. Le général Joffre, auquel je soumets cette opinion, ne dit mot; il se borne à un signe de tête que j'interprète comme un acquiescement. Je dicte devant lui l'ordre suivant (en substance) :

 

Le 18e corps et les divisions Valabrègue continueront sur Saint-Quentin, agissant jusqu'à nouvel ordre avec toute la circonspection nécessaire pour ne pas se trouver engagés à fond contre des forces supérieures;

 

Le 3e corps, maintenant son avant-garde à l'ouest de l'Oise pour assurer son débouché éventuel et sa liaison avec le 18e corps, fera face au nord et attaquera sur Guise et à l'ouest par la rive gauche;

Le 10e corps attaquera à la droite du 3e;

 

Le 1er corps, faisant face au nord dans la région de Sains, soutiendra le 10e corps partout où il sera nécessaire;

 

Le groupe Abonneau restera dans la région de Rumigny avec la même mission que précédemment.

 

On ne perdra pas de vue que l'objectif principal de la Ve armée est d'attaquer sur Saint-Quentin; le mouvement interrompu sera repris dès que l'ennemi, qui agit contre le 10e corps, aura été rejeté derrière l'Oise. "

 

Un peu plus tard arrive un nouveau message du général Defforges, disant qu'il est attaqué par des forces très nombreuses et que ses troupes ont reculé sur tout le front, abandonnant à l'ennemi les hauteurs au sud de l'Oise.

 

La Ve armée, qui s'était ébranlée sur Saint-Quentin, est surprise en flagrant délit de manœuvre et attaquée dans son flanc droit : situation fort difficile, on le reconnaîtra.

 

Je pense que les Allemands mettent en action e ce côté probablement 3 corps d'armée. Il n'est pas permis d'attendre qu'on soit renseigné sur ce point : on doit prendre un parti sans retard. Ma conclusion est qu'il ne faut plus se préoccuper de offensive sur Saint-Quentin afin de pouvoir agir sans arrière-pensée avec le gros de mes forces contre le groupe allemand qui a débouché aux environs de Guise, et le rejeter au nord de l'Oise dans un tel état qu'on n'ait plus à s'en inquiéter de quelque temps. Cette opinion, communiquée au général Joffre, ne le fait pas sortir de son mutisme.

 

Je lance un nouvel ordre complétant celui reproduit plus haut

 

Vu la force du groupe allemand qui débouche à Guise et à l'est, il n'y a plus à se préoccuper de la reprise de l'attaque sur Saint-Quentin, en ne doit songer qu'à battre le groupe en question et à le détruire, ou tout au moins à le refouler entièrement au nord de l'Oise.

 

Le 18e corps et les divisions Valabrègue masqueront Saint-Quentin pendant que le gros de l'armée attaquera à fond vers le nord.

 

Le général Abonneau, laissant à un détachement mixte le soin de surveiller la région entre la Ve armée et 1a gauche de la IVe se portera sur Vervins avec le gros de ses troupes (division de cavalerie et division Boutegourd) et s'efforcera d'agir dans le flanc de l'aile gauche ennemi qui a franchi l'Oise à l'ouest de la route de Vervins à La Capelle.

 

Cette dernière disposition est téméraire, mais j'ai le sentiment que, pour prendre promptement l'avantage au point où j'attaque, il me faut un supériorité de moyens marquée, d'où l'obligation de faire flèche de tout bois sans souci des risques à courir sur les points que je dégarnis.

 

Il n'est pas permis de supposer que le général Joffre, quand il a ordonné à la Ve armée d'attaquer sur Saint-Quentin, ne se doutait pas du danger auquel il l'exposait; si donc il a passé outre, c'est qu'il ne voyait pas d'autre moyen moins risqué de préserver le pays d'un péril mortel. Et cependant, lorsque, sous la pression d'une éventualité qui était à prévoir, j'arrête mon mouvement sur Saint-Quentin pour livrer bataille face au nord, il ne trouve pas un mot à dire contre une décision qui déconcerte si complètement ses desseins !

 

J'affirme sur l'honneur que le commandant en chef, durant les 3 heures qu'il est resté à Laon avec moi, dans cette matinée du 29 août 1914, n'a pas prononcé une parole qui eut trait aux opérations.

 

Le général Hély d'Oissel, qui ne m'a pas quitté une minute, pourra en témoigner.

 

Quelques instants plus Lard, vers midi, le général Joffre me quitte pour se rendre auprès du maréchal French.

 

Le gros de la Ve armée, 3e, 10e et 1er corps, et groupe Abonneau, prend l'avantage sur les Allemands et les refoule jusqu'à la crête au sud de l'Oise; on a identifié de ce côté le 10e corps allemand et la garde avec des fractions d'ersatz.

 

Par contre, à notre gauche entre, l'Oise et Saint Quentin, la situation a pris une tournure défavorable. Les divisions de réserve Valabrègue (Perruchon et Legros) ont occupé Urviller, mais, contre-attaquées, elles ont reculé jusque derrière l'Oise. Le 18e corps, dont les détachements avancés avaient poussé jusqu'aux abords immédiats de Saint-Quentin, s'est donc trouvé découvert à gauche; la général de Mas Latrie a jugé prudent de rétrograder vers l'Oise et de prendre ses me sures pour repasser la rivière au premier moment; disons tout de suite, pour ne plus y revenir, qu'il effectuera ce nouveau repli dans la soirée

 

Les quelques escadrons maintenus dans la région de Rumigny n'ont pas été inquiétés, fort heureusement.

 

Quand le soir est arrivé, je sais que la gauche de la IVe armée (9e division de cavalerie et 9e corps) a bien pu contenir les Saxons dans région de Signy-l'Abbaye-Launois (Il n'est que juste de rendre ici hommage au général Dubois, qui commandait le 9e corps.), mais qu'il faut s'attendre à ce que les nôtres rétrogradent vers Rethel d'un moment à l'autre; il est probable même que leur mouvement de retraite soit commencé.

 

D'autre part, j'ai été avisé que les Anglais, le 30, reculèrent jusqu'à la Lette (probablement l'Ailette), et, le 31, derrière l'Aisne, leur droite allant à Soissons.

 

La situation de la Ve armée va devenir plus périlleuse de minute en minute. Si elle reste 1e 30 août dans la région Vervins-Guise-Ribémont elle s'y trouvera découverte, à gauche, par suite du recul prolongé des Anglais, et à droite par le repli vers Rethel de la IVe armée, dont elle est déjà séparée par un trou de 30 kilomètres que surveillent seulement quelques escadrons : elle devrait donc faire face à la fois au nord, à l'ouest et à l'est.

 

Néanmoins, il ne m'est pas permis d'hésiter. Placé là pour remplir une mission de salut public, je dois y demeurer, au risque de périr, tant qu'un ordre du commandant en chef ne me prescrira pas de me dérober. D'ailleurs, avant de songer à la retraite, je dois compléter les avantages conquis sur le groupe allemand du nord (gauche de von Bülow) en le contraignant au moins à repasser entièrement l'Oise pendant ce temps, ma propre gauche contiendra sur l'Oise en aval de Guise les forces adverses qui viennent de Saint-Quentin.

 

Les ordres pour le 30 août sont donnés en conséquence.

 

Ceci fait, je téléphone moi-même au G. Q. G. et demande à communiquer avec le général Joffre. Le général Belin, venu à l'appareil, me dit que le commandant en chef est absent et ne rentrera que tard. La conversation suivante s'engage :

 

Moi. - La Ve armée doit-elle s'attarder dans la région Guise-Saint-Quentin, au risque de se faire prendre ?

 

LE GÉNÉRAL BELIN. - Comment, faire prendre votre armée ? Ce serait absurde !

 

Moi. - Vous ne me comprenez pas; j'opère ici par ordre exprès du commandant en chef, pour y remplir, m'a-t-il dit, une mission de salut public. Les événements survenus depuis 24 heures sont-ils tels que je doive poursuivre l'opération qui m'a été prescrite malgré les risques grandissants que je cours; je ne puis prendre sur moi de me retirer vers Laon, c'est au commandant en chef à me donner l'ordre de faire retraite.

 

LE GENERAL BELIN. - Je n'ai pas qualité pour parler en son nom dans cette circonstance; je lui rendrai compte dès son retour.

 

Moi. - Entendu donc : je resterai pour reprendre, si possible, mon attaque sur Saint-Quentin, à moins que le commandant en chef ne m'ordonne de faire retraite.

 

L'ordre de retraiter sur Laon m'est, paraît-il adressé par le G.Q.G. à 23 heures, mais je ne le recevrai pas. Je n'en aurai connaissance que le lendemain 30 août, vers 8 heures, par un message téléphonique de confirmation. On est stupéfait de constater qu'un ordre de cette importance ait pu s'égarer.

 

D'ailleurs, ce retard n'avait aucune conséquence, puisque l'armée, dans la matinée du 30, devait poursuivre l'attaque commencée la veille à l'est de Guise.

 

30 AOUT (MATINÉE), BATAILLE DE GUISE (Suite)

 

Le 30août , au matin, les Allemands refusent l'attaque au sud de l'Oise et repassent la rivière. Malgré les rapports enthousiastes de mes officiers de liaison, je ne me trompe pas sur la portée du succès que les miens ont emporté à Guise. Les corps allemands qu'ils ont eu à combattre ont été malmenés, mais n'ont pas été dissociés, et si je reprenais mon mouvement sur Saint-Quentin, avec le gros de mes forces, il est certain qu'ils reviendraient à la charge contre mon flanc droit, probablement avec des renforts plus ou moins importants.

 

Une fois de plus, j'avais eu l'occasion de constater que les Allemands se conduisaient tout autrement que ne l'avaient prévu "Nos bouillants Achilles". Ils s'étaient bien gardés de poursuivre leur mouvement offensif contre les forces supérieures que je jetais sur eux, ce qui les eût exposés à une destruction totale, et mis en péril par voie de conséquence l'armée de von Kluck, contre laquelle j'aurais pu alors me retourner en toute tranquillité : Ils avaient pris d'abord une attitude défensive, puis repassé l'Oise.

 

C'est ainsi d'ailleurs qu'ils avaient agi depuis le début de la campagne sur tout le théâtre d'opération, usant habilement de la défensive et du combat en retraite tout autant que de l'offensive, montrant en somme une audace alliée à une grande prudence, ce qui est le summum de l'art.

 

Aussitôt informé que les Allemands à Guise et à l'est ont repassé l'Oise, et mis enfin en possession de l'ordre de retraite du général Joffre (Non pas l'ordre lui-même, qui ne m'est jamais parvenu mais seulement sa confirmation téléphonique), je prescris que l'armée, malgré la fatigue des troupes, gagnera le jour même les hauteurs situées au nord de la ligne formée par la Serre inférieure et la Souche, afin de pouvoir, le 31, se replier entièrement derrière cette ligne.

 

Les Anglais étant partis le matin sans même laisser personne à la Fère, Coudren et Chauny j'y avais fait aussitôt transporter par chemin de fer un régiment actif, le 148e de la brigade Mangin. Puis J'avais rattaché le régiment au groupe des divisions de réserve Valabrègue, auquel incombait la défense de la rivière à la gauche du 18e corps. Le groupe Valabrègue se conformera au mouvement de retraite de la Ve armée et ira occuper la partie nord de la forêt de Saint-Gobain, dans la région Saint-Gobain-Fressancourt, laissant une arrière-garde au sud de La Fère, pour soutenir éventuellement le 148e maintenu à la garde des ponts de l'Oise précités.

 

La gauche de l'armée de Langle, qui s'est repliée sur Rethel, tient les hauteurs au Nord.

 

Le 1er corps, qui était primitivement à la droite de l'armée, s'étant introduit entre les 10e et 3e corps pendant la bataille du 29, les corps de la Ve armée sont disposés comme il suit de la droite à la gauche :

 

1° Division de cavalerie Abonneau et division de réserve Boutegourd;

 

2°10e, 1er, 3e et 18e corps;

 

3° Deux divisions de réserve du général Valabrègue.

 

J'eusse vivement désiré faire permuter au moins le 18e corps et les divisions Valabrègue, si peu sûres, mais cela était impossible pour le moment; l'opération ne pourra s'effectuer que le 3 septembre, derrière la Marne.

 

Bien entendu, vu le recul des Anglais et de l'armée Maunoury qui n'est pas complètement réunie, tant s'en faut, il n'est plus question de s'arrêter à Laon; la retraite devra être poursuivie beaucoup plus loin. Nous espérons faire tête au moins à la Marne : on sait que cet espoir sera déçu et qu'il nous faudra reculer presque jusqu'à la Seine.

 

 

CHAPITRE VIII

 

DU 30 AOUT AU 3 SEPTEMBRE

 

Observation.- L'ordre de bataille de la Ve armée a subi des modifications notables depuis le début des opérations 1er corps, placé à l'aile gauche lors de la concentration, et qui s'était trouvé à l'aile droite pendant la bataille de Charleroi, s'est intercalé au centre entre les 3e et 10e corps, au cours du combat du 29.

 

La division de réserve Boutegourd (Qu'on n'oublie pas que la division de réserve Boutegourd et les deux divisions d'Afrique sont des unités autonomes ayant leurs trains, parcs et convois particuliers, dont, elles doivent se faire suivre dans toutes leurs mutations.), venue du groupe Valabrègue, et attribuée au 1er corps, étant restée à l'aile droite, doit être rattachée au 10e corps.

 

Les divisions d'Afrique Muteau et Comby, qui avaient été incorporées, la première au 3e corps et seconde au 10e, sont passées, la première au 18e corps et la seconde au 3e.

 

L'homme le moins averti des conditions de la guerre de masses actuelle comprendra quels immenses inconvénients présentent de tels changements dans l'ordre de bataille opérés à l'improviste sous la pression des circonstances.

 

Malgré la victoire de Guise, l'état de la Ve armée n'est pas très satisfaisant : certes le moral reste bon, mais les troupes sont fatiguées, et leurs cadres, du moins ceux de l'infanterie, très incomplets; dans quelques groupes d'impédimenta, il règne un certain désordre. Il serait donc plus que jamais nécessaire d'arrêter l'armée, un et même deux jours, pour faire reposer hommes et chevaux, combler autant que possible les vides existants dans les cadres, rétablir la régularité des distributions et remettre en bon ordre les trains, parcs et convois.

 

Malheureusement, pendant que la Ve armée s'attardait durant trois jours aux environs de guise pour y livrer bataille, elle a été découverte, à droite, par l'armée de Langle, dont la gauche s'est retirée sur Rethel suivie par les Saxons d'Hausen, et, à gauche par l'armée britannique qui s'est repliée d'une traite jusque derrière la Lette (probablement l'Ailette) et doit, le 31, se retirer derrière l'Aisne à Soissons et en aval. Pour ne pas courir le risque d'être coupée, la Ve armée doit rétrograder sur l'heure en toute hâte.

 

30 août après-midi. LA RETRAITE. - Le 30 août, après-midi, le 18e corps, à la disposition duquel j'ai mis l'artillerie lourde, occupe les hauteurs de Renansart entre la Serre inférieure et l'Oise, en amont du confluent de la Serre, hauteurs qui constituent des positions très fortes, car notre artillerie peut y jouer à plein avec avantage. Des forces, allemandes assez faibles (à mon estime, moins d un corps d'armée), venues de la région de Saint-Quentin, menacent l'Oise, de Ribémont à Moy; du côté da nord, l'ennemi ne montre que des pointes de cavalerie, escortées,. comme toujours, d'artillerie.

 

Le 18e corps, qui couvre à gauche le repli de l'armée, est dans une situation très favorable pour s'acquitter de sa mission. Cependant, le général de Mas Latrie m'adresse des rapports inquiétants :

 

L'ennemi aurait passé l'Oise devant lui et progresserait vers les hauteurs de Renansart, de telle sorte que le 18e corps serait bientôt contraint d'appuyer sur Ribécourt et Nouvion-l'Abbesse.

 

En appuyant ainsi vers l'est, le 18e corps se jetterait sur la gauche du 3e; le mouvement de repli derrière la Serre déjà si difficile le serait rendu plus encore. Ordre est donné au 18e corps de conserver les hauteurs coûte que coûte, et au 3e de le soutenir s'il y a lieu.

 

Mes admonestations restent. sans effet : le 18e corps abandonne la position de Renansart, si importante pour nous; des fractions nombreuses vont se jeter près de Richecourt, dans les bivouacs du 3e corps. La reprise de la marche au cours de la nuit sera très pénible pour les unités des deux corps d'armée entassés sur ce point.

 

Mon sentiment est que le 18e corps était parfaitement en état de contenir les Allemands, qui n'engageaient contre lui que des forces inférieures et n'ont progressé qu'autant qu'il a cédé du terrain devant leur canonnade. Le général de Mas Latrie s'était figuré avoir affaire à très forte partie; on saura plus tard qui avait raison, de lui ou de moi.

 

Sur le reste du front de l'armée, il ne s'est rien passé qui vaille d'être rapporté, en dehors des échanges habituels de coups de canon.

 

Nous n'avons pas été inquiétés à notre droite; par une heureuse chance, l'aile gauche de l'armée de Langle, repliée au nord de Rethel, a réussi à occuper et à contenir les Saxons malgré leur supériorité numérique.

 

Nous ne parlerons plus qu'incidemment des Anglais qui vont maintenir énergiquement l'avance de deux marches qu'ils ont prise sur la gauche de la Ve armée.

 

31 août. Le 31 août, l'armée, en marche avant le jour, se replie sans trop de peine dans la région au nord de Laon, entre les marais de Sissone et le saillant nord de la forêt de Saint-Gobain, que tiennent les divisions Valabrègue.

 

Dans la matinée, entre 10 heures et 11 heures, je crois, on me communique un télégramme allemand transmis par télégraphie sans fil et surpris par le poste de la Tour Eiffel. Ce télégramme, adressé au général Marwitz, commandant du corps de cavalerie, est ainsi conçu (en substance) :

 

Franchissez l'Oise à Bailly (8kilomètres au sud de Noyon, en face de Ribécourt), et portez-vous sur Vauxaillon (sur le chemin de fer de Laon à Soissons, à mi-distance entre ces deux villes).

 

Donc je suis menacé de voir un corps de cavalerie adverse, qui dispose d'un fort soutien d'infanterie transportée en automobiles et d'une nombreuse artillerie, passer entre la Lette (probablement l'Ailette) et l'Aisne devant le nez des Anglais déjà repliés au sud de l'Aisne, et se jeter sur mes communications, en plein au milieu des impedimenta des services de l'avant et de l'arrière.

 

Les unités d'infanterie qui viennent d'arriver dans le voisinage de Laon après une dure marche forcée de nuit et de jour sont tellement fatiguées qu'il n'y en a aucune qui puisse être remise en mouvement sur le champ pour aller prendre position au nord de Soissons, entre Lette (probablement l'Ailette) et l'Aisne, afin d'y barrer la voie de la cavalerie allemande.

 

Je fais demander par téléphone au général Haig, qui est à Soissons, de maintenir au moins une arrière garde sur le plateau au nord; il me répond qu'il regrette de ne pouvoir me donner satisfaction, car le maréchal French lui a prescrit de replier toutes ses troupes le jour même sur la rive gauche de l'Aisne. Il ajoute que tout ce qu'il peut faire est de maintenir sur les crêtes immédiatement au nord de Soissons des grand-gardes qu'il devra retirer le lendemain à la pointe du jour, son corps d'armée devant continuer sa retraite vers Villers-Cotterêts.

 

La situation est angoissante.

 

Le colonel Daydrein, sous-chef d'état-major, me fait connaître qu'il y a à Laon sept trains de vivres vides avec lesquels il se fait fort d'enlever dans ses cantonnements une brigade d'Afrique commandée par le colonel Simon, et de l'amener avant 17 heures à portée des positions à occuper au sud de la Lette (probablement l'Ailette). Il n'y a pas d'autre solution pratique; j'approuve donc, malgré qu'il soit douteux pour moi que la brigade puisse être en place en temps voulu.

 

Les mesures complémentaires suivantes sont prescrites :

 

1° Le groupe Valabrègue gagnera le sud du massif forestier de Saint-Gobain, dans la région Quincy-Brancourt-Wassignicourt, pour tenir le couloir de la Lette (probablement l'Ailette), ses avant-postes sur la ligne Coucy-le-Château-Landricourt-Forêt de Mortier, en liaison à gauche avec la brigade Simon, à laquelle il fera passer un groupe d'artillerie escorté par de la cavalerie. (Les divisions Valabrègue n'atteindront pas leurs emplacements avant la tombée de la nuit.)

 

2° La division de cavalerie Abonneau, qui au sud-ouest de Montcornet, à l'extrême droite de l'armée, filera immédiatement vers Soissons pour se placer à la gauche et agir en liaison avec 1a brigade Simon (elle ne sera à destination que le lendemain, 1er septembre, dans la matinée).

 

3° Les corps d'armée- seront remis en route a milieu de la nuit et rétrograderont tout d'une traite jusque derrière l'Aisne en amont de Soissons.

 

4° Le groupe Valabrègue, auquel sera rattachée la brigade Simon, le moment venu, entre 23 heures et minuit, ira d'Anizy-le-Château par Condé-sur-Aisne occuper les hauteurs au sud d l'Aisne entre Soissons et Braîne.

 

Le Q. G. de l'armée est transféré à Craonne le jour même (31 août), dans la soirée.

 

La fortune nous favorise : le corps de cavalerie allemand, après avoir passé l'Oise à Bailly, au lieu d'aller droit sur Vauxaillon, ce qui lui était pourtant facile, car le plateau entre la Lette (probablement l'Ailette) et l'Aisne était libre, se laisse amuser par les Anglais établis sur l'Aisne et perd du temps à les reconnaître. Quand il arrive, le soir, peu avant la tombée de la nuit, à proximité de la voie ferrée de Laon à Soissons, la brigade Simon avec ses batteries est déjà en place. Comme l'obscurité vient, le corps allemand, très fatigué (Il vient de parcourir une étape de 40 kilomètres, alors qu'il était déjà très fatigué.), il faut le dire, laisse, des postes au contact des nôtres et se replie assez loin vers l'ouest pour trouver des cantonnements où alimenter et faire reposer en toute, tranquillité ses hommes et ses chevaux.

 

1er septembre - Du 1er au 5 septembre la Ve armée, pour échapper à l'étreinte de l'ennemi qui la déborde sur sa gauche, est obligée de retraiter jour et nuit pendant que ses arrière-gardes luttent du matin au soir contre les avant-gardes .allemandes.

 

Les difficultés de marche surpassent celles de la période précédente, déjà si grandes.

 

La chaleur reste accablante.

 

Le réseau routier se prête très mal au mouvement à exécuter. Les voies de communication, qui conduisent vers le sud, en partant de la région Marais de Sissonne-saillant nord de la Forêt de Saint-Gobain où se, trouve la Ve armée le 31 août au soir, convergent sur Laon, ce qui rend l'organisation de la retraite difficile. Le goulot de Laon franchi, on aborde une série de plateaux étroits, couverts de forêts, et séparés par des vallées profondes orientées de l'est à l'ouest; dans la traversée de ces vallées, les routes sont tracées en pentes très raides. Les itinéraires permettant d'aller vers le sud, en nombre restreint, font d'innombrables détours : une distance mesurée à vol d'oiseau correspond souvent à un parcours effectif double, d'autant plus fatigant qu'on y trouve à tout instant des montées et des descentes fort rudes.

 

Les émigrants civils sont moins nombreux, car ils ont pu s'écouler pendant les trois jours que l'armée est demeurée aux environs de Guise, mais il s'y mêle maintenant quantité de soldats qui ont abandonné leurs drapeaux, les uns se disant égarés, les autres déclarant qu'ils sont malades et incapables de suivre; ces fuyards (la plupart de ces hommes ne mérite pas d'autre nom) ont un aspect lamentable; déployant une ingéniosité rare pour éviter nos gendarmes, d'ailleurs surmenés, ils finissent, on ne sait comment, par prendre une avance de une à deux marches sur les colonnes de combat, malgré que celles-ci fournissent chaque jour une longue étape; formés en petits groupes, ils vivent de pillage et terrifient les populations par leurs récits mensongers. Des exécutions sommaires ne parviennent pas à remédier au mal parce que celui-ci avait pris trop d'extension avant qu'on se fût décidé à agir avec rigueur.

 

Les mouvements de l'armée s'effectuant en grande partie de nuit, à chaque instant des unités s'égarent et vont buter dans les unités voisines dont elles augmentent les embarras. Dans les groupes d'impedimenta, qui déjà n'étaient pas très en ordre au début de la retraite, la confusion s'accroît, d'autant que les états-majors, ne sachant plus trop où les prendre, sont dans l'impossibilité de régler leur marche avec quelque exactitude. Les arrêts fréquents de ces groupes entraînent ceux des colonnes de combat, de telle sorte que les troupes sans cesse retardées sont sur pied presque jour et nuit; privées de sommeil et de distributions régulières, elles supportent des fatigues qui semblent dépasser la limite des forces humaines.

 

Les hommes restés dans le rang (la très grande majorité en somme), arrivés au dernier degré de l'épuisement, continuent cependant à avancer avec une constance admirable; mais les attelages, surtout ceux des sections de munitions d'artillerie, perdent quantité d'animaux, de telle sorte qu'il faut abandonner des voitures et même quelques canons de 120 long qu'on ne pourra hisser en haut du plateau situé au sud de la Marne (Nous les retrouverons là où nous les avions laissés quand nous prononcerons notre retour offensif vers le nord.)

 

Je ne crois pas qu'il y ait eu jamais une armée qui ait subi une situation plus pénible que celle de la Ve armée dans la période du 30 août au 4 septembre.

 

Par un prodige étonnant, mes corps d'armée passent quand même et restent en état de combattre, comme ils le prouveront le 6 septembre où ils feront demi-tour au premier ordre et prendront une vigoureuse offensive.

 

Dans les pages qui suivent, je ne reviendrai, pas sur les détails douloureux que je viens d'exposer; que le lecteur veuille donc retenir dans quelles conditions atroces la Ve armée a effectué sa retraite de l'Oise supérieure jusque derrière le Grand-Morin, pendant la période du 30 août au 5 septembre inclus, sur une distance de 140 kilomètres mesurée à vol d'oiseau et correspondant à un parcours effectif d'environ 200 kilomètres.

 

Qu'on ne s'y trompe pas d'ailleurs, le moral nos troupes reste bon et permet par suite d'espérer un retour de fortune.

 

Dans les premières rencontres, à de rares exceptions près, les troupes ont héroïquement consenti les sacrifices sanglants qu'exige la victoire, pourtant tous leurs efforts ont abouti à des échec. Du coup, elles ont été déconcertées et ont perdu confiance dans les procédés de combat qu'on leur avait enseignés; elles ont appris à leurs dépens combien sont risquées et inefficaces ces offensives rapides et violentes par lesquelles on prétendait sur prendre l'ennemi et en triompher plus aisément; ces offensives, bonnes à coup sûr contre des bandes braves, mais sans discipline et mal armées, des Arabes, des Chinois, des Nègres, etc., ne sont pas de mise avec un adversaire aussi solide et puissamment armé que l'Allemand. Avec un tel adversaire, il convient évidemment d'agir sans hâte, avec prudence et méthode, afin de pouvoir combiner ses dispositions à la demande des circonstances d'ennemi et de terrain aussi étroitement que l'exigent les armes actuelles; afin de pouvoir concerter de la façon la plus complète l'action des différentes armes, et surtout de l'infanterie et de l'artillerie. Assurément, nos gens sentent qu'il faut modifier radicalement leur manière de combattre ; mais, en dépit de leur fatigue et de leur désillusion, ils sont prêts à retourner à la bataille et à s'y comporter bravement.

 

Chefs et soldats ont compris que cette guerre est pour le Germain une guerre d'extermination ,sans merci, et qu'il faut lutter jusqu'au bout sans défaillir sous peine d'être saigné à blanc et réduit ,en esclavage pour plusieurs siècles. Ils ont puisé dans l'énergie du désespoir la force d'âme nécessaire pour faire tête au vainqueur à la première occasion favorable.

 

Celle-ci va venir.

 

L'Allemand, dans l'orgueil d'un triomphe inouï s'est figuré qu'il avait définitivement enchaîné la victoire à ses drapeaux; cette erreur psychologique, à ce moment même, l'entraîne à des actes de témérité qui vont causer sa perte.

 

 

Le 1er septembre au matin, le corps de cavalerie allemande revient vers l'Est; mais des troupes anglaises lui ayant été signalées aux abords nord de Soissons, il fixe son attention de ce côté.

 

Les Anglais, a-t-il été dit, devaient dès la pointe du jour retirer leurs grand-gardes, et filer sur Villers-Cotterêts; en fait, ils sont restés à Soissons plus longtemps qu'ils ne l'avaient prévu, et nous ont ainsi prêté une aide, peut-être involontaire, mais, très précieuse. (De mauvaises langues ont prétendu que le 1er corps anglais n'avait pu rompre de Soissons à l'aube le 1er septembre parce que les routes étaient encombrées par ses convois. Je ne me per mettrais pas d'accorder créance à ce potin, quoique les colonnes anglaises fussent alors encombrées d'impedimenta immenses.)

 

La rapidité de notre marche nous ayant permis de devancer les avant-gardes allemandes, le repliement de la Ve armée, derrière l'Aisne, s'est effectué à la faveur de la nuit sans incident, sauf, aux divisions Valabrègue où s'est produit un fait regrettable : un officier d'état-major, envoyé en automobile la veille au soir pour porter au 148e son ordre- de retraite, n'est point arrivé à destination . Il en est résulté que le 148e est resté sur ses emplacements de Coucy-le-Château pendant une grande partie de la matinée du 1er septembre. Quand il s'est mis en marche, il a trouvé les routes coupées; la moitié a pu s'échapper après bien des péripéties, l'autre moitié est tombée entre les mains de l'ennemi (On avait raconté que l'officier d'état-major en question, tombé chemin faisant dans une embuscade de cavalerie allemande avait été passé par les armes et tué avec tous ses gens ; d'après une autre version, sa mort serait imputable à un poste français sur lequel il aurait donné à l'improviste.), ou est restée dispersée dans les bois.

 

Le Q. G. de la Ve armée est transféré de Craonne à Jonchery-sur-Vesle.

 

L'aile gauche de la IVe armée forme désormais un groupement spécial, placé sous les ordres du général Foch et qui prend la dénomination de IXe armée (La IXe armée n'est donc pas une armée nouvelle de renfort, comme semblent le croire de nombreux écrivains). La Ve armée entrera en liaison intime avec ce groupe, le 2 septembre, aux abords de Reims.

 

Un ordre du G. Q. G., daté du 1er septembre, prescrit la formation d'un corps de cavalerie que commandera le général Conneau et qui se placera à la gauche de la Ve armée pour assurer sa liaison avec les Anglais.

 

Ce corps se composera des éléments suivants :

 

1° La 8e D. C. prise en Alsace où elle a laissé sa brigade légère et qui est par suite réduite à deux brigades;

 

2° la 10e D. C., empruntée au corps de cavalerie de Lorraine;

 

3° Un régiment de spahis marocains

 

4° Le 45e régiment d'infanterie fourni par la Ve armée.

 

Ces divers éléments, sauf le 45e d'infanterie, seront amenés par chemin de fer dans la région d'Epernay,

 

la 8e D. C. du 1er au 2,

 

la 10e D. C. du 2 au 3.

 

D'Epernay, le corps de cavalerie gagnera la région au sud de Château-Thierry.

 

Il relèvera directement du commandant en chef.

 

Les 8e D. C. et 10e D. C. ont déjà beaucoup souffert dans la première période de la campagne; leurs effectifs sont réduits d'un tiers, et, ce qui est plus grave, les chevaux sont très fatigués.

 

Comme il y a une quarantaine de kilomètres d'Épernay à Château-Thierry, on ne peut pas, compter que le corps de cavalerie soit complètement en place, en état de jouer son rôle, avant le 4 septembre; seule la, 8e D. C. sera rendue à destination le 2 après-midi, à la condition de se presser beaucoup.

 

La mesure, qui formait un corps de cavalerie à la gauche de la Ve armée, s'imposait, mais elle venait beaucoup trop tard. En cette circonstance semble-t-il, le G. Q. G. n'avait pas su s'élever d'avance au-dessus des événements pour en prévoir les conséquences et prendre, en temps utile les dispositions correspondantes. Dès le 28 août, il était évident que les Anglais, déjà repliés sur l'Oise à La Fère et Chauny, allaient continuer leur retraite à grandes marches, découvrant complètement la gauche de la Ve armée maintenue dans la région de Guise pour y livrer bataille : c'est donc dès le 28 août qu'il eût fallu ordonner la formation du corps Conneau (Si l'ordre eût été donné le 28, le corps Conneau aurait pu être entièrement réuni dès le 1er septembre au soir dans la région de Soissons, prêt à y prendre la place du 1er corps anglais, qui allait le 1er au matin se retirer sur Villers-Cotterêts.)

 

2 septembre. - Le 2 septembre, la gauche et le centre de la Ve armée reculent jusqu'à la ligne Oulchy-le-Château-Fère-en-Tardenois-Rosnay; la droite, 10e corps et division Boutegourd, s'arrête au nord de la Vesle, son avant-garde au fort Saint-Thierry, en liaison avec l'armée Foch qui ,est en position sur les hauteurs fortifiées formant le front nord de Reims, où elle semble vouloir attendre l'attaque des Allemands.

 

La Ve armée est alors disposée en échelons, la droite en avant de la Vesle pour se lier à l'armée Foch comme il vient d'être dit, la gauche refusée pour se soustraire le plus possible au mouvement débordant de l'ennemi, auquel la retraite précipitée des Anglais permet de gagner rapidement du terrain à l'ouest de la route de Soissons à Château-Thierry.

 

La tête du corps de cavalerie Conneau est signalée au sud de Château-Thierry.

 

Le Q. G. de la Ve armée a été transporté de Jonchery-sur-Vesle à Orbais.

 

Les avant-gardes de Bülow ont repris contact de nos arrière-gardes; toute la journée la canonnade a retenti avec violence, tantôt sur un point, tantôt sur un autre; les Allemands, comme à leur ordinaire, se sont montrés très ménagers de leur infanterie.

 

Les 3e, 1er et 10e corps sont en ordre (relativement du moins) et leur attitude inspire confiance; celle du 18e corps, moins satisfaisante, est cependant assez bonne; par contre, les deux divisions de réserve du général Valabrègue sont dans un état alarmant. D'après le général, la plupart des unités sont éreintées et démoralisées à point que, si elles avaient à combattre sérieusement, on aurait à craindre qu'elles ne ce débandent et n'aillent jeter le trouble et le désordre dans les corps voisins (Les deux divisions de réserve en question ont cependant moins marché et moins combattu que le reste de l'armée. Cependant elles avaient été soumises à une épreuve trop dure pour des troupes de ce genre.). Je sens de plus en plus la nécessité impérieuse de faire permuter ces divisions avec le 18e corps, mais un tel mouvement, au cours d'une retraite aussi rapide avec un ennemi qui déborde continuellement notre gauche, est d'une difficulté extrême; il ne pourra être réalisé que derrière la Marne.

 

On reçoit du G. Q.G. une directive datée du jour même, 2 septembre, et disant : "- Que la retraite de l'aile gauche franco-anglaise continuera sans arrêt jusqu'à la Seine, que la Ve armée franchira dans la partie s'étendant de Nogent à Bray. "

 

L'idée qu'il va falloir reculer plus loin que la Marne nous cause à tous une tristesse profonde. Cependant, du moment où le commandant en chef n'a pas encore pu constituer l'armée Maunoury assez fortement pour contenir le mouvement débordant allemand, il n'y a pas d'autre parti raisonnable que de continuer la retraite; mais si notre aile gauche se retire derrière la Seine, comment reprendra-t-elle l'offensive ? L'ennemi, avec peu de troupes relativement, sera en mesure de l'empêcher de repasser le fleuve et pourra dès lors diriger ses efforts sur Paris.

 

D'autre part, comme les Allemands suivent les Anglais sur les talons et ont maintenant de l'infanterie à portée de Château-Thierry, je redoute que ma gauche ne soit entraînée à appuyer davantage vers l'Est, de telle sorte qu'elle ne puisse pus aller à Bray.

 

Ma zone de marche est déjà si pauvre en voies de communication carrossables, que je me hasarde à demander au G. Q. G. de m'attribuer la route qui suit le pied de la Falaise de Champagne par Épernay-Avize-Vertus-Sézanne-Anglure, route moins montueuse, plus directe que celles à l'ouest, et qui me permettrait de presser la marche de mon corps de droite, le 10e de telle sorte qu'il gagnât quelque avance sur les autres corps et se trouvât ainsi en situation de me servir de réserve. Le G. Q. G. me répond, avec une mauvaise humeur évidente, " qu'on accepte, provisoirement que j'utilise la route Épernay-Sézanne, mais que si je trouve ma zone de marche trop étroite, je n'ai qu'à m'étendre vers l'ouest. "

 

Cette réponse, qui fait abstraction de l'ennemi me cause une irritation que je ne cherche pas à dissimuler.

 

Les ordres sont donnés pour que, le 3 septembre, la Ve armée soit en marche vers 2 heures du matin et se replie entièrement derrière la Marne, la gauche, cavalerie Abonneau et divisions Valabrègue, passant par Château-Thierry.

 

Dans la soirée, je suis informé de ce qui s'est passé à la fraction du corps de cavalerie déjà, réunie au sud de Château-Thierry.

 

La 8e D. C., ses débarquements terminés le 2 au matin, s'est portée d'Épernay par Dormans sur Château-Thierry avec ordre de tenir cette ville et de pousser sa découverte au delà; la division, ayant trouvé l'ennemi en force à la sortie de la localité et n'ayant pu en déboucher, avait fait occuper le pont de la Marne où il y avait déjà un détachement de territoriaux, et, de plus, envoyé un fort parti au nord de Jaulgonne pour se lier à la gauche de la Ve armée.

 

Un peu plus tard, la 8e D. C., qui pensait qu'il y avait une nombreuse avant-garde allemande de toutes armes devant Château-Thierry, avait appréhendé en outre d'être débordée par d'importantes fractions adverses arrivées sur la Marne plus en aval; en conséquence, elle s'était reportée à 10 kilomètres en arrière, à Essises.

 

Le général Conneau, prévenu de la retraite inopportune de la 8e D. C., avait aussitôt poussé la brigade légère de la 10e D. C. de Dormans sur le plateau de Nesles au sud de Château-Thierry où elle est arrivée à la tombée de la nuit; quant aux autres éléments de la 10e D. C., le général leur a prescrit de marcher par Orbais sur Montmirail.

 

Je n'aurai ces derniers renseignements que le 3 dans la matinée, de telle sorte que jusque-là je croirai que le pont de Château-Thierry n'est tenu que par les territoriaux déjà mentionnés.

 

Vu l'état matériel et moral des divisions Valabrègue, j'hésite beaucoup à les porter sur Château-Thierry, bien que je sois persuadé que les Allemands, de ce côté, n'ont guère que de la cavalerie. Cependant comme il y aurait de graves inconvénients à les faire appuyer dans la zone de marche du 18e corps qui ne dispose que d'une seule bonne route, je finis par accepter qu'on envoie au général Valabrègue l'ordre d'attaquer Château-Thierry par le nord, tandis qu'une fraction du 18e corps, mise en route en temps utile, attaquera par le sud.

 

Autour de moi, nombre d'officiers, et entre autres le colonel Alexandre venu du G. Q. G., trouvent l'affaire toute simple (Elle le serait en effet s'il y avait seulement une division sûre à la place des divisions Valabrègue qui sont en loques.); je ne partage point leur optimisme et redoute que les divisions Valabrègue ne se tirent pas de cette épreuve à leur honneur.

 

Un peu plus tard, vers 21 heures, le général Hély d'Oissel m'apprend que les derniers rapports signalent qu'il y a une division d'infanterie allemande à Château-Thierry même ou tout à portée, Dans ces conditions, l'opération projetée n'a aucune chance de réussir; force est d'y renoncer. La cavalerie Abonneau, les divisions Valabrègue et le 18e corps passeront donc la Marne en amont, et se rétabliront comme il suit sur la rive gauche :

 

Le 18e corps, à gauche, sa division de gauche devant le débouché de Château-Thierry avec la cavalerie Abonneau, les divisions de réserve entre le 18e corps et le 3e.

 

Les mouvements commençant à 2 heures du matin auront chance de s'effectuer sans incident grave, car la fraction allemande, venue très tard à Château-Thierry, après une forte marche, n'en débouchera certainement pas de bonne heure.

 

En fait, les Allemands n'avaient nullement occupé Château-Thierry : les rapports reçus à ce sujet étaient erronés. Il y avait seulement une avant-garde adverse arrivée à la tombée de la nuit non loin de la ville qui reste tenue par son détachement de territoriaux. Je suis fixé à cet égard de la façon la plus positive par le colonel directeur du génie de l'armée, qui était allé à Château-Thierry pour s'assurer que la destruction du pont était préparée.

 

Les Allemands, comme je l'apprendrai le lendemain, 3 septembre, font entrer de l'infanterie et de l'artillerie dans la ville vers 23 heures; nos territoriaux, après une résistance honorable, sont obligés de céder la place. On a mis le feu à la mine du pont qui a joué, mais tans produire d'autre résultat qu'une brèche insignifiante (La destruction des nombreux ponts de l'Oise, de l'Aisne et de la Marne, etc. .. opérée au cours de notre longue retraite, n'a donné nulle part de résultats plus complets),

 

3 septembre. - La Ve armée parvient à franchir la Marne, sans encombre.

 

Les corps de droite et du centre ont à livrer des combats d'arrière-garde dans les mêmes conditions que les jours précédents et se dégagent sans trop de peine.

 

Le 18e corps et les divisions de réserve Valabrègue, après bien des heurts et des frottements malgré que l'ennemi ne gêne pas leur marche, parviennent également à passer. Le 18e corps, ainsi qu'il était prescrit, place sa division de gauche, général Jannic au sud de Château-Thierry. Dans l'après-midi, de l'infanterie allemande, appuyée par une nombreuse artillerie, franchit la rivière et occupe la crête au sud. La division Jannic, canonnée à grande distance par les obusiers de 15 centimètres de l'ennemi, sur la simple menace d'une attaque, appuie vers Condé-en-Brie où se trouve le gros du 18e corps.

 

Quant au corps de cavalerie Conneau, auquel j'ai envoyé la division de cavalerie Abonneau, rallié tant bien que mal, il s'est replié vers le Petit-Morin.

 

Je devais lui faire passer un régiment d'infanterie comme soutien, et le G. Q. G. m'avait annoncé l'envoi d'une section d'automobiles pour, en assurer le transport. Mon état-major, malgré les plus actives recherches, n'a pu découvrir la dite section, que l'on croit tombée entre les mains de l'ennemi. Quoi qu'il en soit, par suite de ce mécompte imputable à je ne sais qui, le corps Conneau n'aura son soutien d'infanterie que plus tard : un bataillon, le 3, à 14 heures, à Viffort, et deux autres bataillons, le 6, à Provins.

 

Mon Q. G. est installé à Sézanne.

 

Dans une communication adressée au G. Q. G., je reviens sur la nécessité où je puis me trouver de faire appuyer mon armée quelque peu vers l'Est, si le mouvement débordant des Allemands se poursuit aussi vivement que les jours précédents; ce qui s'est passé à la division Jannic vient à l'appui de mon dire.

 

Si, durant la retraite du 30 août au 3 septembre, j'avais eu à mon aile gauche un corps solide, par exemple le 1er, je n'aurais pas eu un moment d'inquiétude, car j'aurais pu prendre l'attitude menaçante qui eût convenu pour intimider l'ennemi et le contraindre à se montrer moins entreprenant.

 

Enfin, c'était déjà quelque chose que d'avoir ;pu préparer le mouvement qui ferait permuter les divisions Valabrègue avec le 18e corps.

 

Je suis plus rassuré quand j'apprends que le général Conneau a réussi à grouper sa cavalerie à ma gauche; je puis compter sur lui, au moins pour empêcher la cavalerie allemande de se jeter tout de go sur mes communications.

 

La Ve armée est enfin sortie de la situation tragique qu'elle a traversée du 30 août au 3 septembre, où, découverte sur ses deux ailes par suite de la retraite des armées voisines, elle a couru le risque de voir la cavalerie adverse la déborder à droite et plus encore à gauche pour opérer sur ses derrières.

 

Repliée derrière la Marne, étayée à gauche par le corps de cavalerie Conneau et en liaison à droite avec l'armée Foch, elle va pouvoir dès lors agir avec quelque sécurité.

 

Je respire enfin !

 

Le général Joffre, qui arrive à Sézanne à 17 heures, accompagné du lieutenant-colonel Gamelin, me fait connaître qu'il me relève du commandement de la Ve Armée qui est confié au général Franchet d'Espérey.

 

Pour terminer une dernière observation essentielle.

 

Qu'on ne me prête pas l'idée que les Allemands furent impeccables. S'ils ont mieux opéré que nous, ils n'en ont pas moins commis des erreurs de tout ordre, dont les principales sont les suivantes :

 

1° Ils n'ont pas cru à la résistance des Belges, ou du moins ils ne l'ont pas évaluée à sa juste valeur; nous avons eu ainsi le temps de faire face dans une certaine mesure à la manœuvre débordante de leur aile droite, malgré que notre commandant en chef eût bien tardé à comprendre le péril.

 

2° Après leurs victoires de Morhange et de Sarrebourg, dans le désir exacerbé, illogique d'ailleurs, de mettre de suite la main sur Nancy, ils ont maintenu trop de monde à leur aile gauche. A la condition de lui assigner un rôle purement défensif, ils pouvaient sans risque lui prendre 2 à 3 corps actifs, quitte à lui attribuer en échange des divisions de landwehr; les 2 à 3 corps actifs ainsi rendus disponibles ayant rejoint le centre, celui-ci en aurait passé autant à la droite laquelle eût été plus, en état de remplir la tâche lourde et décisive qui lui incombait. Le retour offensif de la Marne aurait été impossible pour nous.

 

Ce transfert de forces allemandes, exécuté de l'aile gauche à l'aile droite, assurément n'aurait été rien moins que commode, mais les Allemands, vainqueurs des Vosges à l'Escaut, pouvaient l'entreprendre dès le 25 août, c'est-à-dire dès qu'ils purent se rendre compte dans quelles conditions les Français effectuaient leur retraite. Ils auraient dû évidemment ralentir quelque peu la marche de leur aile droite, malgré que la situation commandât de presser cette marche le plus possible. Mais, en toutes choses, il faut voir la fin : mieux valait pour eux subir les inconvénients d'un tel ralentissement plutôt que d'en venir à ce recul du 6 septembre, qui leur fit perdre d'un seul coup tous les bénéfices des victoires de la frontière.

 

3° Dans la conviction fort ancienne chez eux que les Français sont parfois terribles dans le premier choc, mais que quand on les a battus une première fois, bien battus, ils n'arrivent pas à se rétablir pourvu qu'on les talonne vivement, après les batailles de la frontière, ils ont cru pouvoir en prendre à leur aise avec nous, et ont agi, dès mors, avec une extrême témérité. Malgré que leur aile droite se fût affaiblie des fractions renvoyées sur le front russe et des corps laissés on observation en face des Belges, à Anvers et devant Maubeuge, ils n'ont pas craint de lui donner un front énorme afin de pousser le gros de l'armée de droite par la rive ouest de la Marne droit sur Paris, dont la prise, d'après eux, ne présenterait aucune difficulté sérieuse et nous réduirait inévitablement à merci !

 

La gauche allemande (Heeringen et prince de Bavière) ayant buté contre notre, région fortifiée de l'Est, et le centre (Kronprinz et prince de Würtenberg) ayant dû s'enrouler autour du musoir de Verdun, où s'était heureusement attardée l'armée Sarrail, la droite (Hausen, Bülow et von Kluck), déjà affaiblie des corps renvoyés sur le front russe et de ceux laissés en observation devant Anvers et Maubeuge, s'est étirée de l'Argonne à l'Oise sur un front de 180 kilomètres.

 

Il s'est alors passé ceci à cette aile droite allemande : au. moment où le gros de l'armée de von Kluck appuyait vers Paris, vers le sud-ouest, la gauche de Bülow a obliqué vers le sud-est pour aller, en Champagne au secours d'Hausen, de telle sorte qu'il n'est resté que peu de forces entre la Marne inférieure et la falaise de Champagne.

 

Entre temps, les Allemands, à leur grande surprise, avaient constaté que, malgré nos défaites, nous n'étions pas aussi démoralisés et dissociés qu'ils l'avaient cru d'abord. Nous avions fait tête partout :

 

A notre droite, en Lorraine, sur la Mortagne, et au Couronné de Nancy;

 

A notre centre, sur les abords Est de Verdun et tout le long de la Meuse de Stenay à Mézières;

 

Et enfin à notre gauche, à Signy-l'Abbaye et à Guise.

 

D'autre part, à leur aile droite, qui paraissait si menaçante pour nous, les troupes étaient exténuées par vingt jours consécutifs de marches forcées et de durs combats; en outre, on s'y ressentait vivement des divers embarras inhérents à l'allongement de la ligne d'opérations à travers un pays dont nous avions mis les chemins de fer hors de service et coupé les ponts des nombreux cours. d'eau qui barraient la voie à l'invasion : une partie de l'artillerie lourde et des parcs de munitions n'avaient pas suivi, les ravitaillements en vivres n'étaient rien moins qu'assurés, etc.

 

Bülow et von Kluck s'émurent de cette situation. Le G. Q. G. allemand reconnut sans doute la nécessité de resserrer son aile droite et de la renforcer, car von Kluck, à partir du 3 septembre, changea de direction à gauche pour se porter à l'Est de la Marne, laissant le 4e corps d'ersatz en flanc-garde sur les hauteurs au nord-ouest de Meaux. Soudain, le 5 septembre, l'armée Maunoury, sortie du camp retranché de Paris, apparut à l'ouest de l'Ourcq où l'avaient poussée, au bon moment, la clairvoyance et l'énergie de Galliéni. Von Kluck, étonné, revint en hâte sur la rive droite de la Marne au secours de sa flanc-garde qui pliait. Il contre-attaqua l'armée Maunoury et l'obligea à reculer un peu. Mais le 6 septembre, l'armée anglaise et l'armé d'Espérey (la Ve) avaient pris l'offensive entre la Marne inférieure et la Falaise de Champagne.

 

Les faibles fractions allemandes maintenues dans ce secteur s'étaient retirées aussitôt vers la nord; après des combats d'avant-gardes assez durs, les eux armées alliées avaient atteint et franchi la Marne en amont du confluant de l'Ourcq, le 9 septembre. Von Kluck se trouva débordé sur la gauche par les Anglais; quoique l'armée Maunoury, devant lui, donnât des signes manifestes de lassitude, il jugea indispensable de se dérober au plus vite; dans la nuit du 9 au 10, il entama un mouvement rétrograde pour se replier derrière l'Aisne en se rapprochant de Bülow.

 

Pendant ce temps, en Champagne, Bülow, avec son aile gauche et les Saxons d'Hausen, avait dépassé Châlons et marché vers le sud ; aux environs de Fère-Champenoise, il s'était heurté à l'armée Foch qui lui avait fait tête avec une opiniâtreté admirable. Sur ces entrefaites, l'armée d'Espérey, dans sa progression à l'ouest de la Falaise de Champagne, ayant atteint le parallèle des Marais de Saint-Gond, ses deux corps de droite avaient fait face à l'ouest et pris leurs dispositions pour assaillir le flanc droit de Bülow., Celui-ci se déroba vivement et gagna les hauteurs situées au nord de Reims et entre cette ville et l'Aisne supérieure.

 

Le recul allemand se propagea vers l'Est: le centre avait masqué Verdun par sa gauche et s'était avancé vers le sud, en passant à l'est et à l'ouest de l'Argonne; il arrivait à l'Ornain, quand il se replia sur les positions englobant la partie septentrionale de l'Argonne et les hauteurs de Montfaucon, au nord-ouest de Verdun. Cette place, qui avait été aux trois quarts encerclée, fut dégagée du coup.

 

Les Français suivirent vivement les Allemands dans leur mouvement rétrograde.

 

Le retour offensif de nos armées, du 6 au 13 septembre, a reçu de nous et de nos alliés le nom de Victoire de la Marne, que lui conservera sûrement l'Histoire. En dégageant Paris et Verdun, il a sauvé la France d'un péril mortel.

 

CHAPITRE IX

 

MON DÉPART DE LA Ve ARMÉE

 

(4 septembre.)

 

Le 3 septembre, vers 17 heures, le général Joffre,, accompagné du lieutenant-colonel Gamelin, arriva à Sézanne.

 

Il me prit à part et me dit :

 

- Mon cher Lanrezac, vous savez combien j'ai d'affection pour vous, mais je suis obligé de vous enlever le commandement de Ve armée; vous êtes hésitant, indécis (La relation secrète sur les quatre premiers mois de la guerre dit que j'ai été relevé de mon commandement le 30 août : cette erreur est-elle involontaire ?).

 

Ce discours était accompagné de jeux de physionomie exprimant que j'avais lassé sa patience; son regard fuyant obstinément le mien.

 

Je protestai avec vivacité et demandai au général de citer des faits à l'appui de son opinion. Il se borna à répéter que j'étais hésitant, indécis et " faisais des observations à tous les ordres que l'on me donnait. "

 

Je répliquai que le seul examen de mes ordres prouvait de façon indiscutable que je ne méritais pas le reproche d'indécision, et que si " les ordres du G. Q. G. avaient provoqué de ma part de multiples observations, je ne comprenais pas qu'on m'en fît un grief, puisque les événements avaient prouvé combien mes observations étaient fondées. "

 

Visiblement, le général Joffre ne m'écoutait pas. J'essayai de lui narrer dans quelle situation tragique je m'étais trouvé depuis le 20 août; il m'interrompit en disant :

 

- Je sais; mais vous comprenez que l'heure est douloureuse pour moi (sic). "

 

Je n'essayai pas de le faire changer d'avis; désireux de mettre un terme à une scène pénible, je lui déclarai :

 

" Que je m'inclinais devant sa décision, sachant qu'après une grande défaite, il faut des responsables. "

 

Il me dit alors qu'il m'envoyait au général Galliéni, gouverneur de Paris, qui lui avait demandé " un officier général capable de le seconder dans les questions d'ordre tactique ".

 

Parti de Sézanne le 4 septembre, à 6 heures, je me présentai le 5 au général Galliéni qui me déclara " qu'il n'avait aucun emploi à me donner, et me prescrivit de me rendre sans retard à Bordeaux où le ministre de la Guerre, M. Millerand, m'utiliserait pour la formation d'une armée dé seconde ligne. "

 

M. Millerand, quand je me présentai à lui le 9 septembre, à Bordeaux, me fit accueil et donna un aliment à mon activité.

 

Plus tard, j'appris que certains officiers du G.Q.G. déblatéraient à qui mieux mieux sur mon compte.

 

Ces messieurs disaient à tout venant :

 

" Le général Lanrezac avait perdu la tête dès la bataille de Charleroi; il était dès lors incapable de prendre une décision, en temps voulu; on ne pouvait plus rien en attendre d'utile. "

 

De tels jugements, tant qu'ils ne s'appuient pas sur des faits, ne sauraient avoir aucune valeur.

 

Aux imputations débitées sur mon. compte, j'opposerai le témoignage de l'homme qui se trouvait à mes côtés en août 1914, le général Hély d'Oissel, mon chef d'état-major.

 

Je lui avais écrit, le 20 décembre 1916, que, dans l'entourage du commandant en chef, on prétendait que, lui aussi, Hély d'Oissel, avait dit :

 

Le général Lanrezac avait perdu la tête.

 

Dans sa réponse, qui est du 25 décembre, le général s'exprime ainsi :

 

" Il faut qu'il y ait des gens, bien vils pour oser m'attribuer les propos qu'on vous a rapportés. La seule chose qui m'importe, c'est que vous n'y ayez pas cru, et je vous en remercie, car votre estime à vous, j'y tiens ...

 

" Je n'ai jamais manqué une occasion de répéter que si la Ve armée a pu se trouver entière et intacte au rendez-vous de la Marne, c'est à vous et aux dispositions prises par vous qu'elle le doit. Il me semble que c'est tout dire sur ce que je n'ai jamais cessé de penser de la clairvoyance de mon chef.

 

" Non, Vous pouvez répondre aux gens qui colportent ce mensonge infâme qu'à aucun moment votre chef d'état-major ne s'est senti en divergence de vues ou d'idées stratégiques avec vous.

 

" je sais que vous en êtes sûr, mon général; et vous on remercie.

 

" Je considérerai toujours comme un honneur très grand d'avoir servi sous vos ordres, à vos côtés, dans les circonstances tragiques que nous avons vécues ensemble, et je vous reste fidèle.

 

" HÉLY d'OISSEL. "

 

Plusieurs autres de mes officiers m'ont écrit spontanément à diverses reprises pour protester contre les accusations dont j'étais l'objet.

 

J'ai appris, par la suite, en décembre 1916, que le général Joffre, quand il était venu à Laon, le 29, dans la matinée (voir le chapitre VII), pendant la bataille de Guise, était décidé à me relever de mon commandement. Dès son arrivée, avant de m'avoir vu, il avait prescrit au commandant de Marmiès, de mon état-major, d'expédier d'urgence au général Franchet d'Esperey l'ordre de venir à Laon prendre le commandement de la Ve armée.

 

Après un premier entretien qu'il eut avec moi à la maison d'école, ses résolutions se trouvèrent modifiées, car son officier d'ordonnance joignit le commandant de Marmiès et lui dit :

 

- Il n'y a rien de fait, tachez de rattraper l'ordre adressé au général d'Esperey.

 

L'incident était resté ignoré de moi, mais nul doute que les miens ne le connurent aussitôt. Quoique restant le chef de mon armée, j'étais signalé à mes subordonnés comme un homme dont la perte était conjurée.

 

En tout cas, le général Joffre peut-il dire que J'avais perdu la tête depuis la bataille de la Sambre et que dès lors j'étais incapable de prendre une décision ? Le 29 août, alors qu'il était fermement résolu à me retirer mon commandement, après s'être entretenu avec moi, il y renonçait : c'est donc qu'il me jugeait assez calme, assez maître de moi, pour conduire la Ve armée dans cette offensive sur Saint-Quentin, dont il attendait le sort de la campagne (ce sont ses propres expressions), et qui offrait les, périls les plus graves, car, en cas d'échec, nos troupes risquaient d'être prises et détruites.

 

Ces messieurs du G. Q G., dans la suite, ont répandu comme à plaisir le bruit que le général Joffre, me jugeant hors d'état de commander la Ve armée, en aurait pris le commandement en personne les 28 et 29 août 1914, et que, par conséquent, c'est à lui et non à moi que revient le mérite de la victoire de Guise. C'est enfantin ! L'idée que le général Joffre ait pris personnellement le commandement direct d'une fraction de troupes quelconque à un moment quelconque ne trouvera que des incrédules.

 

J'ai exposé au chapitre VII l'attitude du général pendant les deux visites qu'il m'a faites à Marles, le 28 août, et à Laon, le 29, de 9 heures à midi. Quand il est arrivé à Marles, le 28, tous mes ordres pour le 29 étaient donnés; il n'a pas manifesté, la moindre velléité d'y introduire la plus petite modification; le 29, durant les trois heures (9 heures à midi) qu'il a passées à Laon près de moi, il n'est pas sorti de sa bouche une seule parole qui eût trait aux opérations, les résolutions prises l'ont été par moi en dehors de toute suggestion de sa part : le général Hély d'Oissel, qui ne m'a pas quitté une minute, est là pour confirmer mon dire.

 

J'ajoute qu'à aucun moment je ne me suis senti plus calme.

 

En fait, c'est seulement cinq jours plus tard, le 3 septembre, à 17 heures, alors que j'avais réussi à ramener la Ve armée derrière la Marne, non sans peine, que le général Joffre m'a relevé du commandement de la Ve armée.

 

Je n'ai pas la prétention d'avoir déployé des talents supérieurs à la tête de la Ve armée, mais j'ai conscience d'avoir au moins fait de l'ouvrage propre, ce qui était déjà méritoire dans les circonstances abominables où j'étais placé : l'exposé sommaire de mes opérations le prouve de la façon la plus irréfutable.

En tout cas, j'ai toujours su à temps ce que je voulais, et pourquoi; jamais je ne fis attendre mes décisions à mon chef d'état-major, et, les ordres une fois rédigés en conséquence par ses soins, je sus m'abstenir d'y apporter aucune modification de fond ou même de forme. Certes, j'éprouvai parfois des angoisses affreuses que je ne pris pas la peine de dissimuler aux miens, mais mon émotion ne porta pas atteinte à ma lucidité et mes troupes n'en subirent point le contrecoup.

 

L'histoire me rendra justice. Elle dira :

 

Qu'au début de la guerre, voyant clair dans les agissements des Allemands je me suis efforcé, sans succès hélas ! d'arracher le commandant en chef à son aveuglement;

 

Que mon ordre du 20 août 1914, arrêtant la Ve armée au sud du Borinage, et celui du 23, lui prescrivant de battre en retraite le 24 avant le jour, ont sauvé mes troupes d'une destruction totale, qui eût rendu irrémédiable la défaite subie à ce moment par les armes françaises de la Sambre aux Vosges;

 

3° Que je mérite d'être loué pour la retraite exécutée de la Sambre à la Marne pendant 250 kilomètres, du 24 août au 3 septembre, retraite coupée par l'affaire de Guise et poursuivie à travers des difficultés inouïes et des péripéties tragiques.

 

Un auteur allemand, dont l'œuvre a fait l'objet d'une étude critique publiée dans la Revue de Pans du 1er décembre 1916, sous la signature : Joseph Reinach, s'exprime ainsi à propos des opérations de la Ve armée

 

" Le général Lanrezac se retira après Charleroi ,en combattant sans relâche; sa conduite habile contribua fort à sauver de l'anéantissement l'armée anglaise qui se trouvait à sa gauche. Le 29 août, il réussit même à tenter une offensive aux environs de Guise; de fait, ce fut une victoire, mais qui n'a pas eu toute sa renommée, comme d'ailleurs celle gagnée dans le même temps par le général de Langle à Signy-l'Abbaye contre la IIIe armée (von Hausen). Mais les victoires ont, elles aussi, leurs destins, et il y a des chefs et des soldats qui ne peuvent attendre la justice que de l'histoire. "

 

En tout cas, les écrivains allemands, dont plusieurs généraux de marque, sont unanimes à regretter que la Ve armée et les Anglais, sur mon initiative, aient rompu le combat du 24 août au 25, pendant qu'il en était temps encore, et dérobé ainsi aux Allemands de von Kluck, de Bülow et d'Hausen, l'occasion de remporter dans la région de Mons-Charleroi une victoire décisive qui les eût rendus entièrement maîtres de la situation sur tout le front de. France.

 

Neuilly, 30 juin 1916.

 

Rectifié le 1er janvier 1917.

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