LA CONDUITE DE LA GUERRE JUSQU'A LA BATAILLE DE LA MARNE (Vue par le Lieutenant Colonel Drouard)

Le Lieutenant Colonel Drouard a écrit ce livre qui a été publié en 1922 chez Chapelot. On peut noter la critique très claire du plan et de la stratégie du général Joffre, il condamne aussi la doctrine d'attaque à outrance définie, en 1913, ainsi que la non concentration des troupes disponibles, à la gauche des Anglais après la défaite de la Sambre, il en rend responsable l'entourage de Joffre et estime injustifié le "limogeage" de Lanrezac et expose ce qu'il estime être les occasions perdues par le G.Q.G.. Le Lieutenant Colonel Drouard appuie sa démonstration sur les batailles du passé et sur les prévisions qu'il avait faites dans ses livres antérieurs à 1914.

 

ATTENTION, confusion dans les chiffres arabes et romains. Lors de la composition typographique le I (romain) remplace le 1 (arabe) très fréquemment. Dans le texte originale "IIe corps" peut vouloir dire 2ème corps ou 11éme corps, des erreurs inévitables, dues à la confusion, ont dû se glisser dans ce texte lors de la ressaisie. En général, les chiffres romains sont utilisés par l'auteur, pour les armées allemandes mais il les utilise parfois aussi avec les unités française avec l'ambiguïté IIe (2e ou 11e) !!! Des erreurs sont probables également dans la toponymie.

Il y avait à peine dix-huit mois que j'avais publié mon volume sur "La guerre éventuelle", quand la vraie guerre, que l'on prévoyait depuis si longtemps, vint à éclater au milieu de l'année 1914 entraînant dans la lutte presque toutes les grandes puissances de l'Europe.

 

Grâce à l'activité et à l'habileté de sa diplomatie, la France avait tous les alliés dont elle pouvait attendre un appui : non seulement la Russie engagée pour soutenir la Serbie, mais aussi l'Angleterre qui n'hésita pas à s'engager résolument à nos côtés dès qu'elle vit la Belgique menacée de l'invasion allemande. En même temps, l'Italie, quoique faisant partie de la Triple-Alliance depuis plusieurs années, déclara qu'elle resterait neutre. La France ne pouvait pas espérer entrer en lutte dans des conditions plus favorables.

 

Cependant l'Allemagne, qui s'y préparait sans relâche, depuis quarante ans, ne doutait pas que, avec l'aide de l'Autriche-Hongrie, elle serait en mesure d'obtenir la victoire. En déchaînant cette conflagration qui devait embraser toute l'Europe, elle comptait y trouver l'occasion d'affirmer sa puissance et d'établir sa domination sur le monde entier.

 

Après une lutte acharnée de plus de quatre ans, dans laquelle sont intervenus successivement la Turquie, l'Italie, la Bulgarie, la Roumanie, et enfin les Etats-Unis, l'Allemagne fut obligée de reconnaître son impuissance et de renoncer à toutes ses prétentions. Mais il faut convenir que, à plusieurs moments, elle put espérer atteindre les buts qu'elle avait visés. Ses armées débutèrent par des succès foudroyants qui les amenèrent jusqu'aux portes de Paris, et ce ne fut qu'à la suite d'une bataille acharnée que nous parvînmes à dégager la capitale de la France en regagnant une partie du terrain perdu.

 

Bien des écrivains plus ou moins compétents ont déjà essayé d'exposer et de commenter les péripéties de ce grand drame. Nous ne nous proposons pas ici d'en examiner l'ensemble; nous voulons seulement, en limitant cette étude à la première période des hostilités, faire ressortir les rapports qui existent entre la conduite des opérations du côté français et les dispositions que nous avions prévues et recommandées en traitant ce sujet pendant les années précédentes, et ensuite rechercher dans quelle mesure se sont trouvés en jeu, au cours de la lutte, les principes de stratégie que nous avons essayé de mettre en relief pendant trente-cinq ans (Voir notamment les études sur la stratégie napoléonienne : Maximes de guerre de Napoléon (2e édition, 1897), campagne d'automne 1813 (1896). Campagne de 1815 (1904), publiées sous la signature " A. G., ancien élève de l'Ecole polytechnique ". Chapelot, éditeur.)

 

I - LES BATAILLES DE LA FRONTIÈRE

 

Ceux qui ont lu "La guerre éventuelle" reconnaîtront tout de suite que, sur tous les points, on a fait exactement le contraire de ce que j'avais recommandé; mais, en même temps, ils devront convenir que les résultats obtenus ne sont pas faits pour montrer que c'est moi qui m'étais trompé. Ainsi, avant tout, je me suis efforcé de mettre en évidence la nécessité d'adopter, en France, le système de la défensive stratégique; non pas que j'aie jamais pensé que l'offensive fût à proscrire d'une manière générale dans la conduite des grandes opérations militaires; j'ai toujours cru, au contraire, et je crois encore que c'est la seule manière d'obtenir des succès décisifs. Mais, je prétendais qu'aucune des conditions de temps, d'espace et de nombre qu'exige l'offensive initiale, ne pouvait être réalisée de notre côté, et que la seule manière d'avoir raison de l'ennemi consistait à lui laisser l'initiative des premières opérations, et à se préparer à exécuter une riposte énergique sur un point bien choisi. " Autant que l'on peut prévoir les conséquences logiques de notre entrée en campagne, écrivais-je pour conclure la discussion que j'avais présentée à ce sujet (La guerre éventuelle, par le lieutenant-colonel A. Grouard, p. 201. Chapelot, éditeur, Paris, 1913.), nous dirons sans hésiter qu'avec l'offensive initiale nous devons être battus, tandis ,qu'en se préparant à la riposte, et en l'exécutant avec énergie, toutes les chances sont en notre faveur. " Au contraire, on a commencé par attaquer sur tout le front, en Alsace, en Lorraine, dans les Ardennes et sur la Sambre; mais aussi on a été battu partout : à Sarrebourg, à Morhange, à Virton, à Neufchâteau, à Charleroi.

 

J'avais appelé surtout l'attention - c'était l'objet principal de mon étude - sur le danger d'une offensive prématurée dans la région des Vosges, aussi bien en partant de Belfort pour marcher sur Colmar et Strasbourg qu'en partant de Lunéville et de Nancy pour se diriger sur La Seille et sur la Sarre. N'était-il pas évident que s'avancer en Alsace entre le Rhin et les Vosges, c'était s'engager dans un cul-de-sac au fond duquel se trouve Strasbourg, et, par conséquent, dans une voie sans issue, et sans compter qu'on avait à craindre l'attaque de nombreuses forces allemandes débouchant de Neuf Brisach dans notre flanc droit.

 

Quant à l'idée de passer le Rhin pour porter la. guerre sur la rive droite, c'eût été une entreprise aussi insensée que celle qu'avait projetée Napoléon III en 1870, en imaginant de franchir le fleuve entre Strasbourg et Germersheim; l'armée qui l'aurait tenté risquait, au premier échec, d'être- acculée au fleuve et de s'y perdre tout entière. ("La guerre éventuelle, p. 6.")

 

L'offensive, en Lorraine était peut-être moins impraticable, mais encore plus dangereuse. En débouchant de la Meurthe et de la Vezouse par Nancy, Lunéville et Blamont, on pouvait peut-être débuter par quelques succès, mais que l'on devait chèrement payer; la défaite des armées engagées dans cette voie était inévitable; car, tandis que des corps ennemis résisteraient de front, d'autres pouvaient déboucher sur nos deux flancs venant de Metz et de Strasbourg.

 

Si les Allemands prennent une offensive résolue par les Ardennes, disais-je en substance dans "La guerre éventuelle", c'est de ce côté même que doit être d'abord le théâtre des opérations décisives, et tant que nous ne les aurons pas chassés de la rive gauche de la Moselle au moins jusqu'à Trèves, l'offensive par la rive droite ne peut conduire qu'à une catastrophe (La guerre éventuelle, p. 142.).

 

C'est ce que les chefs de l'armée française n'ont pas su comprendre; les plus réputés d'entre eux - Pau, Castelnau, Foch, aussi bien que le généralissime Joffre étaient partisans de l'offensive en Lorraine, sous le prétexte de commencer par reprendre les provinces perdues en 1871, et en même temps de menacer les communications avec le Rhin des armées allemandes qui pourraient opérer en Belgique. (" Il nous faut aller à Berlin en passant par Mayence ", écrivait le général Foch. Voir La grande guerre sur le front occidental. Général Palat. Tome IV, p. 240. Chapelot, éditeur, Paris, 1919.)

 

Ces deux ordres de considérations n'avaient pas plus de valeur l'une que l'autre. Il aurait dû être évident que, pour redevenir maître de l'Alsace et de la Lorraine, il n'était pas nécessaire de les reprendre de haute lutte, et qu'une grande bataille gagnée aux frontières de Belgique nous les aurait rendues aussi bien qu'une victoire obtenue sur la Seille ou en avant de Belfort. En battant l'ennemi n'importe où, le résultat aurait toujours été le même : on devait bien le voir dans la. dernière période des hostilités, car il a suffi de briser la résistance des Allemands en Picardie et en Champagne, pour rentrer du même coup en possession de nos provinces perdues; mais une nouvelle démonstration n'avait pas besoin d'être faite, car il est écrit à chaque page de l'histoire que, une fois les armées ennemies désorganisées, le reste arrive par surcroît. Viser des objectifs géographiques en cherchant à frapper l'imagination des populations ne pouvait conduire à rien de bon dès qu'on était battu sur le théâtre principal des opérations.

 

Quant au projet de menacer les communications des Allemands en cherchant à s'avancer dans la direction de Mayence, il était aussi dangereux que déraisonnable. On raisonnait comme avaient fait les Prussiens en 18o6 avant Iéna. On sait, en effet, que, pendant que Napoléon rassemblait ses forces dans la haute-vallée du Mein, ses adversaires songèrent un instant à prendre l'offensive vers Francfort, sous le prétexte de couper l'armée française du Rhin. " Ils croient, disait Napoléon en envisageant cette éventualité, que ma base d'opérations est à Mayence; ils se trompent : elle est sur le Danube, et, en cas de besoin, c'est par Ulm que sera ma ligne de retraite. " il en était de même en 1914. En marchant de la Seille à la Sarre, même avec quelques succès, on n'aurait jamais fait que donner un coup d'épée dans le vide, parce que la base d'opérations des armées allemandes opérant en Belgique n'était pas sur le Rhin à Strasbourg, ni même à Germersheim, mais sur la Moselle, de Metz à Coblentz, ou sur le Rhin, de Coblentz à Cologne. C'était, au contraire, l'armée française qui courait les plus grands dangers.

 

Cependant, plusieurs écrivains militaires étaient, comme nos principaux chefs, partisans de l'offensive en Lorraine, notamment le colonel Boucher et le capitaine Sorb.( Voir : la France victorieuse dans la guerre de demain, par le colonel Boucher (librairie Berger-Levrault, 1910, pages 74 et suivantes). La doctrine de la Défense nationale, par le capitaine Sorb (librairie Berger-Levrault, page 83).)

 

On sait à quoi on a été conduit en essayant de mettre ces projets à exécution. En Alsace, une première offensive nous permit bien d'entrer à Mulhouse, et ce fut l'occasion pour le généralissime d'une chaleureuse allocution aux populations de l'Alsace que l'on avait la simplicité de croire reconquises définitivement; mais, dès le lendemain de l'entrée à Mulhouse, il fallut en sortir pour revenir sur Belfort, et l'entreprise n'eut pour résultat que de faire massacrer quelques habitants qui s'étaient trop empressés de manifester leurs sympathies pour la France. On voulut renouveler l'opération en y consacrant une centaine de mille hommes qui, sous les ordres du général Pau, ne trouvant devant eux que des troupes de réserve ou de landwehr peu nombreuses, purent sans difficulté rentrer à Mulhouse et s'avancer dans la direction de Colmar, avec le concours d'autres troupes débouchant des passages des Vosges. Mais la tentative était tellement déraisonnable que, sans y être obligé directement par les Allemands, on fut conduit à l'abandonner, comprenant enfin que c'était autre part que se jouait la grosse partie d'où dépendait l'invasion de la France.

 

Cependant, dans le même temps, nos deux premières armées prenaient l'offensive en Lorraine; mais elles furent complètement battues, - la première, à Sarrebourg; la seconde, à Morhange, - et obligées de se retirer, après avoir fait de graves pertes, en hommes et en matériel, en abandonnant à l'ennemi toute une bande du territoire national.

 

Et il ne faudrait pas dire que, si nous avons échoué, cela tient à ce que l'opération a été entreprise avec des forces insuffisantes : on peut soutenir, au contraire, que, plus nous y aurions consacré de monde, plus la défaite eût été complète, car les Allemands, tout près des sources de leur puissance, auraient toujours pu nous opposer plus de fortes que nous n'en avions. Encore devons-nous leur savoir gré de nous avoir arrêtés à Morhange; car s'ils nous avaient laissé aller jusqu'à Sarrebrück et Sarreguemines, comme l'avait demandé le capitaine Sorb, nous aurions été pris dans une souricière d'où personne ne se serait échappé ("La guerre éventuelle", loc. cit., p. 122.).

 

Le haut commandement français avait fait preuve d'un défaut absolu de sens stratégique; autrement, il aurait compris que le théâtre des opérations décisives n'était pas dans l'Est, mais sur la frontière de Belgique, et que c'était là qu'il fallait aller chercher la victoire, non seulement pour empêcher l'invasion de la France, mais même pour rentrer en possession des provinces perdues; car, dès les premiers jours des hostilités, ce qui était déjà probable avant la guerre était devenu manifestement réel : dès le 2 août, des troupes allemandes violaient la neutralité du Luxembourg, et, le 4, celle de la Belgique; le 5, elles commençaient l'attaque de Liège, et une cavalerie nombreuse passait la Meuse entre cette place et la frontière hollandaise. Il était bien évident que, en prenant de pareilles dispositions, qui devaient entraîner la déclaration de guerre de l'Angleterre, nos adversaires avaient le projet de diriger des forces considérables à travers la Belgique. Dès lors, il fallait se tenir sur la défensive, au moins dans la région des Vosges, en n'y laissant que le nombre des forces nécessaires pour contenir l'ennemi, de manière à en accumuler le plus possible sur la Meuse. Nous sommes loin de prétendre qu'il fallait dégarnir les frontières de l'Est; nous estimons même que, en ayant en vue l'offensive allemande par la Belgique, c'était dans les Vosges et sur la Meurthe qu'il fallait réunir nos premières forces disponibles, parce que, de ce côté, nous étions en contact immédiat avec l'ennemi et qu'il fallait être en mesure de résister à une attaque brusquée.

 

Dans une grande guerre, qui se développe sur une vaste étendue de frontières, le principe de l'économie des forces conduit à diviser l'ensemble du théâtre des opérations en plusieurs secteurs sur lesquels il ne faut pas adopter une même attitude. Même quand on peut prendre l'offensive, on ne doit pas le faire partout, et, pour avoir le plus de monde possible du côté où l'on attaque, il faut commencer par bien asseoir son système défensif sur les autres points. Nous sommes d'avis que, d'aucun côté, nous ne pouvions prendre l'initiative des opérations; mais nous ne devions pas résister à l'invasion de la même façon sur tous les points. Partout, la défensive devait être active : dans les Vosges, elle devait se réduire à harceler l'ennemi, à le provoquer, en le tenant toujours sous la menace d'une attaque, mais sans viser l'invasion de son territoire; sur la frontière belge, au contraire, il fallait se préparer à une énergique riposte que l'on aurait poussée à fond autant que nos moyens nous le permettaient.

 

En comprenant de la sorte la conduite des opérations, il est certain que nous aurions pu contenir l'ennemi entre la Meurthe et la Seille avec des forces notablement inférieures à celles que nous y avons réunies; car, puisque malgré la défaite de Morhange et l'occupation par les Allemands de Lunéville, qui en a été la conséquence, nous avons réussi à reprendre cette ville tout en défendant Nancy, il est hors de doute que nous aurions pu les conserver, l'une et l'autre, avec de moindres forces si nous n'avions pas commencé par aller nous faire battre sur le territoire ennemi.

 

On n'a pas compris le principe fondamental de notre riposte à l'invasion allemande, principe sur lequel j'ai insisté dans "La guerre éventuelle", et qui consistait à se défendre d'un côté et à attaquer de l'autre, ni que c'était la seule manière d'avoir, sur le théâtre décisif des opérations, des forces égales ou supérieures à celles de l'ennemi.

 

Si l'on s'en était inspiré, on aurait pu avoir trois ou quatre corps d'armée de plus dans le nord de la France, et il n'en aurait peut-être pas fallu davantage pour arrêter le flot de l'invasion. allemande, à la condition toutefois d'éviter les fautes d'ordre tactique auxquelles conduisait malheureusement l'application du " Règlement sur la conduite des grandes unités " du mois d'octobre 1913.

 

On observera peut-être que, en étudiant dans "La guerre éventuelle" les conditions de la riposte à exécuter sur la frontière belge, je n'ai envisagé que l'hypothèse de l'invasion allemande par les Ardennes, c'est-à-dire par la rive droite de la Meuse, en écartant complètement l'offensive par la rive gauche. Mais je ferai remarquer que mon volume, publié au commencement de 1913, ne contenait que la première partie de l'étude que j'avais entreprise sur la conduite de la guerre possible, et que, dans le courant de la même année, j'y suis revenu dans une série d'articles qui (comme les premiers) ont paru dans la "République française". En s'y reportant on reconnaîtra que, ,cette fois, je m'étais rapproché notablement des conditions que les Allemands devaient réaliser.

 

Je crois devoir en reproduire quelques passages ("République française" du 20 août 1913. Quand la guerre a été déclarée, je me proposais de réunir dans un second volume ces articles traitant de l'offensive allemande par la Belgique.) :

 

" Depuis que l'on songe en France qu'une nouvelle guerre pourrait éclater entre la France et l'Allemagne, les conditions générales dans lesquelles les hostilités pourraient s'engager n'ont pas changé. Elles se résument en disant qu'il faut s'attendre à l'offensive allemande et se préparer à la riposte; mais il n'en est pas de même de l'importance et de l'extension des théâtres d'opérations sur lesquels les armées en présence pourraient se rencontrer. Il y a trente ans, on admettait généralement que les opérations principales se dérouleraient dans les Vosges. Plus récemment on a pensé que les Allemands, n'y trouvant pas le moyen de déployer toutes leurs forces, seraient conduits en même temps à prononcer leur offensive vers la Meuse au nord de Verdun, en empruntant plus ou moins, le territoire belge. C'est là que nos adversaires chercheraient la bataille décisive, en n'engageant que des combats d'usure d'Epinal à Verdun.

 

" Dans ces derniers temps, on a été amené à supposer que les Allemands étendraient leur droite encore plus au Nord, qu'ils ne se contenteraient pas de s'avancer entre la Moselle et la Meuse de manière à atteindre ce dernier fleuve vers Stenay et Sedan et, qu'en outre, une armée de droite passerait la Meuse aux environs de Maëstricht pour la remonter par la rive gauche jusqu'à Namur et pénétrer en France par la Sambre. Dans ces conditions, ce ne serait pas les Vosges qui seraient le théâtre des opérations décisives, mais les régions voisines de notre frontière du Nord.

 

" Cette frontière se trouve divisée en deux parties par la Meuse de Mézières à Givet; au point de vue militaire, la partie comprise entre le fleuve et Longwy doit être rattachée à la frontière du Nord-Est ou franco-allemande; 1a frontière du Nord proprement dite est seulement la partie comprise entre la Meuse et la mer. Toute cette région est un pays ouvert et facilement praticable aux armées; en outre, la Belgique est un pays riche où les Allemands trouveraient d'abondantes ressources. C'est pour toutes ces raisons que, trouvant de grandes difficultés dans les Vosges, dans les Ardennes ou dans l'Argonne, nos adversaires pourraient songer à s'avancer par la gauche de la Meuse de manière à tourner notre première ligne de défense. Il est vrai que si, en arrivant à la frontière française, les Allemands perdaient une bataille, ils auraient à exécuter une retraite longue et difficile à travers un pays qui, après les avoir peut-être laissé passer par crainte de représailles, pourrait bien se soulever, dès qu'il n'aurait plus rien à redouter.

 

" Il est bien possible que ces considérations ne suffisent pas à détourner nos adversaires d'une pareille opération, car ils ne doutent de rien. Se croyant sûrs de la victoire, ils songeraient moins à la sécurité de leurs communications qu'aux moyens de livrer bataille dans des conditions avantageuses, en cherchant avant tout l'espace suffisant pour réaliser l'enveloppement de l'aile gauche française.

 

" On peut d'ailleurs être certain que l'armée, qui traverserait la Belgique par la gauche de la Meuse, ne serait pas abandonnée à elle-même; une autre armée marcherait en même temps par la rive droite, en cherchant à combiner ses opérations avec la première, de manière à concourir ensemble à une bataille décisive. "

 

Il était donc rationnel de supposer que l'armée de droite aurait pour but de pénétrer en France par la trouée de Chimay; mais, en réalité, les Allemands devaient aller encore plus loin vers l'Ouest, et leur extrême droite devait nous envahir par l'Escaut en passant par Bruxelles.

 

On sait que l'ensemble des forces allemandes, destinées à opérer contre la France, furent organisées en sept armées. Quoique plusieurs écrivains aient affirmé le contraire, et notamment M. Hanotaux dans la Revue hebdomadaire du 22 juillet 1916 (P. 442), nos adversaires n'avaient nullement l'intention de mettre en pratique un système de tenaille qu'aurait recommandé le maréchal von Schlieffen. Les cinq premières armées furent réunies entre la Meuse et la Moselle, de Thionville à Aix-la-Chapelle, et devaient marcher vers la France, des deux côtés de la Meuse, tandis que les deux dernières étaient laissées en Lorraine et en Alsace pour nous contenir, en attendant que les circonstances se prêtent à une riposte favorable. Les cinq premières étaient d'ailleurs les plus nombreuses et les plus fortement constituées : c'était d'elles que l'on attendait des résultats décisifs. Vu d'ensemble, le projet d'invasion consistait à exécuter avec cette masse principale une vaste conversion autour de Verdun, que la gauche devait contourner par le Nord, tandis que la droite pénétrerait en France par la Sambre et par l'Escaut, en cherchant à envelopper la gauche des armées françaises. C'est assurément l'opération la plus grandiose, la mieux préparée et la mieux exécutée dont l'histoire militaire fasse mention. Comme dessin général, elle n'est pas sans analogie avec la manœuvre exécutée par Napoléon autour d'Ulm en 1805; mais elle fut réalisée avec plus d'un million d'hommes, tandis que l'armée de l'Empereur n'en comprenait que 150.000.

 

Les Ve et IVe armées, qui formaient la masse de gauche sous les ordres du Kronprinz et du duc de Wurtemberg, furent rassemblées dans le Luxembourg, face au Sud-Ouest; elles comprenaient chacune cinq corps (dont six corps actifs pour l'ensemble des IVe et Ve armées); elles devaient former le pivot mouvant de la conversion. L'aile marchante comprenait la IIe et la Ire armées, qui avaient à leur tête von Bülow et von Kluck; ces deux armées furent d'abord réunies au Sud et à l'Est de Liège, faisant face au Nord-Ouest; elles comprenaient l'une six corps, l'autre sept (dont pour l'ensemble des Ie et IIe armées, sept corps actifs, y compris celui de la Garde qui comptait à la IIe armée). Ces deux masses formaient en réalité les deux côtés d'un angle dont le sommet était tourné vers l'Ouest, et, à l'intérieur de cet angle, fut rassemblée la IIIe armée qui, sous les ordres du général von Hausen, comprenait quatre corps (La Ie armée comprenait les corps II, III, IV, IX et III, IV, IX de réserve. La IIe armée comprenait les corps VII, X, Garde et VII, X et Garde réserve. La IIIe armée comprenait les corps XI, XII, XIX, et XII de réserve. La IVe armée comprenait les corps VI, VIII, XVIII, et VIII et XVIII de réserve. La Ve armée comprenait les corps V, XIII, XVI; V et VI de réserve.). Une fois le déploiement stratégique terminé, les deux armées de droite devaient passer la Meuse, la Ie entre Liège et la frontière hollandaise, la IIe entre Liège et Namur, et progresser à travers la Belgique, tandis que la IVe et la Ve s'avanceraient lentement à travers les Ardennes et s'y établiraient solidement de manière à être en état de s'opposer d'abord à toute offensive française partant de Verdun et de Montmédy. Elles pouvaient être soutenues, au besoin, par la IIIe armée.

 

Cette dernière, d'ailleurs, ne devait pas rester immobile : pendant que les deux premières passeraient la Meuse, elle devait s'avancer vers l'Ouest, dans la direction de Dinant et de Givet, pour relier les deux masses de droite et de gauche, couverte par cette dernière. Sa mission était ensuite d'y passer le fleuve pendant que la IIe contournant Namur par le Nord, se rabattrait à gauche sur la Sambre pour déboucher par Charleroi, et que la Ie, allongeant son mouvement jusqu'à Bruxelles, à la suite de l'armée belge qui devait se retirer sur Anvers, aborderait la frontière française par l'Escaut, de manière à envelopper notre aile gauche.

 

Ainsi, à gauche les IVe et Ve armées devaient rester d'abord sur la défensive, comme les armées de Lorraine, et les Allemands n'attendaient, en réalité, de succès décisifs que des mouvements combinés des trois autres.

 

Le déploiement initial des forces françaises n'était pas fait en vue de résister à une attaque de pareille envergure.

 

On sait que ces forces furent organisées en cinq armées. Les deux premières, sous les ordres des généraux Dubail et Castelnau, devaient opérer dans les Vosges. Elles comprenaient : l'une, les corps 7, 8, 13, 14 et 21; l'autre, les corps 9, 15, 16, 18 et 20. La 3e armée sous les ordres du général Ruffey, avait les corps 4, 5 et 6, ce dernier à trois divisions : elle lut réunie au nord-est de Verdun. La 5e armée comprenant les corps 1, 2, 3, 10 et 11, sous le commandement du général Lanrezac, entre l'Aisne et la Meuse. La 4e, avec les corps 12, 17 et colonial, réunie de Commercy à Sainte-Menehould, était en réalité une armée de réserve. Chaque armée avait une ou deux divisions de cavalerie et il y avait de plus, sous les ordres du général Sordet, un corps de cavalerie de trois divisions relevant directement du général en chef. On disposait encore de deux divisions d'Algérie et d'une division marocaine dont l'emploi était réservé. Un certain nombre de divisions de réserve devaient être assez rapidement prêtes : trois d'entre elles à Vesoul, derrière la droite; un même nombre (51e, 53e et 69e) à Vervins, à l'extrême-gauche; plusieurs à la droite de la 3e armée, et d'autres avec la 2e et la 5e.

 

On s'attendait bien à la violation de la Belgique, mais on pensait qu'elle serait limitée à la Meuse, que d'ailleurs elle ne serait pas faite avec la masse principale des forces allemandes, et que nos 3e et 5e armées seraient en mesure de la refouler. Au surplus, on comptait bien ne pas attendre l'ennemi mais, au contraire, aller à sa rencontre, dès qu'on serait averti de la violation du territoire belge.

 

L'offensive rapide et violente était, pour la plupart des chefs de l'armée française, un principe intangible. D'après les projets du général Joffre, elle devait être prononcée simultanément des deux côtés de la Moselle : à droite, les Ire et 2e armées devaient s'avancer en Alsace et en Lorraine; à gauche, les 3e et 5e armées devaient opérer entre la Moselle et la Meuse. Le rôle de la 4e armée dépendait des circonstances.

 

La violation du territoire belge, qui eut lieu le 4 août, et l'attaque de Liège, qui commença le lendemain, ne laissèrent aucun doute sur les projets des Allemands de chercher à envahir la France par la Belgique. Toutefois, on était toujours porté à croire, au grand quartier général, que, leur mouvement offensif serait limité à la Meuse jusqu'à Mézières. L'attaque de Liège n'était pas suffisante pour faire admettre qu'ils étaient décidés à prolonger leur droite par la rive gauche, en aval de Namur; car,. Même en les supposant résolus à se maintenir sur la rive droite, la possession de Liège leur était utile pour assurer leur flanc droit et leurs derrières contre un retour offensif de l'armée belge. Mais il n'en fallait pas davantage pour amener le G. Q. G. français à orienter le rôle de la 4e armée, qui fut de suite destinée à opérer avec la 3e et la 5e, et qui, à cet effet, dut venir s'intercaler entre elles. La 5e devait se resserrer sur sa gauche, celle-ci restant établie près de Mézières. Son corps de droite, le 2e, était rattaché à la 4e armée, qui se trouvait ainsi portée à, quatre corps.

 

Pendant que les transports stratégiques s'exécutaient, une instruction en date du 8 août détermina. les rôles que les armées auraient à remplir. Rien n'était changé pour les Ire et 2e armées qui devaient commencer leur mouvement le 14. Pour le groupe de gauche, formé des 3e, 4e et 5e, si on était prévenu par l'ennemi, on livrerait bataille à cheval sur la Meuse, la droite vis-à-vis de Metz, la gauche en deçà de Sedan et de Mézières; si, au contraire, on en avait le temps, on irait chercher l'ennemi en Belgique, au delà de la Chiers et de la Semoy.

 

Avec ces dispositions, on n'envisageait pas l'éventualité d'un passage de la Meuse par les Allemands entre Givet et Liège, et le général Lanrezac, qui commandait la 5e armée, en était fort inquiet. Récemment nommé membre du Conseil supérieur de la guerre, il n'avait été désigné qu'en mai 1914 pour exercer ce commandement. Dès qu'il eut pris connaissance du rôle éventuel qu'il aurait à jouer, il avait appelé l'attention du général Joffre sur le danger que pouvait courir sa gauche. Il était du petit nombre de ceux qui pensaient qu'il ne fallait pas prendre partout l'offensive; que, dans les Vosges, il fallait se tenir sur la défensive afin d'avoir le plus de monde possible à la frontière de Belgique où était pour lui le théâtre principal des opérations. Ses idées se rapprochaient beaucoup de celles que j'avais présentées dans "La guerre éventuelle" (L'offensive exécutée en Lorraine et en Alsace avec presque la moitié de nos forces actives, dit Lanrezac, est le vice capital du plan Joffre. "Le Plan de campagne français", par le général Lanrezac, p. 39. Payot, éditeur.). Mais Joffre ne crut pas devoir en tenir compte. Une fois la guerre déclarée, et l'attaque sur Liège bien dessinée, Lanrezac y revint en affirmant que l'offensive allemande à travers les Ardennes ne s'arrêterait pas à Sedan ou à Mézières. Il n'envisageait pas encore le passage aux environs de Liège; mais il soutenait que la droite allemande passerait entre Givet et Namur, et que son armée serait débordée à gauche. Il y avait bien, pour parer à ce danger, le groupe de divisions de réserve (51e, 53e et 69e) en voie de rassemblement à Vervins, et plus à gauche, on attendait les Anglais qui devaient se rassembler du Cateau à Cambrai; mais les divisions de réserve n'étaient pas capables d'une résistance sérieuse, et les Anglais devaient arriver trop tard. Quant aux Belges, dès qu'on ne les soutenait pas chez eux, ils allaient se dérober à l'attaque allemande.

 

Tenant compte de ces observations, Joffre avait, le 12 août, autorisé le chef de la 5e armée à porter le Ier corps sur Dinant où il surveillerait les passages de la Meuse, en appuyant le corps de cavalerie Sordet, et d'où il pourrait déboucher quand le gros de la 5e armée s'avancerait au nord de la Semoy. Il devait être renforcé des divisions d'Afrique (37e et 38e), dirigées sur la région Philippeville Rocroi (Lanrezac, page 73). Car le général en chef, malgré les renseignements qu'il avait sur les progrès des Allemands en Belgique, persistait dans ses projets d'offensive par la rive droite de la Meuse.

 

Une nouvelle instruction du G. Q. G., en date du 13 août, précisait les conditions dans lesquelles cette offensive devait s'exécuter, conditions qui différaient fort peu de celles du 8 août. On devait toujours recevoir la. bataille si l'ennemi attaquait, et, dans le cas contraire, se tenir prêt à prendre l'offensive au delà de la Meuse à partir du 15, mais on ne tenait toujours pas sérieusement compte de l'éventualité qui préoccupait tant Lanrezac : celle du passage de la Meuse au-dessous de Givet.

 

Aussi, le lendemain, 14, le chef de la 5e armée crut-il devoir se rendre au G. Q. G., à Vitry, pour tenter d'ouvrir les yeux du général en chef; mais sa tentative n'eut aucun succès : quand il eut exposé que l'offensive par la rive droite, forcément très pénible en raison des difficultés du terrain, n'empêcherait pas le mouvement des Allemands par la rive gauche, Joffre, le major-général Belin et le premier aide-major Berthelot, ne surent que répondre successivement : " Nous avons le sentiment que les Allemands n'ont rien de prêt par là (Lanrezac, loc. cit. p. 77) ".

 

Lanrezac, en rentrant à Rethel, " la mort dans l'âme ", y trouva un, Bulletin de renseignements émanant du G. Q. G., et qui justifiait toutes ses appréhensions. Aussitôt, il écrit une lettre pour demander l'autorisation de préparer le mouvement du gros de son armée vers la région Maubeuge -Givet. On lui répond, le 15 au matin, en lui donnant l'autorisation qu'il demande, mais en ajoutant qu'il devra attendre un ordre d'exécution. Dans cette même journée, un détachement de toutes armes de troupes allemandes faisait une tentative de passage de la Meuse à Dinant. Après un premier succès, ce détachement fut refoulé avec pertes par des troupes du Ier corps. Pendant l'action, le gros de la cavalerie Sordet se trouvait au nord-est de Givet et aurait pu, en intervenant; obtenir un bel avantage, mais il se laissa arrêter par quelques détachements d'infanterie établis sur la Lesse et passa sur la rive gauche de la Meuse pour se porter dans la direction de Charleroi.

 

Quand le G. Q. G. fut avisé de ce qui venait de se passer, il crut enfin le moment venu d'autoriser Lanrezac à exécuter le mouvement qu'il avait proposé. Une instruction qui parvint à la 5e armée entre 11 h. et minuit arrêtait les dispositions à prendre.

 

La 5e armée doit laisser à la défense de la Meuse son corps de droite (le IIe), la 4e division de cavalerie et les divisions de réserve 52 et 60. Ces divers éléments seront rattachés à la 4e armée. En revanche, la 5e reçoit le corps Sordet qui, jusqu'à ce moment, avait dépendu directement du G. Q. G., et aussi les divisions de réserve du général Valabrègue qui s'étaient réunies à Vervins. En outre, le 18e corps va être transporté de Toul vers la région d'Hirson, et comptera aussi à la 5e armée.

 

En, prenant ces dispositions, Joffre ne renonçait pas à l'offensive, et la 4e armée, qui devait y jouer le principal rôle, dut encore recevoir le 9e corps, qui comptait d'abord à la 2e armée; de sorte que la 4e armée qui, au début, ne comprenait que trois corps, allait être portée à six, lesquels devaient se rassembler sur la Meuse, de Montmédy à Mézières, dans l'ordre suivant à partir de la droite : 2, colonial, 12, 17, 11, 9. Il y avait, de plus, les divisions de cavalerie 4 et 9, et les divisions de réserve 52 et 60. A l'ouest de la Meuse, la 5e armée allait comprendre les corps 1, 10, 3, 18, avec les divisions d'Afrique 37 et 38 (qui venaient d'être dirigées sur Hirson et Chimay) et les divisions de réserve du général Valabrègue, et enfin le corps Sordet. Par suite de ces dispositions, la 4e armée allait présenter un effectif de près de 300.000 hommes, et la 5e plus de 200.000. A leur droite se trouvait la 3e armée qui comprenait les corps 4, 5 et 6, avec plusieurs divisions de réserve : elle comptait plus de 200.000 hommes. C'était donc un effectif de plus de 700.000 hommes qui était réuni à la frontière de la Belgique.

 

A la gauche de cette masse principale se concentrait l'armée britannique qui comprenait deux corps d'armée et une division de cavalerie, d'un effectif d'environ 70.000 hommes. Enfin, trois divisions territoriales (81, 82 et 84) furent rassemblées à l'extrême-gauche pour surveiller la région comprise entre l'Escaut et la mer.

 

Avec cet ensemble, on prendra l'offensive des deux côtés de la Meuse, la 5e armée, réunie entre Sambre et Meuse, agira de concert avec les armées anglaise et belge contre le groupe allemand du Nord (Lanrezac, p. 84), et la 4e débouchera du front Sedan - Montmédy en direction de Neufchâteau, appuyée à droite par la 3e.

 

Les corps 3 et 10 de la 5e armée, qui étaient tenus prêts a marcher, commencèrent leur mouvement vers la Sambre le 16.

 

Ce même jour, le maréchal French était avisé de ces dispositions, et invité à porter ses forces, dès qu'il serait prêt, dans la région de Mons, en combinant ses mouvements avec l'armée belge. Le 17, Lanrezac reçoit la visite du chef de l'armée anglaise qui lui fait connaître qu'il ne pourra pas mettre son armée en marche avant le 24.

 

Quant aux Belges, qui jusqu'à présent n'ont reçu aucun secours, ils parlent déjà de se retirer sous Anvers. Joffre, pour essayer de les retenir, promet l'envoi du corps Sordet au delà de la Meuse; mais quand - le 18 - cette cavalerie se montre au delà de Fleurus, l'armée belge a déjà reçu l'ordre de se mettre en retraite, et nos escadrons se retirent derrière le canal de Charleroi à Bruxelles. Ils sont d'ailleurs déjà épuisés par les courses ininterrompues auxquelles ils ont été soumis depuis dix jours. Cependant, dans cette journée du 18, Joffre, qui ne sait pas que les Belges abandonnent déjà la partie, envoie une instruction générale pour régler les opérations de toutes les forces réunies près de la frontière de Belgique.

 

Aux termes de cette instruction, qui précise et développe les dispositions générales arrêtées le 15, (Lanrezac, p. 98), les 3e, 4e et 5e armées françaises auront pour objectif les forces allemandes réunies autour de Thionville, dans le Luxembourg et en Belgique.

 

Deux éventualités sont envisagées :

 

Si les Allemands n'engagent sur la rive gauche de la Meuse qu'une fraction de leur aile droite, on laissera aux Anglais et aux Belges le soin de les combattre, et la 5e armée passera la Meuse de Givet à Namur pour se porter dans la direction de Marche et de Saint-Hubert, en combinant ses mouvements avec la 4e.

 

Si, au contraire, le gros de l'aile droite ennemie cherche à passer entre Givet et Bruxelles, la 5e armée, agissant en liaison avec les Anglais et les Belges, s'opposera directement à ce mouvement. En même temps, les 3e et 4e armées attaqueront le centre ennemi et, après l'avoir mis hors de cause, la 4e armée devra se tourner immédiatement contre le flanc gauche de l'aile droite allemande.

 

On espérait donc, avec la masse principale des forces alliées, rompre le centre des armées ennemies, pendant que leur droite marcherait sur Bruxelles, puis se rabattre à gauche de manière à pousser cette droite vers la mer.

 

Cette conception n'était pas déraisonnable dans son principe, mais, pour plusieurs raisons, elle ne put être réalisée. D'abord, les forces que nous avions à combattre étaient beaucoup plus nombreuses qu'on ne le croyait à notre G. Q. G. On supposait que les Allemands n'avaient pas, sur la frontière de Belgique, plus de quinze corps d'armée : c'était, en effet, à peu près le nombre des corps actifs; mais il y avait, de plus, onze corps de réserve d'excellente qualité : soit en tout 26 corps. En outre, de notre côté, les mouvements furent mal combinés et nos corps d'armée s'engagèrent dans les conditions les plus défectueuses.

 

L'offensive devait commencer le 21; mais, à cette date, nos armées de droite engagées malencontreusement en Lorraine étaient déjà battues à Sarrebourg et à Morhange, et forcées de se retirer de la Seille sur la Meurthe. Nos 3e et 4e armées ne devaient pas avoir un meilleur sort dans les Ardennes : en attaquant sans précautions, elles se heurtèrent à des positions fortifiées, furent souvent surprises, et obligées de se retirer après avoir subi de grosses pertes.

 

Quant à la 5e armée, lorsque ses corps de tête, les 10e et 3e, arrivèrent sur la Sambre, le 21, ils y trouvèrent les têtes de colonne de la IIe armée allemande, et ne purent les empêcher de prendre pied sur plusieurs points de la rivière. Le jour suivant, 22, les Allemands prennent résolument l'offensive, et les nôtres sont obligés de céder le terrain : 1e Ier corps, qui est à notre droite ayant à surveiller la Meuse aux environs de Dinant, ne peut intervenir dans la bataille et, du côté opposé, le 18e corps qui vient d'arriver n'a pu que se maintenir à la gauche du 3e.

 

Les divisions Valabrègue ne sont encore que dans la région de Solre-le-Château : on ne, s'explique pas que ces divisions, qui étaient avant le 15 aux environs de Vervins, soient arrivées si tard. En se mettant en mouvement seulement le 17, elles pouvaient être le 18 à Avesnes, et le 19 à Solre-le-Château, et, après un jour de repos, se trouver le 21 à Beaumont.

 

Le 23, les 10e et 3e corps, déjà fortement ébranlés, ne peuvent résister à une nouvelle attaque de Bülow et sont rejetés sur Florennes et Walcourt, pendant que le Ier est retenu vers Dinant par une attaque de la IIIe armée allemande que la 51e division de réserve n'a pas été capable d'arrêter. A gauche, le 18e corps, appuyé par les divisions Valabrègue, a pu se maintenir à hauteur de Thuin (Le général Valabrègue n'avait avec lui que les divisions 53 et 69 à la gauche de l'armée, la 51e avait été portée à droite sur la Meuse.).

 

Le même jour, l'armée britannique, établie depuis la veille à droite et à gauche de Mons, était attaquée par l'armée de von Kluck. Elle lui opposa avec succès une énergique résistance; cependant le maréchal French crut devoir prendre la résolution de se retirer pour échapper au mouvement enveloppant dont il était menacé par plusieurs corps allemands qui remontaient l'Escaut sur sa gauche.

 

La situation était grave pour la 5e armée française. Le mouvement de retraite des Anglais allait découvrir sa gauche, et celui de la 4e armée pouvait mettre sa droite en péril. Dans ces conditions, le général Lanrezac n'hésita pas à prescrire la retraite pour le lendemain.

 

En somme, les projets du haut commandement avaient partout misérablement échoué. En Lorraine, les progrès des Allemands devaient être rapidement enrayés par l'énergie des généraux Dubail et Castelnau utilisant habilement tous les avantages du terrain, et n'ayant d'ailleurs devant eux que, des forces qui ne leur étaient pas supérieures en nombre. Mais il ne devait pas en être de même dans le Nord : la situation était telle, le 23 au soir, qu'il n'était plus permis de songer à lutter sur place contre l'invasion allemande. Nous croyons pourtant que, malgré la supériorité numérique de nos adversaires, il eût été possible, en prenant de meilleures dispositions dans les journées précédentes, de briser leur offensive à la frontière même.

 

On avait voulu exécuter une véritable riposte, car l'offensive qu'on avait projetée en Belgique, à partir du 18 août, était consécutive aux mouvements des armées ennemies, dont on avait plus ou moins connaissance; mais on avait négligé de tenir compte des conditions qu'exige une riposte stratégique, et sur lesquelles j'ai appelé l'attention dans "La guerre éventuelle" (p. 148-153).

 

D'abord, en présence du développement de l'offensive allemande, il ne fallait pas riposter d'une manière uniforme sur tous les secteurs attaqués. Il y avait, en réalité, trois secteurs à envisager, correspondant aux trois lignes d'opérations possibles des Allemands : la ligne des Vosges, conduisant de la Seille et de la Sarre sur la Meurthe et la Moselle (c'est-à-dire, par Nancy et Lunéville, sur Bayon et Charmes); la ligne des Ardennes, qui, à travers la partie méridionale de la Belgique, conduit sur la Meuse à Stenay, Sedan et Mézières; enfin la ligne de la rive gauche de la Meuse et de la Sambre pour aboutir, par la trouée de Chimay, dans la vallée de l'Oise ou encore à l'Escaut. En présence de la menace allemande, il ne fallait riposter à fond que sur une des trois attaques, en refusant les deux autres. En disant que l'on devait refuser ces attaques, nous n'entendons pas qu'il fallait laisser les Allemands libres de les développer; mais, on ne devait laisser devant elles que des forces inférieures chargées de les contenir ou de les retarder, en utilisant tous les avantages du terrain et de la fortification, de manière à accumuler le plus de forces possible sur la zone que l'on aurait choisie pour prononcer une riposte énergique.

 

C'est là l'idée fondamentale sur laquelle devait reposer la conduite des opérations de l'armée française : ce n'était qu'une application du principe de l'économie des forces conforme au principe fondamental de Jomini. On a fait ,exactement le contraire, et, pendant qu'on se disposait à marcher au devant des Allemands à travers la Belgique. et des deux côtés de la Meuse, on voulut en même temps prendre l'offensive en Lorraine. C'était le moyen d'échouer partout.

 

Ensuite, en adoptant les dispositions d'ensemble que nous venons d'indiquer, pour les réaliser, il fallait disposer d'importantes réserves stratégiques pour les porter rapidement sur le secteur principal que l'on aurait choisi. Or, au contraire, on avait affecté à tous nos corps une place déterminée à l'avance dans le déploiement de nos forces à la frontière. C'était la conséquence de nos projets d'attaquer partout; car, avec l'idée d'offensive générale, et préconçue, on peut à la rigueur fixer à l'avance le rôle et l'effectif de chaque armée; mais, avec la défensive stratégique que nous aurions dû admettre, il est indispensable de disposer des réserves dont l'emploi est subordonné aux premiers mouvements de l'adversaire. Il convenait donc de laisser d'abord sur leur territoire deux ou trois, corps d'armée que l'on n'aurait mis en mouvement que quand on aurait été fixé sur la zone de la riposte principale. En arrêtant le choix de ces corps d'armée, il ne fallait prendre ni les plus rapprochés de la frontière, ni les plus éloignés : les premiers, parce qu'on devait en disposer pour renforcer la couverture aussi vite que possible; les seconds, parce qu'ils auraient mis trop de temps à entrer en ligne. Les corps 2, 3 et 4, étant dans le premier cas, les corps 16, 17 et 18, dans le second, il semble que le mieux eût été de choisir les corps 9 et 12 qui, par leur position centrale, pouvaient être portés assez rapidement sur n'importe quel point de la frontière. Les troupes d'Afrique venaient s'y ajouter tout naturellement en raison du temps nécessaire à leur transport. On aurait disposé ainsi de plus de 100.000 hommes, sans compter les divisions de réserve (Le général Lanrezac, en exposant ses idées sur le déploiement stratégique initial des forces françaises, émet aussi l'avis qu'il convenait de constituer une réserve générale avec deux corps actifs sans compter les troupes d'Afrique, et il propose de commencer par réunir ,ces deux corps derrière le centre dans la zone Bar-le-Duc, Châlons, Brienne (loc. cit., p. 45). Mais il nous semble qu'il était beaucoup plus avantageux de les laisser sur leur territoire; car on aurait ainsi économisé un transport par voie ferrée (sur deux), et les deux corps seraient arrivés presque aussi vite sur la partie du front où l'on aurait voulu les porter.).

 

A ces conditions, essentielles de la défensive stratégique, il fallait en ajouter encore une autre qui consistait à se préparer au combat en retraite sur presque tous les points (La guerre éventuelle, p. 172.), sur les secteurs défensifs, parce qu'on y aurait été inférieur en nombre, mais aussi sur celui de la riposte à fond, parce que, comme il s'agit d'une opération subordonnée, on n'aurait peut-être pas été prêt à livrer bataille tout de suite et qu'il ne fallait s'y laisser entraîner qu'après avoir réuni toutes les forces appelées à y concourir et qui devaient se concentrer sous la protection des troupes de couverture. Toutefois, avec beaucoup de perspicacité, on pouvait prendre son parti assez vite pour n'être obligé de céder, de ce côté, aucune parcelle du territoire français.

 

Ainsi : unité dans la riposte, emploi des réserves stratégiques et du combat en retraite, telles étaient les conditions de la défensive stratégique que nous devions forcément adopter pour être en mesure de résister à l'offensive allemande.

 

Etant bien fixé à l'avance sur les conditions à réaliser pour avoir des chances sérieuses de résister à l'invasions du territoire :français, il fallait, une fois les hostilités engagées, choisir le secteur de la riposte principale.

 

Il convenait, tout d'abord, d'exclure le théâtre d'opérations des Vosges, où nous ne pouvions conduire que des opérations inutiles ou malheureuses. Restaient la région des Ardennes et celle d'entre Sambre et Meuse. Or, nous sommes d'avis que, une fois prévenus des mouvements des Allemands autour de Liège, et devant l'éventualité de leur offensive par la rive gauche de la Meuse, il n'y avait pas d'hésitation possible : c'était la dernière qu'il fallait choisir.

 

Nous prétendons, en effet, que c'était bien entre Sambre et Meuse qu'il fallait préparer une riposte énergique et que là seulement on pouvait espérer refouler l'invasion, tandis que, à droite de la Meuse, l'offensive des 3e et 4' armées même en combinant mieux leurs mouvements, n'avait aucune chance de réussir. D'abord, parce que les pays à traverser étaient très difficiles; ensuite, parce que les trois armées allemandes de von Hausen, du duc de Wurtemberg et du Kronprinz y étaient établies depuis huit jours, et qu'elles avaient eu le temps de s'y fortifier avec soin; enfin, parce que la droite de la 3e armée, à supposer qu'elle commençât par faire quelques progrès, devait se trouver en l'air en avançant dans la direction d'Arlon et pouvait être attaquée de flanc - et même sur ses derrières - par des troupes débouchant de Luxembourg, de Thionville et de Metz.

 

Au contraire, entre Sambre et Meuse, on pouvait opérer en sécurité, protégé à gauche par Maubeuge et l'armée anglaise, et à droite par la Meuse même que l'on pouvait défendre avec peu de monde jusqu'à Givet et même jusqu'à Dinant. Mais, pour cela, il ne fallait pas accepter la bataille avant que la 5e armée ne fût bien concentrée.

 

Nous croyons que, en adoptant ces vues d'ensemble, on avait le moyen de préparer une riposte dans des conditions avantageuses, si l'on avait pris son parti seulement vers le 12 août.

 

Il faut reconnaître, en effet, que - à part le point de vue des réserves stratégiques que l'on avait négligé et l'excès des forces portées en Lorraine.- notre premier déploiement stratégique (J'emploie l'expression de " déploiement stratégique " plutôt t que celle de " concentration " pour désigner le dispositif initial des armées à proximité de la frontière, parce qu'il me semble qu'elle répond beaucoup mieux à la situation que l'on envisage. Les armées formées de Belfort à Mézières ne sont pas concentrées - elles sont déployées stratégiquement et en position d'attente, même si on a en vue l'offensive. En effectuant son déploiement, stratégique, l'armée se " met en garde " : elle prend une position qui lui permet, suivant les circonstances, d'attaquer, de parer, de riposter ou de rompre, et nous croyons qu'il est préférable de réserver l'expression de " concentration " pour les dispositifs plus resserrés que l'on prend en vue de réunir les forces appelées à concourir à une bataille sur une zone déterminée.) était loin d'être mauvais. Nous dirons, au contraire, qu'il se prêtait à toutes les éventualités, et que même les erreurs initiales pouvaient être corrigées sans trop de difficultés. Nous dirons encore que l'idée de faire filer le gros de la 5e armée vers la gauche, et d'intercaler, entre elle et la 3e, la 4e tenue préalablement en seconde ligne, était excellente.

 

Au fond, le projet de rompre le front ennemi vers son centre pour se rabattre ensuite à gauche contre l'armée allemande engagée au cœur de la Belgique était encore une idée juste. Mais, pour obtenir la rupture, il fallait la chercher, comme je l'ai dit plus haut, à gauche de la Meuse, et non pas à droite, en considérant toute autre opération comme secondaire et en n'hésitant pas à affaiblir les autres armées pour renforcer la 5e.

 

On eut la bonne idée de ramener dans le Nord les corps 18 et 9, malencontreusement dirigés sur Nancy; mais on s'y prit trop tard.

 

Dès le 10, le projet des Allemands d'opérer par la rive gauche ne devait plus être douteux. On ne pouvait savoir au juste quelles forces ils y consacreraient; on en savait ,cependant assez pour entamer, le 12, le mouvement des corps 1, 3 et 10 vers la Sambre, en les renforçant des divisions d'Afrique et en les faisant suivre des divisions de réserve du groupe Valabrègue. En réalité, le Ier corps se trouva le 15 aux environs de Dinant en mesure de repousser le détachement qui essaya de traverser la Meuse; mais ce qui venait de se passer, rapproché de l'offensive par Liège., était suffisant pour faire comprendre qu'on allait avoir affaire dans cette région à des forces considérables.

 

A partir de ce moment, du moins, une considération devait dominer toutes les autres : porter vers la région d'entre Sambre et Meuse le plus de forces possible, en y employant tous les moyens dont on disposait. Le mouvement du 18e corps par voie ferrée n'a commencé que le 17 : on aurait pu l'avancer d'au moins vingt-quatre heures. En outre, la 4e armée ne devant plus jouer le rôle principal, il n'était pas nécessaire de la constituer aussi fortement. Deux corps auraient été suffisants sur la Semoy depuis Monthermé jusqu'au delà de Bouillon, avec un troisième établi à droite, dans la direction de Carignan, et deux autres sur la Chiers, de Carignan à Montmédy. Dès lors, le corps de gauche (le 9e) pouvait être rattaché à la 5e armée et porté sur la rive gauche de la Meuse. On pouvait le remplacer par le 17e qui, passant derrière le 11e, fût venir s'établir sur la Semoy au-dessous de Bouillon avec la 60e division de réserve. Enfin, en renonçant à toute opération en Alsace, on aurait pu enlever deux divisions de Belfort et les amener sur la Sambre. Avec le 7e corps et les régiments affectés spécialement au camp retranché, on avait le moyen de constituer trois divisions actives et deux de réserve. En y ajoutant les territoriaux de la 7e région, on disposait de plus de 100.000 hommes sur lesquels on pouvait prélever deux bonnes divisions que l'on aurait portées de l'extrême-droite à l'extrême-gauche. On avait ainsi le moyen de corriger les erreurs initiales qui provenaient de ce que, au lieu d'envisager de suite une riposte principale, on voulait s'engager partout avec la même intensité; mais il fallait encore s'inspirer des mêmes idées en précisant les rôles à remplir par les armées réunies sur la frontière de Belgique. En attaquant à fond avec les 3e et 4e armées, en même temps qu'avec la 5e, on allait pratiquer l'offensive en cordon, c'est-à-dire s'enlever le moyen d'obtenir quelque part un succès décisif. Il fallait, au contraire, en préparant la riposte à fond entre Sambre et Meuse, se résoudre à la défensive active dans les Ardennes aussi bien qu'en Lorraine et en avant de Belfort, et même se résigner à l'abandon de quelques parties du territoire, en s'y préparant à l'avance.

 

Avant tout, il convenait de renoncer à occuper longtemps la région qui avoisine Briey, parce qu'il est manifeste qu'elle n'était pas défendable, et, dès l'ouverture des hostilités, on devait se tenir prêt à l'évacuer : pour tenir la partie du territoire français comprise entre, Briey et Longwy, il aurait fallu être en mesure, en même temps, d'occuper au moins la partie méridionale de la Belgique, à droite de la Meuse. Or, nous ne pouvions avoir la prétention d'y prévenir les Allemands avec des forces suffisantes. Dès le 2 août, le grand-duché de Luxembourg était envahi, et bientôt aussi la partie méridionale de la Belgique aux abords de Liège. Dans ces conditions, une armée française qui aurait voulu tenir Briey aurait été attaquée par le Nord. Ce n'est pas la place de Longwy qui aurait gêné les progrès des Allemands : cette place, qui n'avait aucune valeur, aurait dû être démantelée depuis trente ans; l'ennemi pouvait la contourner par l'Est et par l'Ouest. En même temps, d'autres forces débouchaient de Thionville et de Metz, et l'armée française aurait risqué d'être enveloppée. On ne peut donc que louer le haut commandement d'avoir renoncé à défendre cette région (Divers écrivains ont soutenu qu'il fallait s'y attacher. M. Engerand, notamment, a signalé cette région comme ayant une valeur stratégique sans égale. Il serait difficile, en effet, d'en trouver une autre susceptible au même degré de conduire à un véritable désastre l'armée qui aurait voulu s'y établir.). Cependant, on ne devait pas l'évacuer sans nécessité. Il convenait, au contraire, d'y tenir autant que possible, tant pour observer les mouvements de l'ennemi que pour protéger l'exode des habitants. On pouvait, par exemple, y réunir un corps mixte comprenant deux divisions de cavalerie et une division d'infanterie du 6e corps (la 42e), et, pour assurer ses communications et sa retraite, établir en arrière une autre division du 6e corps (la 12e), partie à Conflans, partie à Etain. Le moment venu, tout cet ensemble - qui aurait, en outre, couvert la concentration de la 3e armée - se serait retiré sur Étain.

 

Nous admettons, en même temps, que, pendant cette période, la troisième division du 6e corps (la 40e), serait restée sur les Côtes-de-Meuse, en avant de Saint-Mihiel et de Commercy, jusqu'à ce qu'elle y eût été remplacée par les divisions de réserve. De là, elle aurait marché sur Fresnes, de manière à se relier au gros du corps d'armée. En s'y prenant bien, on n'aurait peut-être pas été obligé de céder à l'invasion aucune autre portion du territoire français; car, tandis que la 3e armée tenait bon de Montmédy à Verdun, la 4e pouvait également résister entre Montmédy et la Meuse, jusqu'au confluent de la Semoy, et, pour remplir cette tâche, cinq corps, avec une division de réserve, étaient largement suffisants.

 

Avec ces dispositions, on pouvait réunir entre Sambre, et Meuse les corps 1, 3, 7, 9, 10, 18 et 19 (Les divisions 37 et 38, quoique n'étant pas réunies, présentaient ensemble la valeur d'un corps d'armée.) et quatre divisions de réserve (51e, 52e, 53e et 69e). Il convenait encore d'affecter à cet ensemble une nombreuse cavalerie. Chacune des armées 1 et 2 n'avait pas besoin de plus d'une division de cavalerie; on pouvait en attribuer deux à la 3e armée et une à la 4. Il en restait cinq disponibles pour opérer dans la région de la riposte principale. On aurait ainsi disposé entre Sambre et Meuse de près de 350.000 hommes. On n'avait pas à craindre d'accumuler trop de monde dans cette région; car, au cas - à la rigueur possible - où les Allemands auraient prononcé leur principal effort par la rive droite de la Meuse, une partie de nos forces pouvaient s'engager contre eux en débouchant de la Meuse, de Namur à Givet.

 

Mais, en réalité, c'est par la rive gauche que nos adversaires devaient chercher l'action décisive avec les Ire et IIe armées, la IIIe ne devant jouer qu'un rôle secondaire par la rive droite. Dans ces conditions, c'est entre Sambre et Meuse que le gros de nos forces aurait prononcé la riposte à fond. On pouvait en former deux armées : celle de droite (5e) aurait compris les Corps 1, 3, 9, 10, avec une division d'Afrique, les 51e et 52e divisions de réserve et deux divisions de cavalerie, sous les ordres du général Lanrezac; celle de gauche (6e), les corps 7 et 18, la seconde division d'Afrique, le groupe Valabrègue (53e et 69e) et le corps de cavalerie Sordet.

 

Si le mouvement vers la gauche des corps 1, 3 et 10, qui étaient déjà entre la Meuse et l'Aisne, avait commencé le 12 août, ces trois corps auraient pu se trouver entre Givet et Maubeuge vers le 15. Si l'on avait disposé de réserves stratégiques susceptibles d'arriver rapidement par plusieurs voies, on aurait pu les faire suivre rapidement des corps 9, 18 et 19 utilisant les chemins de fer, tandis que les divisions de réserve arrivaient de Vervins par les voies de terre. Alors on pouvait peut-être songer à passer la Sambre pour appuyer l'armée belge concentrée sur la Gette, et être en mesure de tomber sur l'armée allemande de Bülow au moment où elle passait la Meuse aux environs de Huy.

 

Avec les dispositions qui ont été prises, une pareille opération n'était plus possible; mais, en évitant d'aller chercher l'ennemi au delà de la Sambre, on pouvait se préparer à livrer bataille entre Sambre et Meuse.

 

En commençant les mouvements de concentration le 15, l'ensemble des forces destinées à constituer les 5e et 6e armées pouvaient, le 20 août, être disposées de la manière suivante :

 

A la 5e armée. - Le 1er corps, avec une division de cavalerie, à hauteur de Dinant, surveillait les passages de la Meuse jusqu'à Namur; le 10e corps à Florennes, ayant derrière lui une division d'Afrique à Philippeville; le 3e à Walcourt; le 9e au delà de Givet, avec la brigade Mangin et une autre division de cavalerie à Givet même pour explorer la rive droite, les divisions de réserve 51 et .52 surveillant la Meuse entre Givet et Monthermé. Cette dernière division devait, de plus, se lier avec le corps de gauche de la 4e armée établi sur la Semoy à gauche de Bouillon avec la 60e division de réserve.

 

A la 6e armée. - Le 18e corps entre Merbes-le-Château et Beaumont, les divisions du groupe Valabrègue au delà et en deçà de Beaumont; le 7e corps entre Maubeuge et Avesnes, la seconde division d'Afrique sur la rive gauche de la Sambre pour appuyer le corps Sordet vers Binche et Fontaine-Levêque.

 

Le 21 août, sans songer à prendre l'offensive au delà de la Sambre, on pouvait y porter de forts détachements des corps 10 et 3, qui auraient eu l'ordre, en cas d'attaque, de se retirer en défendant le terrain pied à pied. Dans le fait, on aurait été attaqué, ce jour-là, par les Allemands, mais on n'aurait eu à céder le terrain que de quelques kilomètres. Le lendemain (22), on opérait de même, se retirant lentement dans les directions de Florennes et de Walcourt où l'on aurait organisé avec soin une position défensive. Dans cette journée, le 9" corps pousse sa division de tète près de Dinant, la seconde jusqu'à Hastière (Si l'on avait évité la défaite de Morhange, on aurait pu disposer, en temps voulu, du 9e corps d'armée tout entier.), les divisions 51 et 52 descendent l'une au delà de Givet, l'autre à hauteur de Fumay.

 

A la 6e armée, pendant que les Anglais vont occuper leurs positions à gauche et à droite de Mons, le 7e corps, traversant la Sambre à Maubeuge, l'après-midi, va s'établir à hauteur de Merbes-le-Château, se reliant à droite au 18e corps, et à gauche au corps Sordet établi vers Binche avec la 37e division.

 

On se dispose à la bataille pour le 23, et, pendant qu'on s'y prépare, les 3e et 4e armées ont dû entrer en opérations de manière à retenir sur la rive droite le plus d'Allemands possible, mais sans pousser nulle part une attaque à fond; dès le 21, la 3e armée entre en action à droite de Montmédy; le 22, la 4e agit surtout en avant de la Semoy, entre Bouillon et Paliseul. D'un côté comme de l'autre, on est prêt à se retirer en combattant si l'on se trouve en présence de forces supérieures, de manière à s'établir sur des positions reconnues et fortifiées.

 

Avec ces dispositions, on est prêt pour la bataille décisive entre Sambre et Meuse.

 

Dans la matinée du 23, les corps 10 et 3 continuent le combat en retraite sur Florennes et Walcourt; mais, dès que l'attaque allemande est bien dessinée, le 1er corps attaque à fond la gauche allemande en pivotant autour de Florennes. Dès que son action se fait sentir, la 38e division participe à l'attaque immédiatement à droite de Florennes. C'est à peu près ce qu'a prescrit le général Lanrezac, et l'apparition du 1er corps suffit à arrêter quelque temps l'offensive de la garde prussienne contre le 10e corps; mais bientôt ce fut le 1er corps français qui fut amené à renoncer à l'attaque parce que des troupes de la IIIe armée allemande avaient passé la Meuse derrière lui, en refoulant la 51e division qui s'était montrée incapable de s'opposer au passage.

 

Pour assurer son mouvement sur la Sambre, Lanrezac aurait voulu que la 4e armée s'avançât en même temps par la rive droite de la Meuse au moins jusqu'à la Lesse; mais il eût bien mieux valu qu'il eût avec lui le 9e corps sur la rive gauche. Car la 4e armée pouvait être arrêtée sur la Semoy, comme cela eut lieu en réalité, tandis que, sur la rive gauche, rien ne pouvait empêcher le 9e corps de remplir son rôle de protection. On disposait encore de la division marocaine qui a commencé à débarquer à Mézières à partir du 20. C'eût été plus que suffisant pour empêcher les Allemands de passer la Meuse entre Givet et Namur. Dès lors, le 1er corps pouvait pousser son attaque à fond sur le flanc gauche de la garde prussienne. En même temps, du côté opposé, le 18e corps descend la Sambre par la rive droite pour attaquer les Allemands en marche sur Walcourt. Le groupe Valabrègue a pour mission de le relier au 3e corps. Enfin, sur la. rive gauche, le 7e corps prend également l'offensive de concert avec le corps Sordet et la division d'Afrique.

 

En somme, en adoptant les dispositions que nous venons d'indiquer on était conduit à appliquer la doctrine de von Schlieffen, car, pendant que les corps 10 et 3 tenaient bon au centre, on s'efforçait de déborder l'ennemi par les deux ailes; or, il est bien certain qu'on avait toutes les chances de lui infliger une défaite complète. Car, même en supposant qu'une division du 9e corps, avec les divisions 51 et 52, fût nécessaire, pour défendre les passages de. la Meuse de Monthermé à Dinant contre les troupes de la IIIe armée allemande, on disposait encore d'environ 280.000 hommes pour agir contre la IIe qui était fort inférieure en nombre. Cette armée, en effet, ne comprenait que les corps VII, X et garde, avec les corps de réserve correspondants; mais le gros du VIIe corps de réserve était autour de Namur qui, le 23 au matin, tenait encore, et le VIIe corps actif a marché par la rive gauche de la Sambre, de sorte que les corps X et garde (actifs et de réserve) ont seuls passé la Sambre, formant ensemble moins de 150.000 hommes, tandis que les corps 1, 3, 10, 18, avec les divisions 38, 53 et 69, en auraient eu plus de 200.000. Quant au VIIe corps allemand débouchant de Fontaine-Lévêque dans la direction de Maubeuge, il aurait eu devant lui le 7e corps français avec la cavalerie Sordet et la 37e division, qui, formant ensemble plus de 50.000 hommes, en auraient eu facilement raison. On pouvait donc espérer bousculer la IIe armée allemande, rejeter sur la Sambre la partie principale, dont la retraite eût été compromise, car, notre extrême-gauche poussant devant elle le VIIe corps pouvait arriver à Charleroi par la rive gauche de la Sambre, et en même temps une division de cavalerie marchait à la droite du 1er corps et soutenu par une division du 9e pouvait, le jour même, arriver à Namur

 

Avec ces dispositions, on avait toutes les chances de gagner une grande bataille sur la IIe armée allemande, et, en lui infligeant de grosses pertes, on aurait rompu complètement le front ennemi et arrêté net l'invasion. Peu importait que, pendant ce temps, l'ennemi eût fait dans les Ardennes, à droite ou à gauche de Montmédy, quelques progrès qui ne pouvaient avoir de conséquences redoutables. Il en était de même du côté opposé. Il est certain que la victoire obtenue entre Sambre et Meuse n'aurait pas empêché le mouvement débordant de l'armée von Kluck contre la gauche des Anglais; mais, après avoir bousculé l'armée de von Bülow, on aurait trouvé rapidement le moyen d'arrêter la manœuvre de son collègue. On peut même dire que, si von Kluck y avait persisté, il aurait à son tour éprouvé une défaite irrémédiable.

 

La Ire armée allemande était la plus nombreuse et la plus fortement constituée; elle comprenait quatre corps actifs (IIe, IIIe IVe, IXe) et trois corps de réserve (IIIe, IVe et IXe); mais, le 23 août, ces forces étaient loin d'être concentrées : deux des corps de réserve (IIIe et IXe) étaient établis vis-à-vis d'Anvers; le IIe corps avait été poussé jusqu'à la Dender à Ninove, et le IVe corps par Bruxelles sur Enghein, ayant près de lui le IVe de réserve; le IIIe et le IXe étaient dans la région de Nivelles le 22, ce dernier se reliant avec le corps de droite de la IIe armée.

 

Il semble que d'abord les Allemands se seraient complètement mépris sur la situation de l'armée anglaise; ils s'attendaient à en voir débarquer une fraction importante à Calais et Boulogne (Général Palat, loc. cit. tome III, page 339.) pour marcher sur Bruxelles en cherchant à donner la main à l'armée belge, et c'est pour s'y opposer qu'ils avaient dirigé plusieurs corps au delà de Bruxelles dans la direction de l'Ouest. Ce n'est que dans l'après-midi du 22 qu'ils furent avisés que le gros de l'armée anglaise se trouvait entre la Sambre et l'Escaut. Les corps III et IX furent alors dirigés vers Maubeuge, et les corps II, IV et IV de réserve eurent l'ordre de remonter l'Escaut pour atteindre Valenciennes et Cambrai. Le 23, les Anglais, établis à gauche et à droite de Mons, n'eurent affaire qu'aux corps IX et III et à une fraction du IVe. Ils avaient résisté victorieusement; mais, avisé dans la soirée, par le général Joffre, qu'ils étaient menacés d'un mouvement tournant exécuté par plusieurs corps, le maréchal French avait pris ses dispositions pour battre en retraite le 24, à la pointe du jour.

 

Si les opérations des armées françaises avaient été conduites comme nous l'avons exposé plus haut, la gauche des Anglais n'en eût pas moins été dans une situation périlleuse, et le mouvement rétrograde eût toujours été nécessaire; mais, au lieu de se prolonger les jours suivants, - comme cela eut lieu dans la réalité, - il aurait pu être arrêté dès le 25, car les deux corps anglais pouvaient être rapidement appuyés à droite et à gauche par d'importants renforts. D'une part, la 19e brigade anglaise (Général Palat, loc. cit. tome III, page 340.) employée à la protection des communications était immédiatement disponible; de plus, la 4e division, qui venait de débarquer au Cateau, était également prête à entrer en ligne. C'eût été une force d'environ 20.000 hommes qui pouvait joindre l'armée revenant de Mons pendant qu'elle s'établissait à hauteur de Maubeuge et de la forêt de Mormal. En même temps, le gros de la 6e armée française pouvait intervenir à la droite des Anglais sur la gauche de la Sambre, car la 5e eût été suffisante pour suivre l'armée de Bülow battue et contenir celle de Hausen : dès le 24, le 18e corps pouvait passer la Sambre vers Thuin et se joindre au corps Sordet pour attaquer le IXe corps, pendant que le 7e corps poussait le VIIe allemand au delà de Charleroi. En même temps, le corps de gauche de la 5e armée (le 3e) passait la Sambre à Marchiennes et rendait disponible le 7e qui, le jour suivant, pouvait lui aussi se retourner à gauche en même temps que le groupe Valabrègue. La 6e armée, comprenant ainsi 120.000 hommes, pouvait se concerter avec l'armée anglaise, forte de 80.000, pour combattre la Ire armée allemande.

 

Il faut remarquer que, pendant que sur le principal champ de bataille on cherchait l'enveloppement d'après la doctrine de Schlieffen, on obtenait pour l'ensemble du front une rupture stratégique qui permettait de s'attacher ensuite à la Ire armée allemande avec des forces égales.

 

Il est probable que, dans ces conditions, von. Kluck n'aurait pas persisté dans son mouvement tournant, et qu'il aurait employé toutes ses forces à reprendre ses communications sur Liège. Il n'eût sans doute pas été possible de l'en empêcher, car il aurait disposé, lui aussi, de plus de 200.000 hommes, et Bülow n'aurait pas été complètement désorganisé; mais les armées allemandes ne se seraient pas retirées, sans faire de grosses pertes en hommes et en matériel; car il ne faut pas oublier que l'armée belge était intacte et que, dès que le mouvement rétrograde des Allemands lui aurait été signalé, elle se serait reportée en avant.

 

Mais. nous le répétons, pour obtenir de pareils résultats, il fallait se tenir prêt à la défensive partout ailleurs, dans les Ardennes comme en Lorraine, en ne s'y engageant que dans la mesure nécessaire pour ôter aux forces opposées la liberté de leurs mouvements.

 

En se mettant à ce point de vue pour combiner les opérations de nos diverses armées, il était essentiel de tenir compte du temps et de l'espace, c'est-à-dire des distances qui séparaient les secteurs secondaires du secteur principal. Ainsi, prévoyant la bataille entre Sambre et Meuse pour le 23 ou le 24, il ne fallait pas attendre cette date pour agir en Lorraine, parce que les événements qui s'y dérouleraient ne pouvaient plus avoir de répercussion immédiate sur les péripéties de la bataille décisive. Dès le 15, on pouvait entrer en action en avant de la Meurthe de manière à y retenir les forces ennemies qui s'y trouvent en les tenant sous la menace d'une véritable offensive, mais sans chercher à aller plus loin que Château-Salins, et en se tenant prêt à reculer sur des positions choisies, si on rencontrait des forces supérieures, car alors le but eût été atteint en temps utile. Dans les Ardennes, on aurait opéré de la même manière en avant de Montmédy et de Carignan, mais seulement à partir du 21, de manière à arrêter le mouvement des Allemands vers l'Ouest. Pendant ce temps, les deux corps établis sur la Semoy, de Bouillon à Monthermé, se tenaient prêts à en déboucher le 23 au moment de la riposte à fond de la 5e armée.

 

En résumé, nous dirons que la riposte devait se propager de la droite à la gauche, en se montrant de plus en plus intense, et qu'elle ne devait être conduite à fond qu'entre Sambre et Meuse. Là seulement il fallait chercher la victoire décisive que l'on ne pouvait obtenir nulle part en s'engageant sur tout le front d'une manière uniforme.

 

Nous croyons donc que, au mois d'août 1914, nous avions le moyen de briser dès le début l'invasion allemande; mais il fallait pour cela posséder de bons principes de guerre, ceux qui résultent de tous les enseignements de l'histoire, et spécialement de l'étude des guerres napoléoniennes, bien apprécier les valeurs relatives des diverses parties de notre frontière, en se rendant compte qu'il ne fallait pas adopter partout le même genre de guerre.

 

On peut dire, au contraire, que ces principes - aussi vrais à notre époque qu'il y a cent ans, parce qu'ils tiennent à l'essence même de la guerre, - avaient été négligés, sinon oubliés dans les hautes sphères de l'armée française. On n'a pas compris que, dans la conduite des grandes opérations militaires, il y a toujours une opération principale à laquelle toutes les autres doivent être subordonnées. Si l'on avait été bien pénétré de cette idée fondamentale, et qu'en même temps on eût été convaincu qu'il fallait renoncer à l'offensive initiale, on eût été naturellement conduit à la seule solution juste, car alors tout se réduisait à trouver la zone qu'il fallait choisir pour effectuer une riposte susceptible d'amener une victoire décisive, et on y aurait été logiquement conduit par l'étude de la frontière combinée avec les renseignements que l'on avait pu recueillir sur les mouvements de l'ennemi. On devait d'ailleurs se dire à l'avance qu'on n'aurait jamais que des données incomplètes. On voit quelques écrivains reprocher à notre état-major l'insuffisance de notre service de renseignements sous le prétexte qu'on n'a jamais bien connu la situation des armées ennemies. A notre avis, ce reproche n'est pas justifie : dans les armées les mieux conduites, on n'a jamais pu pénétrer complètement la distribution des forces adverses. Ainsi, en 18o6, non seulement Napoléon, à la veille d'Iéna, ne connaissait pas exactement la situation des armées prussiennes, mais même après la bataille il n'avait à ce sujet que des données incomplètes, et, quand l'aide de camp de Davout vint lui rendre compte que le 3e corps avait eu devant lui, à Auestaedt, toute l'armée du roi de Prusse, il ne sut que lui répondre : "Votre maréchal y voit double" et ce ne fut que plus tard qu'il fut amené à reconnaître son erreur. En 1809, il en est de même : après l'a bataille d'Abensberg, Napoléon se méprit complètement sur la retraite des Autrichiens; il croyait le gros du côté de Landshut, et il fallut les renseignements précis de Davout pour le convaincre que la partie principale de l'armée de l'archiduc Charles s'était retirée dans la direction de Ratisbonne. En 1870, pendant les opérations qui se sont déroulées autour de Metz, les Allemands n'ont jamais connu exactement la situation de l'armée française, pas plus avant, Rezonville qu'avant Saint-Privat. En prenant leurs dispositions, les chefs d'armée doivent donc raisonner seulement sur des possibilités et des probabilités, et non pas sur des certitudes; mais, comme le fait remarquer Napoléon, c'est justement pour cela qu'il faut avoir des principes : ce n'est qu'à cette condition qu'on est toujours en mesure de parer aux diverses éventualités qui peuvent se produire et qu'on ne saurait jamais prévoir d'une manière complète. Au milieu du mois d'août 1914, on était suffisamment renseigné sur la situation des armées ennemies pour prendre les dispositions judicieuses qu'elle comportait. On ne connaissait pas au juste l'effectif des forces allemandes qui avaient passé la Meuse au-dessous de Namur, mais on savait que, le 20, elles se répandaient de la Meuse jusqu'aux abords d'Anvers, que, par suite, nulle part elles n'étaient réunies. On devait donc penser qu'une fraction seulement déboucherait par Charleroi, et c'est celle-là qu'il fallait se préparer à contre-attaquer avec des forces supérieures.

 

Or, on y serait facilement arrivé en ramenant de l'Est les. forces qui n'y auraient pas été nécessaires, si on avait compris qu'il ne fallait pas prendre partout l'offensive. Au moins, à partir du 15, en cédant enfin aux sollicitations du général Lanrezac, et en l'autorisant à porter le gros de son armée vers la Sambre, on aurait dû renoncer à toute, offensive en Alsace et en Lorraine, et il suffisait de prendre cette détermination pour avoir, en temps voulu, 60.000 hommes de plus entre Sambre et Meuse. C'est la défaite de Morhange qui a conduit à retenir en avant de Nancy la moitié du 9e corps qui aurait été si utile sur la Meuse, et on n'en aurait pas eu besoin pour protéger la capitale de la Lorraine, si l'on avait adopté de ce côté le système de la défensive active. Rien n'empêchait en même temps d'enlever le 7e corps pour le ramener sur Maubeuge, au lieu de le lancer en Alsace dans une fâcheuse entreprise qui faisait le jeu des Allemands. En le mettant en mouvement seulement le 18, il serait encore arrivé sur la Sambre le 20 et le 21, c'est-à-dire assez tôt pour participer à la grande bataille.

 

Si l'on a échoué à Charleroi comme sur toutes, les autres parties de la frontière, c'est donc bien moins faute de renseignements suffisants sur les positions des Allemands que parce que les chefs de l'armée française n'appliquaient pas les principes essentiels relatifs à la conduite des grandes opérations militaires. Autrement, on aurait pu trouver le moyen d'avoir une victoire décisive du 22 au 24 août entre Sambre et Meuse. Nous ne voulons pas dire par là que cette victoire aurait amené la fin de la guerre, car les Allemands étaient en mesure de supporter un gros échec; mais c'eût été, dès le début, l'arrêt de leur offensive, l'invasion de la France écartée, la Belgique aux trois quarts délivrée.

 

Quoique cela nous éloigne complètement de la réalité, on peut se demander comment, après la victoire possible des Alliés sur la Sambre, il convenait de conduire les opérations.

 

D'abord, nous admettons que, dès que l'armée de Bülow aurait été rejetée au delà de la Sambre, celle de von Kluck, au lieu de s'acharner contre les Anglais, n'aurait songé qu'à revenir sur Liège. Elle aurait été suivie par le gros des forces françaises entraînant à leur gauche les armées anglaise et belge. Avec le reste de la 5e armée, on pouvait songer à passer la Meuse de Givet à Namur pour opérer sur la rive droite en combinant ses mouvements avec la 4e armée; mais nous pensons qu'une offensive ainsi conduite n'aurait donné que de médiocres résultats, parce que la 4e armée, avec la droite de la 5e, aurait trouvé devant elle les IIIe et IVe armées allemandes qui, en raison des difficultés du pays, auraient eu le moyen de défendre le terrain pied à pied. Nous croyons qu'il eût été bien préférable, en poussant les armées allemandes battues avec notre gauche renforcée des Anglais et des Belges, de préparer une puissante offensive qui, en débouchant de Verdun à la droite de la 3e armée, aurait pris pour objectif la région de Briey. A cet effet, un des corps de la 4e armée, - par exemple, le corps colonial, - pouvait être, amené par voie de terre sur Etain, par Stenay et Damvillers; en même temps, le 7e corps, embarqué à Aulnoye, aurait été ramené par voie ferrée sur Clermont-en-Argonne, d'où il aurait continué sur Verdun. De plus, il y avait à Paris deux divisions de réserve disponibles (61 et 62) qui auraient pu être dirigées sur Bar-le-Duc, d'où elles auraient marché par Saint-Mihiel sur la Woëvre. Enfin, on pouvait. prendre à chacune des armées de Lorraine un corps : par exemple, le 8e qui aurait été dirigé sur Toul pour marcher ensuite vers le Nord, et le 20e, qui aurait débouché par Frouard et Marbache sur la gauche de la Moselle. La victoire supposée en Belgique aurait rendu possibles ces prélèvements sur nos armées de Lorraine, si l'on avait évité les défaites de Sarrebourg et de Morhange.

 

Avec les corps : colonial, 7e, 8e, 20e, les deux divisions de réserve 61 et 62, et au moins une division de cavalerie, on pouvait constituer une nouvelle armée de près de 200.000 hommes qui aurait opéré entre Verdun et Metz en combinant ses mouvements avec la 3e armée. Comme nous l'avons dit, le premier objectif eût été la région de Briey (Autant la réunion d'une armée à Briey eût été dangereuse à l'ouverture des hostilités, autant elle eût été opportune à la suite d'une bataille gagnée sur la Sambre.), puis, laissant vis-à-vis de Metz le 20e corps avec quelques divisions de réserve, on aurait continué l'offensive vers le Luxembourg, entraînant avec soi la 4e armée.

 

Nous pouvions ainsi libérer le reste de la Belgique en même temps que la partie du territoire français qui avait été envahie.

 

En somme, la riposte française conduite comme nous venons de le dire comportait deux actes successifs : le premier se dénouant par une bataille gagnée sur la Sambre, aurait amené la libération de toute la partie de la Belgique située à gauche de la Meuse; le second, consistant en une grande offensive au nord-est de Verdun, nous aurait rendus maîtres de la région comprise entre la Meuse et la Moselle, de Liège à Trêves.

 

Mais, pour imaginer et réaliser de pareilles opérations, il fallait d'abord bien apprécier la valeur stratégique des divers théâtres d'opérations, et ensuite être pénétré de bons principes de guerre. Or, nous ne saurions trop le répéter, c'est justement ce qui faisait défaut dans les hautes sphères de notre armée; grisé par l'idée de l'offensive à outrance, on était convaincu qu'il suffisait de se porter partout en avant pour tout bousculer. Même en admettant que l'offensive fût possible quelque part, il aurait fallu au moins choisir un secteur limité, en s'efforçant d'y réunir tous les moyens d'obtenir un événement décisif, que l'on ne pouvait attendre de la bataille parallèle. Mais, au Centre des hautes études militaires, nombre d'esprits niaient l'utilité et même la réalité de la stratégie, de cette partie de l'art de-la guerre qui a pour objet la combinaison des mouvements des armées avant la bataille. Par suite, on était naturellement porté à ne rien combiner, et c'est ainsi que, sur tous les fronts, nous avons été conduits à livrer bataille dans des conditions désavantageuses.

 

Mais, en dehors de la conception même des opérations, on peut encore relever une mauvaise organisation du commandement. Ayant à diriger des armées nombreuses sur un théâtre si étendu, il convenait, au lieu d'avoir cinq ou six armées relevant directement du général en chef, de constituer des groupes ayant chacun leur chef avec une mission bien définie. On devait arriver plus tard à ce dispositif; dès l'ouverture des hostilités, il eût été opportun de l'adopter. Mais, pour y être conduit, il aurait fallu tout d'abord diviser la frontière en plusieurs secteurs distincts par leur importance et par le genre de guerre qu'on devait y conduire. Ainsi, si on avait admis qu'il convenait de se tenir sur la défensive dans la région des Vosges, il eût été convenable de mettre toutes les forces rassemblées de Belfort à Toul sous le commandement d'un chef relevant seul du généralissime et ayant sous ses ordres plusieurs subordonnés. On pouvait subdiviser son commandement en quatre groupements : d'abord, le secteur de Belfort, chargé de défendre la frontière depuis la Suisse jusqu'au col de Bussang; ensuite, la 1ère armée, de Gérardmer au fort de Manonvillers, aurait eu pour tâche d'occuper tous les passages des Vosges depuis la Schlucht jusqu'au delà de Saint-Dié et même jusqu'au Donon, et de s'y organiser avec soin de manière à tenir tous ces passages avec le moins de forces possible (le corps de gauche de cette armée se serait établi sur la. Vesouze, à Cirey et Blamont); puis la 2e armée, réunie de Manonvillers à la Moselle en avant de Frouard, aurait dû se porter sur la Seille, laissant l'ennemi sous la menace d'une attaque, mais en évitant d'aller trop loin dans la direction de la Sarre, et se tenant toujours prête à revenir, au besoin, sur des positions fortifiées en avant de Nancy et de Lunéville; enfin, le secteur de Toul aurait constitué la gauche de cet ensemble, appelé à opérer entre la Moselle et la Meuse, de Frouard à Commercy. Le chef de ces quatre groupes aurait eu à en diriger les mouvements, d'après les directives du généralissime, en les soutenant l'un par l'autre, suivant les besoins. Avec ces idées, les forces à rassembler sur ce théâtre d'opérations pouvaient être : à droite, le 7e corps avec tous ses éléments de réserve et territoriaux; à la 1re armée, les corps 13, 14 et 21; à la 2e, les corps 8, 15, 16 et 20 .(chacune de ces armées comprenant en outre plusieurs divisions de réserve); enfin, au secteur de Toul, deux ou trois divisions de réserve avec les territoriaux du 20e corps.

 

Il eût été convenable aussi de former en un seul groupe les 3e et 5e armées, la 4e restant provisoirement sous les ordres directs du général en chef.

 

Vers le 14 août, quand on aurait vu clair dans le jeu de l'ennemi, et que les divisions de réserve eussent été à peu près en place, on pouvait modifier le dispositif initial, en enlevant le 7 corps au groupe de Belfort, le 8e à la 2e armée. A ce moment, la 4e armée ayant été intercalée entre la 3e et la 5e, et une 6e armée ayant été formée à l'extrême-gauche, on aurait constitué un troisième groupe, sous un chef spécial chargé de diriger les opérations entre Sambre et Meuse, tandis que le deuxième groupe, formé des armées 3 et 4, agirait dans les Ardennes à droite de la Meuse.

 

Avec ces dispositions, le général en chef n'aurait eu que trois fils dans la main pour diriger l'ensemble des opérations; mais, nous le répétons, on ne pouvait y arriver qu'à la condition de diviser la frontière en plusieurs secteurs d'importance inégale, et en comprenant que, d'un côté, il fallait se tenir sur la défensive pour être en mesure de prononcer quelque part une riposte à fond.

 

La cause initiale de toutes les erreurs qui ont été commises réside donc bien dans une fausse appréciation des propriétés stratégiques de notre frontière. Comme le disait le général Lanrezac deux mois avant l'ouverture des hostilités, confirmant ainsi - probablement sans les connaître - les idées que j'avais exprimées trois ans plus tôt (Voir la République française des 6 et 13 mai 1911 articles reproduits en partie dans la "Guerre éventuelle", pages 139 et 140.), l'offensive en Lorraine et en Alsace est le vice capital du plan Joffre.

 

Mais il faut convenir en même temps que les erreurs de stratégie ne sont pas la seule cause de nos échecs.

 

D'abord, les Allemands avaient, dans l'ensemble, une supériorité numérique sensible; en outre, ils disposaient d'une artillerie lourde contre laquelle la nôtre ne pouvait pas lutter. Et il en était de même de l'aviation. De plus, leur tactique était beaucoup mieux appropriée que la nôtre à l'armement de notre époque. Ce n'est pas chez eux qu'on aurait vu de jeunes officiers mettre des gants blancs pour se porter à l'attaque en terrain découvert et y entraînant leurs troupes, malgré les ravages qu'y faisaient les mitrailleuses. Tout en ayant au plus haut degré le sentiment de l'offensive, nos adversaires ne la pratiquaient pas comme les anciens Gaulois, et ils ne dédaignaient pas de se servir de la fortification. Chez nous, au contraire, la thèse de l'offensive était admise au point de vue tactique aussi bien qu'au point de vue stratégique. Elle avait été développée d'une manière brillante au Centre des hautes études militaires par le colonel de Grandmaison qui, repoussant toute mesure de prudence, n'a pas craint de dire que, dans l'offensive, l'imprudence était la meilleure des sûretés. Cette doctrine était d'autant plus facilement acceptée qu'elle répondait au tempérament national, et on ne saurait dire combien de milliers de victimes ont été, sacrifiées inutilement par son application.

 

Toutes ces défectuosités se sont manifestées avec évidence : on devait les corriger rapidement, et ce n'eût pas été une raison :suffisante pour être battu, si elles avaient été compensées par une stratégie judicieuse. Mais, au contraire, toutes les conditions de la victoire, sauf le courage des troupes, se sont trouvées du côté des Allemands.

 

Dans une longue étude publiée par la Revue de Paris (Revue de Paris, n° des 15 février, 15 mars et 15 avril 1920.), un auteur anonyme s'est proposé de mettre en relief tous les mérites du plan Joffre, et de rechercher les, causes de tous nos échecs. L'auteur écarte d'abord notre infériorité numérique, faisant observer qu'elle n'était pas très sensible si on tient compte des armées anglaise et belge. Il pense, en outre, qu'il ne faut pas non plus chercher la cause des résultats obtenus dans la conception des commandants en chef, qui étaient de taille à se mesurer et à s'étreindre. Il exprime l'avis (page 513) que le mouvement de l'aile droite allemande était fort risqué, et que c'est pour cela que le commandement suprême dut attendre, avant de déclencher sa manœuvre, que la solidité de son pivot fût bien établie dans le Luxembourg. Mais cela prouve seulement que l'esprit offensif, quoique très développé chez nos adversaires, n'était pas exclusif de toute prudence, et cette mentalité, en opposition avec la doctrine du colonel de Grandmaison, n'en était pas moins fort judicieuse. Visant une bataille décisive, les Allemands ne voulaient l'engager, qu'avec toutes leurs forces, et c'est la véritable, explication de la durée qui s'écoula entre l'attaque de Liège et la mise en mouvement des colonnes des armées débordantes. Il fallait non seulement que la concentration des armées allemandes fût terminée, mais aussi qu'elles eussent un libre passage à Liège, dont les derniers forts n'ont été pris que le 17.

 

Ce n'est pas qu'il n'y eût aucun moyen de parer à l'offensive allemande telle qu'elle a été conduite : nous avons essayé, dans les pages précédentes de prouver que ce moyen existait réellement. Mais on ne s'est pas douté, de notre côté, des procédés qu'il fallait employer pour y réussir. Nous estimons que vis-à-vis du plan aussi grandiose que judicieux des Allemands, il n'était pas possible d'en imaginer un qui fût moins heureusement conçu que celui du général Joffre. A moins d'être profondément modifié dans ses parties essentielles en temps utile, il conduisait à une défaite générale et inévitable.

 

Ne voulant pas en voir la cause dans les dispositions du chef, l'auteur dont nous parlons l'attribue à l'insuffisance de la préparation des troupes, à leur mauvaise tactique, à la liaison insuffisante de l'artillerie et de l'infanterie, et à une mauvaise organisation du commandement suprême résultant de l'indépendance des armées belge et anglaise vis-à-vis du chef de l'armée française. Sans doute, tout cela contient quelque vérité; mais toutes ces causes sont secondaires vis-à-vis des vices de la direction suprême.

 

Où nous croyons surtout devoir protester, c'est lorsque l'auteur soutient que l'échec de la bataille des frontières incombe pour une part importante au commandant de notre aile gauche (Revue de Paris, n° d'avril 1920, page 519.). Nous estimons, au contraire, que, si, dans ces conjonctures difficiles, un de nos chefs a montré un vrai mérite : c'est le général Lanrezac. C'est lui qui rapidement a vu clair dans le jeu des Allemands, parce qu'il l'avait entrevu à l'avance. C'est lui qui,. ensuite, a empêché le désastre de l'armée française, d'abord en s'abstenant d'aller chercher l'ennemi au delà de la Sambre avec des forces très inférieures, et ensuite en prescrivant sans hésitation la retraite de son armée, lorsqu'elle était menacée d'être débordée sur ses deux ailes.

 

La Revue de Paris reproche au général Lanrezac d'avoir, par son insistance, amené le général Joffre à modifier son plan initial; et, pour soutenir cette thèse, elle examine ce qui serait arrivé si ce plan avait été exécuté résolument, dès que les 4e et 5e armées se trouvèrent prêtes à se porter en avant, et elle affirme que l'on avait des chances sérieuses d'arrêter l'invasion de la Belgique. Que l'on se soit bercé de pareilles illusions à l'ouverture des hostilités, c'est à la rigueur concevable; mais qu'on ait pu y persister, six ans après les événements, cela dénote un regrettable aveuglement de la part de l'écrivain qui tente de justifier ainsi les dispositions contenues dans le plan XVII. Assurément, si, en débouchant de la Meuse et de la Chiers dans les directions de Neufchâteau et d'Arlon, en eût complètement battu l'armée allemande en marche vers l'Ouest, non seulement on l'aurait obligée à la retraite, mais en même temps on aurait arrêté net toute tentative d'invasion de la Belgique par la rive gauche de la Meuse. C'est ce que j'expliquais près d'un an avant la guerre (Voir l'article de la République française du 2 septembre 1913 reproduit, en partie à la page 225 de l'ouvrage de M. de Bourcet intitulé L'art de la guerre et le colonel Grouard (Nouvelle librairie nationale)., mais j'ajoutais que nous n'avions aucune chance de réaliser un pareil programme.

 

En y regardant de près, il n'est pas possible d'hésiter sur ce qui serait arrivé si, à partir du 14 août, les armées françaises réunies sur la frontière de Belgique s'étaient portées en avant pour marcher par les Ardennes à la rencontre de l'ennemi. D'abord, il est hors de doute que, dès que ce mouvement aurait été dessiné, c'est-à-dire le 16 ou le 17, il aurait empêché le passage de la Meuse par l'armée de Bülow entre Liège et Namur. Au lieu de marcher vers le Nord-Ouest, cette armée se serait dirigée vers le Sud-Ouest en se liant à gauche avec l'armée de von Hausen. Les armées françaises 3, 4 et 5 auraient donc eu devant elles les IIe IIIe IVe et Ve armées allemandes qui comprenaient dix-neuf corps, alors qu'elles n'en avaient elles-mêmes que quatorze avec quelques divisions de réserve. Or, même sans être inférieures en nombre, nos 3e et 4e armées ont été battues sur tout leur front et obligées à une retraite immédiate. Est-il admissible qu'elles avaient la moindre chance de succès en se trouvant en présence de forces supérieures de plus de 100.000 hommes ? Dès le premier contact, la supériorité des Allemands se serait affirmée, en même temps que l'impuissance des armées françaises. La supériorité de l'ennemi était telle que l'armée de Bülow, tout en refoulant la gauche de notre 5e armée, avait le moyen d'étendre sa droite jusqu'à la Meuse, d'investir Namur sur les deux rives du fleuve et de pousser un corps jusqu'à Dinant. En même temps, l'armée de von Kluck, qui comprenait sept corps, tout en rejetant les Belges sur Anvers, aurait porté, le gros de ses forces sur la Sambre, qu'elle aurait passée sans obstacle, se reliant par Dinant à la droite de l'armée de Bülow. Elle aurait ensuite, remonté la Meuse jusqu'à Givet et Mézières, car ce n'est pas l'arrivée tardive des Anglais qui l'aurait arrêtée. Et on peut se demander ce que serait devenue notre 5e armée, déjà engagée sur la Semoy contre des forces supérieures. Coupée de ses communications avec Paris, elle était vouée à un désastre irréparable dans lequel elle aurait entraîné la 4e et la 3e armée. Voilà ce que nous promettait le plan XVII appliqué à la lettre.. Nous pouvons donc conclure en disant que l'intervention du général Lanrezac a été des plus heureuses. La partie était si mal engagée qu'on devait néanmoins la perdre; mais il n'était pas impossible d'en rappeler, car, en prolongeant notre aile gauche jusqu'à la Sambre, nous avons pu empêcher. l'ennemi de nous étreindre, et nous avions le moyen de lui échapper, à la condition de nous dérober sans hésitation. Or, c'était ce que l'on devait faire, grâce encore à l'initiative du chef de la 5e armée; car, le soir du 23 août, le général Lanrezac, comme le maréchal French, avait jugé que la retraite était nécessaire. Elle devait commencer le lendemain, entraînant celle des 3e et 4e armées qui autrement, auraient sans doute pu tenir quelque temps à proximité de la frontière belge. Cette retraite d'ensemble ne devait s'arrêter qu'après avoir passé la Marne; mais c'était la condition essentielle à réaliser si l'on voulait nourrir l'espoir d'une revanche.

 

II - DE LA MEUSE A LA MARNE

 

Le 23 août est la journée décisive des batailles qui se sont déroulées à la frontière de Belgique trois semaines après l'ouverture des hostilités. Les 3e, 4e et 5e armées françaises qui s'étaient trouvées aux prises avec les armées allemandes qui leur étaient opposées avaient été battues partout, et sur tout le front elles avaient dû reculer.

 

Le soir du 23, la 3e armée qui formait la droite était établie de Marville-sur-l'Othain, où se trouvait le 4e corps, à Arrancy, près de la Crusnes, que tenait encore une division du 6e corps. Au delà, se trouvaient plusieurs divisions de réserve sous les ordres du général Maunoury, à Spincourt, Gouraincourt et en avant de Verdun.

 

À la gauche de la 3e armée, la 4e tenait encore par ses extrémités la Chiers et la Semoy, à Montmédy et à Monthermé; mais, au centre, le 17e corps avait dû repasser la. Chiers à Carignan et à Douzy.

 

Malgré les échecs éprouvés, le moral des troupes était resté excellent, et les chefs, des 3e et 4e armées, les généraux Ruffey et de Langle de Cary, se croyaient en mesure de reprendre bientôt l'offensive. Il est probable qu'elles .auraient pu au moins se maintenir à proximité de la frontière si elles n'avaient eu qu'à résister aux IVe et Ve armées allemandes qu'elles avaient devant elles; mais la défaite de la 5e armée, à leur gauche, et surtout celle de l'armée britannique, devaient rendre impossible une résistance prolongée.

 

Le soir du 23, l'armée du général Lanrezac était établie entre Dinant et Maubeuge, tenant encore Florennes, Walcourt et Beaumont. Plus à gauche, entre la Sambre et l'Escaut, l'armée britannique avait résisté énergiquement, à droite et à gauche de Mons, aux attaques allemandes; mais, à la nouvelle que de nombreuses forces menaçaient sa gauche en remontant l'Escaut, le maréchal French avait pris le parti de battre en retraite le lendemain à la pointe du jour.

 

Craignant d'être bientôt débordé sur ses deux flancs, le général Lanrezac se résolut lui-même à prescrire la retraite de la 5e armée. Elle commença le 24 de grand matin et, le soir, cette armée se trouva établie entre Givet et Maubeuge.

 

Le corps de cavalerie du général Sordet, qui, depuis plusieurs jours, était rattaché à la 5e armée, avait bivouaqué du 23 au 24 au Sud de Maubeuge; il se porta, le 24, dans la région d'Avesnes. En même, temps, l'armée britannique vint s'établir à gauche de Maubeuge, à hauteur de Bavai. Elle était suivie par les IIIe et IXe corps de la Ière armée allemande qu'elle avait combattus la veille; mais, de plus, le gros de cette armée, c'est-à-dire les corps II, IV et IV de réserve, accourait à marches forcées en remontant l'Escaut; le IVe corps, le plus avancé, était déjà à Valenciennes.

 

Il y avait bien, au delà de l'Escaut, les quatre divisions territoriales du général d'Amade, et elles devaient être renforcées par deux divisions de réserve (61e et 62e), qui n'avaient pas encore achevé leur débarquement dans la région d'Arras. Ce n'était pas ces troupes sans consistance, n'ayant aucune cohésion, qui pouvaient protéger sérieusement la gauche des Anglais. Si seulement elles avaient été groupées aux environs de Cambrai, elles auraient pu remplir quelque rôle utile; mais elles étaient disséminées de Cambrai à la mer, incapables de résister aux attaques allemandes. Le maréchal French se rendait bien compte qu'il ne pouvait en attendre aucun appui efficace, et il comprit qu'il fallait continuer son recul sans perdre de temps. Aussi remit-il son armée en marche, le 25, pour porter le 1er corps sur Landrecies et le 2e sur le Cateau.

 

Ce nouveau recul devait entraîner forcément celui de la 5e armée française qui vint s'établir des environs de Rocroy à Prisches, au Sud-Est de Landrecies.

 

Entre temps, il avait été convenu, entre le maréchal French et le général Sordet, que le corps de cavalerie de ce dernier se porterait à la gauche de l'armée britannique. Il fut, en effet, dirigé sur Walincourt, entre Le Cateau et Cambrai, où se trouvait aussi le gros de la 84e division territoriale.

 

En somme, la 5e armée avait pu se retirer, sans difficulté, devant la IIe armée allemande qui la suivait sans beaucoup d'activité. Il semble que nos adversaires ne tenaient pas à précipiter sa retraite, s'attachant plutôt à accabler l'armée anglaise, pouvant se dire que le général Lanrezac aurait son tour s'il se maintenait longtemps près de la frontière. Pour le moment, il n'était pas directement menacé, et il en était de même des 4e et 3e armées. Le 24, la 4e armée avait encore une partie de sa gauche sur la droite de la Meuse, en avant de Mézières et de Sedan, et, à droite, le corps colonial et le 2e corps sont encore au Nord de cette rivière; mais, le 25, le mouvement rétrograde s'accentue. Le 9e corps (Il n'y avait qu'une division du 9e corps, avec laquelle marchait la division marocaine, formant ensemble un corps provisoire sous les ordres du généra1 Dubois.) est aux environs de Mézières, avec la 52e division, sur la rive gauche de la Meuse; la division marocaine, qui lui est rattachée, est portée sur Rimogne pour protéger la gauche de la 4e armée; elle a près d'elle la 4e division de cavalerie qui doit assurer la liaison avec la 5e armée.

 

Le IIe corps, après avoir passé la Meuse à Sedan, est venu occuper les hauteurs de Noyers et de la Marfée, ayant à sa gauche la 60e division, qui lui est rattachée. Le 17e corps est encore entre la Chiers et la Meuse avec une partie du 12e; mais le corps colonial et le 2e corps sont déjà sur la rive gauche, à droite et à gauche de Stenay.

 

La 3e armée avait dû aussi se rapprocher de la Meuse, d'après les instructions du général en chef, et malgré les vues contraires du général Ruffey. Le 24, elle s'était maintenue sur l'Othain. Le 25, le gros du 4 corps était à Brehéville et à Brandeville, au pied des Côtes de Meuse, sa gauche à Dun, par où elle se reliait à la 4e armée; le gros du 5e corps, aux environs de Damvillers, ayant à sa droite le 6e, qui s'étendait jusqu'à Azannes. La retraite s'était effectuée sans difficulté, comme à la 4e armée, car l'ennemi n'était nullement pressant. Le mouvement du 6e corps, spécialement, avait été facilité, le 25, par l'intervention de plusieurs divisions de réserve. La veille, la cavalerie d'une de ces divisions s'était emparée d'une automobile allemande et y avait trouvé des papiers faisant connaître les projets de l'ennemi, d'après lesquels le XVIe corps devait attaquer le 25 sur l'Othain, appuyé à sa gauche par la 33e division de réserve qui, sortant de Metz, devrait tomber dans le flanc du 6e corps.

 

Le général Maunoury, en recevant communication, avait pris ses dispositions pour tomber lui-même dans le flanc de la 33e division allemande. Son offensive eut un plein succès : la 33e division fut obligée de se retirer rapidement dans la direction de Metz, et le XVIe corps, découvert sur sa gauche, dut lui-même reculer jusqu'à Audun-le-Roman. Le 6e corps se trouvait ainsi complètement dégagé; il dut néanmoins se replier, pour se conformer aux mouvements des 4e et 5e corps. D'ailleurs, l'armée de Lorraine allait être disloquée : quelques-uns de ses éléments allaient être dirigés sur la Somme avec le général Maunoury, le reste ayant pour mission de défendre les Côtes de Meuse, de Verdun à Toul.

 

En résumé, pendant les journées du 24 et du 25 août, les 3e, 4e et 5e armées françaises, ainsi que l'armée britannique, battues sur la frontière de Belgique, avaient dû se retirer : les deux premières, sur la Meuse, la troisième à hauteur d'Hirson, et les Anglais sur Landrecies et Le Cateau.

 

Entre temps, on avait décidé l'évacuation de Lille. Depuis plusieurs années, on avait beaucoup discuté sur l'opportunité. de déclasser cette place; mais, au mois d'août 1914, on n'avait encore pris aucune décision à ce sujet. De fait, Lille restait légalement une place de guerre, mais il était manifeste que, en raison de l'état de ses fortifications, elle n'était pas capable de résister à un siège. Cependant, le général Percin, qui commandait la Ire région, le général d'Amade, qui avait sous ses ordres les divisions territoriales, le général Herment, qui commandait l'artillerie, étaient d'avis que les ouvrages pouvaient être utilisés comme appui des troupes de campagne, et ce dernier, qui venait d'être nommé gouverneur, y avait réuni 18.000 hommes tirés dès dépôts de la région. Il y avait, de plus, dans le voisinage, deux des divisions territoriales du général d'Amade. Mais la municipalité, qui ne voulait pas s'exposer à un bombardement, appuyée par les parlementaires du département du Nord, avait obtenu du ministre un ordre d'évacuation qui fut porté à la connaissance des autorités militaires dans la journée du 24 août. Nous croyons qu'une telle décision était au moins trop précipitée. Sans doute, on devait écarter l'idée de supporter un siège qui ne pouvait conduire qu'à faire prendre une cinquantaine de mille hommes et un important matériel, et surtout celle de faire la guerre de rues comme venait de le prescrire le général d'Amade (Palat, V, 17); mais ce n'était pas une raison pour laisser cette grande ville de 200.000 âmes complètement sans défense et obligée d'ouvrir ses portes à quelques uhlans. Rien ne s'opposait à ce qu'on laissât dans son voisinage les troupes qui s'y trouvaient : avec quelque cavalerie et un peu plus d'artillerie, elles auraient été une menace pour les Allemands qui avançaient par l'Escaut sur la Somme. Elles auraient pu y tenir jusqu'à ce qu'elles aient été menacées par des forces sérieuses, en se préparant à se retirer sur Calais dès que c'eût été nécessaire. Comme nous étions maîtres de la mer, on aurait toujours pu ensuite les ramener à l'embouchure de la Seine.

 

Au contraire, l'évacuation fut commencée le soir même du 24 août et exécutée avec une précipitation que rien ne justifie. On dut abandonner ou détruire un matériel considérable. Les généraux Percin et Herment quittèrent Lille le soir même, et ce dernier prenait, le 27 août, à Arras, le commandement des troupes évacuées pour les conduire en Normandie. Cependant, deux divisions territoriales (81e et 82e) restaient encore, le 25, l'une à droite, l'autre à gauche de Lille, pendant que les divisions de réserve (61e et 62e) achevaient leur débarquement dans la région d'Arras. La 88e division territoriale se trouvait aussi dans le voisinage de Lille, tandis que, la 84e était réunie entre Valenciennes et Cambrai. Dans l'état de dispersion où elles se trouvaient, ces troupes étaient incapables de résister à des forces même très inférieures numériquement. On peut donc dire que, le 25 août, à la gauche des Anglais, de l'Escaut à la mer, il n'y avait pas d'armée capable de s'opposer sérieusement à l'invasion du territoire français.

 

Il en était tout autrement à l'autre extrémité du théâtre des opérations. Dans la région des Vosges, les 1re et 2e armées, énergiquement conduites par les généraux Dubail et de Castelnau, avaient trouvé le moyen de limiter les conséquences des défaites qu'elles avaient éprouvées, le 20 août, à Sarrebourg et à Morhange.

 

Le soir du 20, la 1re armée occupait de bonnes positions au Sud du canal de la Marne au Rhin (Palat, II, 194), où elle pouvait résister aux attaques des forces qu'elle avait devant elle; mais, à sa gauche, dès l'après-midi, le général de Castelnau avait prescrit la retraite générale : les 15e et 16e corps, qui formaient la droite de la 2e armée, étaient fortement ébranlés : ils avaient dû se replier en deçà de la Seille, protégés à gauche par le 20e corps, qui put rester à Château-Salins. Ils devaient, les jours suivants, s'établir sur la Meurthe. Mais, dès le 22, les 15e et 16e corps, violemment attaqués au Nord-Est de Lunéville, furent obligés d'évacuer cette ville et de reculer en deçà de la Mortagne, tandis qu'à gauche le 20e corps, soutenu par quelques divisions de réserve, tenait ferme sur le Grand Couronné. La 1re armée dut se conformer à ce mouvement rétrograde. S'étant repliée le 21 à hauteur de Blamont, elle vint le 22 s'établir sur la Meurthe, qu'elle dut abandonner le 23. Malgré tout, les troupes n'étaient pas démoralisées, et le général Dubail, dès le 23 au soir, donna l'ordre de se tenir prêt à reprendre l'offensive. Le général de Castelnau, renforcé de deux divisions de réserve (64e et 74e), était dans les mêmes dispositions, qui étaient conformes d'ailleurs aux instructions du général en chef. Mais les Allemands ne leur laissèrent pas le temps de prendre l'initiative. Le 24 août, ils poursuivaient leur offensive, ayant formé le projet de percer notre ligne en faisant effort dans la direction de Charmes, à la jonction de nos deux armées, qui n'étaient reliées que par trois divisions de cavalerie. Cette cavalerie fit bonne contenance, tandis que la droite de la 2e armée ripostait avec succès en attaquant le flanc droit de l'ennemi; mais la 1re armée avait dû céder encore un peu de terrain.

 

Le 25, les nouvelles attaques des Allemands furent repoussées dans leur ensemble. En somme, trois jours après l'entrée des ennemis à Lunéville, leur tentative dans la direction de Charmes avait échoué, et le général en chef pouvait prendre confiance dans la résistance de nos armées de droite. C'était une sécurité précieuse; car, si, pendant que notre gauche était débordée du côté de la Belgique, notre droite eût été rompue dans les Vosges, notre situation dans son ensemble pouvait devenir critique.

 

Il semble que le général Joffre ne se soit pas rendu compte de suite des conséquences inévitables de la défaite de Charleroi. En apprenant la résolution du général Lanrezac de battre en retraite dès le 24, il lui prescrivit de manœuvrer en s'appuyant sur Maubeuge à gauche et sur le massif des Ardennes à droite. Plus tard, on a pu lire dans la relation du G. Q. G. sur les premiers mois de la guerre,: " Le 24 août, le général Lanrezac, se croyant menacé sur sa droite, bat en retraite, au lieu de contre-attaquer. " En reproduisant cette appréciation malveillante, Lanrezac a bien raison de dire (p. 185) que, pour se l'être permise, " il faut que le G. Q. G. n'ait jamais eu notion de la situation exacte depuis le 23 août ". N'est-il pas évident que, si le chef de cette armée avait essayé de se maintenir à hauteur de Maubeuge, pendant que les Anglais reculaient vers la Somme et l'Oise, il allait au devant d'un désastre ?

 

Quoi qu'en pensât le général en chef, il fut bien obligé d'accepter, le fait accompli, qui en réalité était une mesure de salut, sans laquelle le redressement de la Marne eût été impossible. Dès le 24, il avait prescrit aux chefs des 3e et 4e armées d'éviter toute espèce de mouvement offensif et, le 25, comprenant enfin la nécessité de la retraite générale, il avait arrêté les dispositions générales, qui devaient guider le mouvement rétrograde des armées alliées, au moyen d'une instruction détaillée.

 

Aux termes de cette instruction (LANREZAC, p. 202; PALAT, V, P. 43.), la manoeuvre offensive n'ayant pu être exécutée, les opérations ultérieures seront réglées de manière à reconstituer à notre gauche, par la jonction des 4e et 5e armées, de l'armée anglaise, et de forces nouvelles prélevées dans la région de l'Est, une masse capable de reprendre l'offensive, pendant que les autres armées (c'est-à-dire la 1re, la 2e et la 3e) contiendraient, le temps nécessaire, les efforts de l'ennemi. Dans son mouvement de repli, chacune des armées 3, 4 et 5 devait rester en liaison avec les armées voisines, et, en même temps, se couvrir de fortes arrière-gardes.

 

L'instruction délimite les zones d'action entre les différentes armées :

 

L'armée britannique, au Nord-Ouest de la ligne Le Cateau, Vermand et Nesle inclus;

 

Les 4e et 5e armées, entre cette ligne exclue et la ligne Stenay, Grandpré, Suippes, Condé-sur-Marne;

 

La 3e armée, y compris l'armée de Lorraine, entre la ligne Sassey, Fléville, Ville-sur-Tourbe, Vitry-le-François, et la ligne Vigneulles, Void, Gondrecourt, à l'Est.

 

Les 1re et 2e armées doivent continuer à maintenir les forces ennemies qui leur sont opposées.

 

Pour opérer le mouvement offensif projeté, l'armée à constituer à la gauche des Anglais comprendra le 7e corps, amené de Belfort sur la Somme, et quatre divisions de réserve : d'abord les 61e et 62e, qui venaient de débarquer à Arras; ensuite les 55e et 56e, prélevées sur l'armée de Lorraine, qui était sous les ordres du, général Maunoury, et que ce général devait accompagner pour prendre le commandement de la nouvelle armée, qui devait être la 6e. Cette armée devait être rassemblée, suivant les circonstances, soit en avant d'Amiens, soit en deçà de la Somme. Le corps de cavalerie du général Sordet lui était rattaché et devait se porter sur l'Authie, en avant de la gauche, couvrant en même temps les divisions territoriales qui, à l'extrême gauche, devaient former barrage sur la Somme entre Picquigny et la mer.

 

Cette instruction allait être complètement irréalisable par suite de la rapidité de l'avance allemande, et surtout en raison des dispositions incohérentes qui furent prises pour l'exécuter, spécialement à la gauche. Comme nous, l'avons vu, le soir du 25, les divisions territoriales et de réserve qui se trouvaient à la gauche des Anglais étaient dans un état complet de dispersion. La 84e division seule était aux environs de Cambrai; les trois autres toujours entre la Scarpe et la mer. Aux divisions de réserve, une brigade de la 62e fut portée sur Cambrai pour renforcer la 84e, tandis que le reste était dirigé sur Douai, et la 61esur Lens. Ces dispositions sont à peine croyables : malgré l'approche des Allemands, que l'on savait en nombre sur la gauche des Anglais, on ne comprenait pas la nécessité de se grouper, de manière à présenter quelque part une résistance sérieuse. On allait à l'ennemi par petites fractions, comme on aurait pu le faire avec un corps de douaniers chargé d'arrêter la contrebande de Belgique.

 

Le maréchal French se rendit bien compte de l'incapacité de résistance des troupes qui se trouvaient à sa gauche, et parmi lesquelles la cavalerie Sordet était la seule dont il pût attendre quelque appui. Aussi, dès le 25 au soir, il avait compris le danger que courraient ses troupes en restant dans les positions qu'elles occupaient du Cateau à Landrecies. Il voulait reprendre son mouvement de retraite le 26, à la pointe du jour. Mais le chef du 2e corps, le général Smith Dorien, quoique le plus exposé, fit observer que l'état de fatigue de ses troupes les rendait incapables de faire une nouvelle marche avant d'avoir pris du repos et qu'il était préférable d'essayer de résister dans ses positions jusqu'à la nuit. Il comptait d'ailleurs, sur l'aide de la cavalerie Sordet, qu'il savait à proximité de sa gauche, vers Villers-Outréaux.

 

Les événements devaient donner raison au général Smith Dorien. Quoique attaqué par des forces doubles des siennes (Il n'y avait que trois divisions anglaises (3, 4 et 5) et la cavalerie, et, du côté des Allemands, le IIIe corps, le IVe et le IVe de réserve avec la cavalerie von Marwitz (PALAT, V, P. 129).) il tint ferme jusqu'à 15 heures. Un moment, la situation devint très critique, et Smith Dorien se crut tourné à gauche par la cavalerie allemande. Heureusement, c'était la cavalerie française qui intervenait avec son artillerie. Son arrivée dégagea les Anglais qui se mirent immédiatement en retraite. Les Allemands, eux-mêmes épuisés, n'entamèrent aucune poursuite, et le 2e corps anglais put se retirer sur Saint-Quentin et Vermand, où il n'arriva qu'au milieu de la nuit. Le maréchal French avait établi son quartier général à Saint-Quentin. En même temps, le 1er corps anglais, sans prendre part à l'action, s'était porté de Landrecies sur Guise. Quant à la cavalerie Sordet, à la suite du combat, elle alla cantonner aux environs de Péronne.

 

Dans la même journée, la division territoriale et la brigade de la 62e division qui se trouvaient aux environs de Cambrai y furent attaquées par l'avant-garde du IIe corps allemand; elles y furent bousculées et durent se retirer en désordre sur Bapaume. Quant aux autres divisions territoriales, elles étaient toujours aux environs de Lille.

 

A la droite des Anglais, la 5e armée avait continué sa retraite, dans la journée du 26. Mais le groupe Valabrègue se heurta au 1er corps anglais qui s'était engagé sur la route de Guise que les troupes françaises devaient suivre et l'on fut obligé de se rejeter vers l'Est : les 53e et 69e divisions durent cantonner à Iron et Lavaqueresse, au Nord-Est de Guise, ayant le gros de l'armée à droite. Le 1er corps, qui vint occuper Aubenton et Martigny sur le Thon, avait avec lui la 51e division de réserve. De plus, la 4e division de cavalerie, qui, pendant les journées précédentes, avait été attachée à la 4e armée, fut de nouveau affectée à la 5e : son rôle devait être de relier les deux armées. Le soir du 26, cette division se trouvait à Blombay, à mi-distance de Rocroi et de Signy-l'Abbaye.

 

Dans la matinée, le général Lanrezac, qui croyait avoir à intervenir pour protéger la retraite des Anglais, s'était porté à sa gauche au Nouvion. Il avait pris ses dispositions pour contre-attaquer avec le 18e corps et les divisions Valabrègue (Lanrezac, p. 201), qui ne se mirent en retraite qu'en apprenant que le 1er corps anglais n'était pas inquiété. C'est au Nouvion qu'il reçut l'instruction du général en chef prescrivant la retraite générale.

 

En même temps, une note du général Joffre le convoquait à Saint-Quentin, au quartier général du maréchal French. Lanrezac s'y rendit avec son chef d'état-major et trouva au rendez-vous le général d'Amade. Dans la conférence qui eut lieu entre ces différents chefs, on reconnut d'un commun accord que la lutte n'était pas possible dans le Nord et, comme le 7e corps que l'on avait appelé d'Alsace n'avait même pas commencé son débarquement, on renonça pour le moment à toute idée d'offensive. D'ailleurs, le 2e corps anglais, qui, avait fait de très grosses pertes au Cateau, était incapable de renouveler de suite un nouvel effort. Il fut donc entendu que l'armée anglaise allait continuer sa retraite vers l'Oise, et les divisions territoriales et de réserve sur la Somme. Le 2e corps anglais se remettait en marche le 27 à la pointe du jour pour se diriger vers Noyon, tandis que le 1er corps descendait l'Oise jusqu'à Mont-d'Origny.

 

Cependant, dans cette journée, le corps de cavalerie Sordet, qui avait cantonné aux environs de Péronne, en avait débouché vers le Nord-Est, essayant de protéger la retraite des Anglais. Il réussit en effet à ralentir quelque peu le mouvement d'une colonne allemande; mais, se trouvant en présence de forces supérieures, il fut obligé de repasser la Somme pour aller cantonner au Sud de Péronne.

 

En même temps, le gros des 61e et 62e divisions, qui se trouvaient à Arras, s'étaient dirigées vers la Somme, par Bapaume, tandis que la 84e division territoriale prenait en désordre la direction d'Amiens. Elles se heurtèrent, vers Bertincourt, au corps de cavalerie von Marwitz qui marchait à la droite du IIe corps allemand en direction d'Albert. Elles attaquent résolument, et, bien appuyées par leur artillerie, réussissent à refouler la cavalerie allemande et peuvent cantonner aux environs de Bapaume.

 

Le lendemain, 28, les 61e et 62e divisions reprirent leur mouvement dans la direction de Péronne, tandis que le corps Sordet repassait la Somme vers Epenancourt pour essayer de nouveau de ralentir le mouvement de l'ennemi. Mais, cette fois, nos divisions de réserve se heurtèrent en chemin à une partie du IIe corps allemand qui, venant de Cambrai, était en marche vers Albert. Elles ne purent tenir longtemps contre l'infanterie ennemie soutenue de nombreuses mitrailleuses et furent obligées de se retirer en complet désordre, partie sur Bapaume, partie sur Amiens, après avoir fait de grosses pertes en tués, blessés et prisonniers. En même temps, la cavalerie, après avoir fait une démonstration sans portée sur la rive droite de la Somme, était repassée sur la rive gauche et, malgré l'appui de trois bataillons de chasseurs de réserve, qui avaient été amenés en automobiles comme soutiens, elle dut s'éloigner pour aller cantonner dans le voisinage de Roye. Quant aux divisions territoriales restées dans le Nord jusqu'au 26, elles étaient ramenées sur la Somme au-dessous d'Amiens. En somme, à la suite de cette journée, toute la gauche des forces alliées se trouvait dans le plus complet désarroi; les Anglais n'étaient plus capables d'un nouvel effort et nos divisions, de réserve et territoriales, bousculées les unes après les autres, rejetées sur le cours inférieur de la Somme, allaient être obligées de s'éloigner du théâtre des opérations en se dirigeant, les unes sur la Normandie, les autres dans la direction de Pontoise.

 

Il est certain qu'avec un peu de discernement, on aurait pu obtenir de meilleurs résultats. Avant tout, il aurait fallu éviter la dispersion des divisions territoriales. Dès le 23, il aurait fallu prescrire la retraite de toutes les forces que nous avions entre l'Escaut et la mer, en s'efforçant de les concentrer. Le général en chef aurait dû en comprendre d'autant mieux la nécessité que c'était lui-même qui avait prévenu dans la journée le maréchal French qu'il était menacé sur sa gauche par plusieurs corps allemands remontant l'Escaut. En même temps, les divisions de réserve 61 et 62 auraient dû être dirigées sur Cambrai et non sur Arras. D'autre part, le maintien du 7e corps en Alsace est sans excuse; si seulement il avait été mis en mouvement le 20, il aurait pu débarquer le 22 à Saint-Quentin et Péronne. Le gros de ces forces, formant, avec le corps Sordet, un effectif de plus de 80.000 hommes, auraient pu être réunies le 25 entre Cambrai et le Catelet, tandis que les Anglais se retiraient sur le Cateau et Landrecies. Le lendemain, elles auraient pu participer à la bataille où le maréchal French aurait sans doute engagé toutes ses forces, soutenues encore à sa droite par la gauche de-la 5e armée. Dans ces conditions, la bataille du Cateau aurait pu prendre une tout autre tournure. Sans doute, les territoriaux et les réservistes offraient peu de consistance et n'étaient pas capables de prendre une offensive résolue; mais le 7e corps comprenait des troupes solides déjà aguerries par douze jours de campagne en Alsace. On aurait réussi au moins à contenir quelque temps l'ennemi à la gauche des Anglais, et ceux-ci n'auraient pas été contraints à une retraite précipitée et épuisante.

 

Mais, même en prenant la situation telle qu'elle était le soir du 23, on pouvait encore, avec de meilleures dispositions, limiter les conséquences de la défaite. D'abord, éviter de lancer la 84e division seule et en flèche au nord de Cambrai pendant que les Anglais reculaient jusqu'au Cateau. Elle aurait dû être ramenée, le 25, au sud de la Ville, le 26 rallier le corps Sordet pour agir avec lui à la gauche du 2e corps britannique et, les jours suivants, continuer à le protéger en se retirant dans la direction de Péronne. En même temps, les 61e et 62e divisions pouvaient se porter le 26 d'Arras sur Bapaume et, le 27, rallier aussi le corps Sordet à Péronne, de sorte qu'on aurait eu sur ce point une cinquantaine de mille hommes capables d'une certaine résistance. En même temps, les divisions territoriales du Nord auraient pu être dirigées sur Amiens. Comme l'évacuation de Lille fut décidée le 24, on pouvait les mettre en mouvement le lendemain, l'une par Arras et Albert, l'autre par Saint-Pol et Doullens; la troisième (81e), utilisant la voie ferrée de Boulogne-Abbeville, pouvait être débarquée, suivant les circonstances, soit à Amiens, soit à Chaulnes. Enfin, le 7e corps suivant deux itinéraires distincts, pouvait débarquer, du 27 au 28, partie à Tergnier, partie à Chaulnes. On aurait eu ainsi, dans la journée du 28, de Péronne à Chaulnes, plus de cent mille hommes que, le jour suivant, on pouvait concentrer pour livrer une bataille au Sud de la Somme. Avec ces dispositions, les Anglais, voyant leur gauche bien soutenue, auraient pu eux-mêmes tenir de Ham à La Fère.

 

Dans la réalité, à la suite de la débandade des territoriaux et des divisions de réserve, les Allemands avaient pu entrer le soir du 28 à Péronne; le 7e corps avait à peine terminé ses débarquements entre Montdidier et Amiens, ceux des divisions de réserve du groupe de Lamaze (55e et 56e divisions) n'avaient pas encore commencé; le 2e corps anglais, au lieu d'essayer de tenir sur la Somme, s'était retiré jusqu'à Noyon, tandis que le 1er gagnait les environs de La Fère. Telles étaient les conséquences des dispositions qui avaient été prisés à la suite de la défaite de la Sambre. Pour atténuer ces conséquences, il aurait fallu comprendre que, puisque nous étions surpris en état de dispersion, la concentration ne pouvait se faire qu'en cédant du terrain, en se conformant à ce précepte de Napoléon d'après lequel toute jonction de corps d'armée doit s'opérer loin de l'ennemi et non en sa présence. Au contraire, on ne chercha même pas à se concentrer on jugea préférable de persister dans le système de la guerre en cordon. L'idée d'envoyer les divisions territoriales au-dessous d'Amiens pour y servir de barrage contre l'invasion est incompréhensible de la part de gens qui sont censés avoir quelque notion de stratégie. On sait comme la guerre en cordon a été l'objet des railleries de Napoléon. Dans la guerre défensive, dit de son côté Frédéric, quand on veut tout couvrir, on ne couvre rien. Mais les principes de guerre de Napoléon et de Frédéric étaient bien vieillots et de peu de valeur pour certains des officiers qui entouraient le général en chef et qui croyaient préférable de substituer aux enseignements de l'histoire ce qu'ils appelaient la méthode rationnelle. En réalité, pendant toute cette période de la guerre, les mouvements de notre gauche avaient été dirigés d'une manière lamentable. On ne trouverait rien de pire dans la guerre de 187o, même dans les opérations qui se sont déroulées sur la Loire pendant la deuxième quinzaine, du mois de novembre, sous la direction de M. de Freycinet (Il s'est cependant trouvé en France des écrivains, dont M. Hanotaux, pour admirer les dispositions prises, dans ces circonstances, par le Haut Commandement.).

 

Aussi, au lieu d'atténuer, comme c'était possible dans une certaine mesure, les conséquences des défaites essuyées à la frontière, nous les avons subies dans toute leur rigueur. Déjà, le pays était envahi jusqu'à la Somme et les Anglais, après avoir reculé sur l'Oise jusqu'à Noyon, ne s'y trouvaient pas en sécurité. Il est clair que leur retraite ne permettait pas à la 5e armée française de rester longtemps sur le cours supérieur de cette rivière.

 

Dans la journée du 27 août, pendant que le 1er corps anglais descendait l'Oise jusqu'à Mont d'Origny, cette armée traversait la rivière à l'Est de Guise. Le groupe Valabrègue, après avoir passé entre Flavigny et Marly, se portait sur Colonfay et le Hérie-la-Viéville. Le 18e corps, passant à Erloy et Romery (Palat, V, p.. 162), allait cantonner à Sains-Richaumont, Voulpaix et Autreppe. Le 3e corps restait sur le Thon, au Nord de Vervins, pendant que le 10e venait s'établir à sa droite, et plus loin le 1er corps, protégé à l'extrême-droite par la 4e division de cavalerie vers Liart. Le quartier général de la 5e armée était à Marle. Le général Lanrezac avait déjà préparé les ordres du lendemain pour la continuation de la retraite, lorsqu'il reçut la visite d'un officier supérieur du G. Q. G. (Lanrezac, p. 214) apportant une instruction qui modifiait sur quelques points la directive du 25 août. Par suite du mouvement des Anglais sur l'Oise au-dessous de La Fère, la 5e armée devait aller occuper la position La Fère-Laon-Craonne. Après discussion au sujet des dispositions à prendre pour l'exécution de la retraite, l'officier supérieur se retira, mais il revint quelque temps plus tard, apportant cette fois l'ordre verbal de prendre l'offensive à fond sur Saint-Quentin, et, cela le plus tôt possible, sans s'occuper des Anglais (Lanrezac, p. 218). En présence de l'état de dépression de l'armée britannique et spécialement de son chef, le général Joffre avait estimé que, pour essayer de les réconforter, il n'y avait rien de mieux à faire que d'essayer de retarder les troupes allemandes qui marchaient à leur suite, en tombant dans leur flanc.

 

L'exécution d'une pareille opération ne pouvait être immédiate. Au moment où le général Lanrezac en recevait l'ordre, la 5e armée était en mouvement pour aller s'établir au Sud de l'Oise, de Guise à Aubenton. Afin de se diriger sur Saint-Quentin sans trop livrer ses communications, il fallait se déployer face à l'Ouest entre Mont d'Origny et La Fère, de manière à se relier aux Anglais. Les mouvements préparatoires demandaient la journée du 28, et l'on ne pouvait déboucher de l'Oise que le 29. En outre, pendant qu'on se dirigerait vers l'Ouest, on avait à craindre d'être attaqué par les corps de la IIe armée allemande qui suivaient la 5e armée depuis Charleroi. Enfin, par ce mouvement, l'intervalle qui existait déjà entre les 4e et 5e armées allait augmenter, et l'on pouvait redouter de voir la IIIe armée allemande, qui marchait à la gauche de la IIe, se jeter dans cet intervalle en débordant complètement la 5e armée. Le projet du général en chef pouvait donc soulever bien des objections, et Lanrezac ne manqua pas de les présenter au général Joffre lorsque ce dernier vint à Marle, le 28, lui renouveler lui-même l'ordre qu'il lui avait envoyé la veille. Après avoir entendu les observations de son subordonné, Joffre entra dans une violente colère, menaçant déjà Lanrezac de lui enlever le commandement de son armée et lui disant que le sort de la campagne était entre ses mains. Lanrezac ayant fait remarquer que, malgré tout, l'ordre qu'il avait reçu était déjà en voie d'exécution et qu'il était prêt à continuer avec toute l'énergie possible, Joffre se calma se contentant de déclarer, avant de se retirer, que le chef de la 5e armée s'exagérait l'importance des forces allemandes qui étaient au Nord de l'Oise, et que, le 10e corps suffirait à couvrir la 5e armée de ce côté.

 

Pendant ce temps, cette armée exécutait les mouvements préparatoires que Lanrezac avait prescrits, et, le soir du 28, de la droite à la gauche, les corps 3, 18 et Valabrègue se trouvaient à proximité de l'Oise, face à Saint-Quentin. Pendant leur marche, une brigade de la 53e division laissée aux environs de Guise pour défendre les passages de l'Oise fut attaquée par l'avant-garde du Xe corps allemand. L'ennemi put occuper la ville, mais l'intervention d'une division du 18e corps l'empêcha d'en déboucher. En même temps, le 10e corps restait face au Nord, à droite de Guise, et le 1er venait s'établir en seconde ligne au Sud-Ouest de Sains-Richaumont. De là, il pouvait soutenir, suivant les circonstances, le mouvement des trois premiers corps sur Saint-Quentin ou le 10e à droite de Guise. En exécutant son mouvement, le 1er corps avait d'ailleurs laissé à droite du 10e la 51e division et la 4e division de cavalerie avec la mission de couvrir les communications, en restant autant que possible en liaison avec la 4e armée.

 

Pendant les jours précédents, cette armée avait fait bonne contenance vis-à-vis des forces allemandes qui lui étaient opposées. D'après l'instruction générale du 25, elle devait se retirer dans la direction de Reims. Elle devait donc s'efforcer de rester maîtresse des routes qui, de Rocroi et de Mézières, conduisent à Reims par Rethel. Dans la journée du 26, à sa gauche, le 9e corps qui comprenait la 17e division et la division marocaine avait pu se maintenir à Aubigny, à 20 kilomètres au Sud de Rocroi, couvrant la route de Rethel par Signy-l'Abbaye, ayant à sa droite, vers Mézières, la 52e division de réserve qui lui était rattachée. Plus loin se trouvaient sur la rive gauche de la Meuse, de Donchery à Remilly, le 11e corps et la 6oe division de réserve. Le 11e corps y fut violemment attaqué par des forces de la IVe armée allemande, mais il avait énergiquement résisté au bois de la Marfée. Sur le front des autres corps, le calme avait à peu près régné : le 17e s'était maintenu de Romilly à Mouzon; le 12e, de Beaumont à Villemontry; le corps colonial, vers Pouilly; le 2e, vis-à-vis de Stenay et de Sancy. Le quartier général de l'armée était au Chêne-Populeux.

 

En présence de la bonne tenue de ses troupes, le général de Langle songea un instant à attaquer sur tout son front le lendemain 27; mais les instructions du G. Q. G. l'amenèrent à reprendre la retraite en se rapprochant de l'Aisne. Le 9e corps devait se porter vers Signy-l'Abbaye et Launois pour y couvrir la gauche de l'armée. Il avait commencé son mouvement de retraite lorsque les avant-postes furent attaqués sur toute la ligne; le mouvement put néanmoins s'exécuter sans grandes difficultés et avec peu de pertes.

 

Il n'en fut pas de même au 11e corps qui, attaqué comme la veille, résista avec vigueur, infligeant de grosses pertes à l'ennemi, mais en subissant lui-même de sérieuses. Le soir, on n'avait cédé que peu de terrain.

 

A la droite du 11e corps, le 17e se maintenait vis-à-vis de Remilly et le 12e de Raucourt à Beaumont. Plus loin, le corps colonial, attaqué par le VIe corps prussien (gauche de la IVe armée) (Le VIe corps prussien, d'abord affecté à la IVe armée, passait à la Ve à la fin du mois d'août (PALAT, III, P. 11).), dut d'abord reculer, mais put regagner une partie du terrain perdu, grâce à l'intervention du 2e corps qui avait pour mission de défendre les passages de la Meuse de Luzy à Sassey. Dans la matinée, une brigade allemande qui essayait de passer le fleuve à Stenay fut jetée dans le fleuve à la baïonnette. Le 2e corps cantonnait sur place et le pont de Stenay était complètement détruit.

 

A la 3e armée, le gros avait passé sur la rive gauche de la Meuse, le 26, à Dun et au-dessus. On se maintenait facilement sur les mêmes positions, le 27, en se reliant à gauche à la 4e armée. En somme, le soir du 27, la 3e armée bordait la Meuse depuis les abords de Verdun jusqu'au qu'au delà de Dun, tandis que la 4e s'en éloignait de plus en plus en se prolongeant à gauche jusqu'à Signy-l'Abbaye. Le mouvement rétrograde de cette dernière était la conséquence forcée de celui de la 5e qui, dans cette journée, avait sa droite en avant de Vervins; mais il nous semble que rien n'obligeait la 3e armée à abandonner si vite la rive droite du fleuve.

 

C'est à Dun que, les Côtes de Meuse, après s'être développées sur la rive droite depuis Neufchâteau, sont traversées par la Meuse. Elles présentent, en avant du fleuve, une épaisseur qui varie de 6 kilomètres, à hauteur de Commercy, jusqu'à 16 kilomètres à Hattonchatel. Sur tout le parcours, la crête domine la plaine de la Woëvre d'environ cent mètres. À Dun, la crête se rapproche de la Meuse en se dirigeant vers le Nord-Ouest et présente une échancrure qui livre passage au fleuve; elle se prolonge ensuite sur la rive gauche dans la direction de Signy-l'Abbaye. La Meuse, en amont de Dun, n'est pas un réel obstacle.

 

Il résulte de ces particularités que, entre Dun et Verdun, la véritable ligne de défense est constituée non pas par le fleuve, mais par les hauteurs qui en sont éloignées en moyenne de dix kilomètres. Il y avait là une position militaire de grande valeur que l'on pouvait renforcer au moyen des ressources de la fortification passagère. Elle semblait devoir convenir à la 3e armée qui aurait pu y rester tant qu'elle n'aurait pas été débordée par sa gauche, car elle aurait été appuyée à droite aux ouvrages de Verdun. Au delà de Dun, au contraire, la Meuse est une ligne de défense naturelle qui a une réelle valeur, surtout à partir du confluent de la Chiers; de plus, cette ligne d'eau est doublée en arrière par une ligne de hauteurs qui s'étend jusque vers Signy-l'Abbaye. La 4e armée, dans sa retraite, était naturellement conduite sur cette position, et, tant qu'elle s'y maintenait, la 3e pouvait rester sur les hauteurs de la rive droite, ayant seulement ses parcs et convois de l'autre côté, vers Brieulles, Consenvoye et Charny. Or, le soir du 27, la droite de la 4e armée tenait encore ferme vis-à-vis de Stenay, tandis que sa gauche avait fait bonne contenance à Signy-l'Abbaye. Ayant appris que, dans cette journée, la 4e armée sur l'ensemble de son front avait repoussé les attaques de l'ennemi, le général en chef faisait savoir au général de Langle qu'il ne voyait pas d'inconvénient à ce qu'il restât dans ses positions le 28, mais que le 29 tout le monde devait être en retraite. Le chef de la 4e armée ne voulait pas se contenter de résister : le lendemain, il se proposait d'attaquer. Pour augmenter ses chances, il avait demandé l'appui de la 3e armée, et la 7e division, qui formait, la gauche de cette armée, devait être mise à la disposition du général qui commandait le 2e corps. Mais les Allemands ne nous laissèrent pas l'initiative : presque partout ils prirent l'offensive. Sur le front du 2e corps, au-dessous de Stenay, l'action se réduisit à peu près à une canonnade par-dessus la Meuse (Palat, V, p. 101); mais, à sa droite, la 7e division eut à se défendre contre des colonnes qui avaient passé la Meuse au sud de Stenay. Elle ne put que se maintenir, grâce à l'appui de la 8e division du côté de Dun et à celui de la 10e à sa gauche. Trois divisions de la 3e armée étaient donc intervenues dans la lutte. Sur le reste du front, il n'y eut, dans cette journée, aucun contact avec l'ennemi.

 

Il en fut tout autrement à la gauche du 2e corps : les corps colonial, 12 et 17, eurent à résister aux Allemands qui avaient passé le fleuve entre Mouzon et Remilly; mais, ni d'un côté ni de l'autre, on ne montra beaucoup d'ardeur. Après des alternatives d'avance et de recul, les corps français se retrouvèrent, le soir, à peu près sur les mêmes positions que la veille.

 

Plus à gauche, le 11e corps, appuyé par la 60e division, fut engagé sur tout son front, au plateau de la Marfée, au pont Maugis et vers Donchery; non seulement nos adversaires ne firent aucun progrès, mais sur plusieurs points ils furent obligés de repasser la Meuse.

 

L'action principale, dans cette journée, eut lieu sur le front du 9e corps qui avait pour mission de couvrir la gauche de la 4e armée. Le général Dubois, qui commandait le 9e corps provisoire, avait sur sa droite la 52e division et la 9e division de cavalerie qui le reliaient au 11e corps. Il était établi sur un large front, la 17e division devant Boulzicourt, la division marocaine à Signy-l'Abbaye.

 

Le 28, dès 3 heures du matin, les avant-postes de cette dernière furent attaqués au nord de Signy. Ces avant-postes se replièrent lentement vers le Sud-Est, dans la direction de Launois et le faible détachement qui occupait Signy, menacé d'être débordé par sa gauche, dut bientôt abandonner ce village, que l'ennemi s'empressa d'occuper. L'intervention du gros de la division marocaine ne tarda pas à arrêter ses progrès, mais on ne se trouva pas en mesure de reprendre le terrain perdu. Pendant ce temps, la 17e division, à Boulzicourt, restait inactive, son chef ne sachant s'il devait intervenir à gauche ou à droite ou se faisait entendre le canon de la 52e' division. Il est probable que, si les troupes du 9e corps avaient été mieux concentrées et plus judicieusement employées, elles auraient obtenu un beau succès; mais le général de Langle, avisé de la situation vers 15 heures, trouva qu'il était trop tard pour faire intervenir la 17e division. De plus, la 9e division de cavalerie (général de l'Épée) avait reçu l'ordre de se porter à la gauche de la division du Maroc pour y remplacer la 4e division qui venait d'être rattachée à la 5e armée; elle devait couvrir la route de Rethel par Novion-Porcien; mais elle s'arrêta en route pour participer, à la droite de cette division, à l'action dans laquelle celle-ci était engagée. Il en résulta que, malgré la vaillante résistance de la division marocaine, la route de Rethel par Signy-l'Abbaye se trouva découverte. Un détachement allemand entra le soir même à Novion-Porcien et, quand une brigade de la 9e division de cavalerie s'y présenta, à 21 heures, elle y fut reçue par des coups de leu. La division, au lieu de tenir la route de Rethel, alla cantonner près de Launois, derrière la division du Maroc.

 

A part cet échec, la 4e armée, dans son ensemble, s'était à peu près maintenue dans ses positions dans la journée du 28; mais, pour se conformer aux instructions du général en chef, le général de Langle prit dans la soirée ses dispositions pour rapprocher toute son armée de l'Aisne dans la journée du lendemain.

 

Pendant la retraite de ces derniers jours, les places de Longwy et de Montmédy tombaient entre les mains de l'ennemi. Le bombardement de Longwy avait commencé le 21, et la place dut capituler le 26. A Montmédy, le commandant, jugeant avec raison toute résistance impossible, essaya de s'échapper avec la garnison dans la nuit du 27 au 28; mais, après avoir erré dans les environs de la place, ils tombèrent entre les mains de l'ennemi qui en massacra une partie. Le haut commandement a eu tort de n'avoir pas prescrit l'évacuation de cette place en temps utile, car on aurait dû comprendre qu'elle ne pouvait pas plus que Longwy jouer un rôle pour la défense du pays. En fait, si elles ont retenu devant elles quelques fractions de la Ve armée allemande, elles n'ont pas ralenti les progrès des armées ennemies vers la Meuse : elles ne pouvaient servir qu'à donner à l'adversaire des prisonniers et du matériel. Il en était de même des forts des Ayrelles et d'Hirson : ces ouvrages isolés n'auraient jamais dû exister; ils ne répondaient plus aux conditions de la guerre contemporaine : c'est une des erreurs de l'organisation défensive de notre frontière.

 

En réalité, les opérations sur la frontière de Belgique se sont déroulées, au mois d'août 1914 comme si ces ouvrages de fortification n'existaient pas.

 

Le soir du 28 août, au moment où la 5e armée, conformément aux instructions du général en chef, se disposait à prendre l'offensive sur Saint-Quentin, la 4e avait perdu la route de Rocroi à Rethel. Nos deux armées étaient séparées par un intervalle de 40 kilomètres, et on pouvait craindre que l'ennemi s'y précipitât de manière à déborder la 4e armée par la gauche et la 5e par la droite. Mais les projets des Allemands ne devaient pas les amener à entreprendre une pareille opération : depuis la bataille de Charleroi, le but principal qu'ils poursuivaient était de déborder l'armée britannique par la gauche, et consécutivement la 5e armée française, si c'était possible. A la suite de la bataille du Cateau, ils mirent à la réalisation de ce projet toute l'activité possible : à droite, la Ire armée dut se porter sur la Somme et la IIe appuyer elle-même vers la droite pour rester en liaison avec la Ire Elle .était ainsi amenée à s'éloigner de la IIIe qui, ayant passé la Meuse entre Dinant et Fumay, remontait le fleuve par la rive gauche.

 

Ces diverses armées n'avaient plus, d'ailleurs, les mêmes effectifs qu'à leur entrée en Belgique. Des sept corps de la Ire armée, deux étaient restés en observation vis-à-vis de l'armée belge à Anvers, les IIIe et IXe de réserve; il n'en restait plus que cinq (II, III, IV, IX et IV de réserve) avec la cavalerie von Marwitz, pour pénétrer en France. C'était cette cavalerie qui, avec le IIe corps, avait bousculé nos divisions de réserve et territoriales, en les poussant en désordre sur la Somme vers Amiens et au-dessous. Le 28, le gros de l'armée s'étendait des abords de Saint-Quentin jusqu'au delà de Péronne, qui était occupée dans la soirée. La IIe armée était également affaiblie sur les six corps qu'elle avait au début des hostilités, le VIIe de réserve était employé à l'investissement de Maubeuge et le corps de réserve de la Garde, à la suite de la bataille de Charleroi, avait été retenu sur la Sambre pour être dirigé sur la Prusse orientale où les progrès des Russes étaient inquiétants. Il. ne restait que quatre corps, avec la cavalerie Richtofen, pour poursuivre l'invasion : à droite, le VIIe était entré à Saint-Quentin à la suite des Anglais, suivi à quelque distance du Xe de réserve, tandis que le Xe et le corps de la Garde étaient portés sur le cours supérieur de l'Oise, l'un vers Guise et l'autre dans la direction de Vervins.

 

Enfin, à la IIIe armée, le XIe corps, qui en formait la droite, avait aussi été dirigé vers la frontière russe avec la 8e division de cavalerie. De plus, une division du XIIe corps de réserve (la 24e) avait été chargée d'attaquer Givet, de sorte que cette armée ne disposait plus que de deux corps et demi (XIIe, XIXe corps, 23e division) pour progresser sur notre territoire. C'est aux deux corps XII et XIX qu'avaient eu affaire notre 9e corps et la 52e division dans les journées précédentes, tandis que la 23e division se portait sur Rumigny pour relier la IIIe armée à la IIe. De Signy-l'Abbaye à La Capelle, par où cheminait la Garde prussienne, c'est-à-dire sur un intervalle de 40 kilomètres, il n'y avait donc que cette division, et la liaison n'était pas beaucoup mieux assurée que de notre côté.

 

Le général Lanrezac pouvait donc attaquer sur Saint-Quentin, sans courir de, danger pour son flanc droit. Ayant pris toutes ses dispositions dans la journée du 28 août, il se trouva prêt le 29 au matin.

 

Jusqu'au dernier moment, le chef de la 5e armée avait cru pouvoir compter sur le concours de l'armée anglaise; le 28, dans l'après-midi, le général Douglas Haig, lui avait fait savoir que son infanterie avait besoin d'un jour de repos, mais que l'artillerie et les mitrailleuses, avec un soutien suffisant, pourraient être mises à la disposition de la 5e armée, si le maréchal French y consentait, et que, d'ailleurs, l'infanterie serait prête à combattre le 29 au soir. Mais, justement, il se trouva que le maréchal French qui, dès le soir du 27, avait porté son quartier général à Compiègne (p. 178) n'y consentit pas. Le chef de. l'armée anglaise, depuis que son 2e corps avait été si fortement secoué au Cateau, voulait éviter d'affronter de nouveau le choc de 1'armée allemande et, le 29, à 2 heures du matin, le général Douglas Haig fit savoir à Lanrezac qu'il ne pourrait participer à l'offensive sur Saint-Quentin comme il était convenu, le maréchal French ayant refusé d'y consentir. (Lanrezac, p. 231).

 

Le général Lanrezac devait cependant exécuter l'opération qui lui avait été prescrite, et il décida que les fractions disponibles du groupe Valabrègue se substitueraient aux Anglais à la gauche du 18e corps. Celui-ci, à 8 heures du matin, se mettait en mouvement, traversait l'Oise entre Mont-d'Origny et Sery-les-Mézières, et se dirigeait sur Saint-Quentin par Homblières et Marcy. Il n'avait d'abord devant lui que le VIIe corps allemand, dont les troupes avancées cédèrent le terrain sans beaucoup de résistance. Un peu plus tard, les troupes du groupe Valabrègue traversèrent l'Oise à Berthenicourt et Moy et marchèrent sur Itancourt et Urvillers. A midi, la 69e division occupait ce dernier village. De l'autre côté du 18e corps, la 6e division, tenant la tête du 3e corps, passait l'Oise vers 9 heures entre Origny-Sainte-Benoîte et Bernot. La 5e division devait l'appuyer à droite, tout en surveillant la direction de Guise où l'ennemi avait pénétré dès le soir du 26. La 37e division devait se porter par Housset sur le Hérie-la-Viéville pour la soutenir. Mais bientôt le VIIe corps allemand allait être soutenu à droite par la cavalerie Richtofen et par le IXe corps qui formait la gauche. de Ire armée et qui, en route pour Vermand, changea de direction pour se rapprocher, de Saint-Quentin. A gauche, le Xe corps de réserve devait apparaître dans l'après-midi. C'en était assez pour arrêter les progrès de notre offensive; mais, de plus, la droite de la 5e armée allait être attaquée par les deux corps de gauche de la IIe armée allemande, qui avaient été dirigés, le Xe sur Guise, et la Garde sur les passages de l'Oise au-dessus de cette ville.

 

L'attaque du 3e corps à l'Ouest de l'Oise n'était pas encore bien dessinée quand déjà l'ennemi débouchait de Guise et d'Etréaupont. Le chef du 10e corps, qui surveillait les directions du Nord, en rendit compte au général Lanrezac. Celui-ci avait transporté son quartier général à Laon. Quoiqu'un peu loin du champ de bataille, comme il avait prévu l'attaque qui se prononçait, il prit sans hésitation les mesures nécessaires pour y résister. Il prescrivit au 18e corps et au corps Valabrègue, tout en se maintenant vis-à-vis de Saint-Quentin, d'éviter de s'engager à fond contre des forces supérieures; au 3 corps, de ne laisser que son avant-garde à l'Ouest de l'Oise et de porter le gros de ses forces sur Guise; au 1er corps, d'appuyer le 10e de tous ses moyens et à la 4e division de cavalerie de manœuvrer au nord de Vervins pour agir dans le flanc gauche de l'ennemi avec l'appui de la 51e division.

 

Il n'était pas possible de prendre de meilleures dispositions : le général en chef, qui se trouvait à Laon avec le général Lanrezac, laissa faire son subordonné sans manifester son approbation autrement que par un signe de tête. Poussé par la coterie qui l'entourait, il était venu avec l'intention de relever le jour même Lanrezac de son commandement. Mais le moment eût été vraiment trop mal choisi, car ce qui se passait prouvait manifestement que le subordonné avait vu plus juste que le général en chef. Ce dernier devait en être convaincu : il évita de le reconnaître d'une manière formelle, mais il ajourna sa décision et laissa son lieutenant diriger la bataille d'après les vues judicieuses qu'il venait d'exposer.

 

A partir de ce moment, l'offensive sur Saint-Quentin n'est plus que secondaire : la bataille. va se déplacer et l'action principale se dérouler aux environs de Guise. Vers midi et demi, le 3e corps put d'abord chasser de Bertaignemont les Allemands qui s'en étaient emparés et, dans l'après-midi, les tentatives qu'ils firent pour reprendre ce village furent repoussées par la 37e division. A droite de la route de Marle à Guise, le 10e corps était engagé contre le corps de la Garde prussienne qui débouchait de l'Oise. Sur plusieurs. points, il dut céder du terrain jusqu'à l'entrée en ligne du 1er corps, dont les tètes de colonne se montraient dès 10 heures entre le 10e et le 3e. A droite, la 4e division de cavalerie et la 51e division arrêtaient l'ennemi sur la route de Vervins. À 17 heures, le gros du 1er corps était en ligne. On passa à l'offensive générale sur le front de 25 kilomètres qui s'étendait de Vervins à Mont-d'Origny. Toutes les positions perdues furent reprises et les Allemands rejetés sur l'Oise, qu'ils repassèrent pendant la nuit. Du côté de Saint-Quentin, on avait dû se retirer devant les contre-attaques allemandes et revenir sur la rive gauche de l'Oise. En somme, le but que l'on visait était atteint : on avait retardé le mouvement des colonnes allemandes entre l'Oise et la Somme d'au moins vingt-quatre heures, ce qui donnait quelque répit aux Anglais, et on avait refoulé les deux corps allemands qui, en débouchant de l'Oise supérieure, auraient pu rompre complètement toute liaison entre les 4e et 5e armées. C'était un vrai succès, qui était dû à la prévoyance et à la sagacité du général Lanrezac.

 

Malheureusement, pendant que la 5e armée obtenait ce résultat en livrant bataille pour dégager l'armée britannique, celle-ci non seulement n'intervenait d'aucune sorte, mais ne se trouvait pas en sécurité sur l'Oise, de La Fère à Noyon; elle allait continuer son mouvement rétrograde de manière à se rapprocher de l'Aisne.

 

Cependant, le général Joffre, après avoir passé la matinée du 29 près du général Lanrezac, s'était transporté au quartier général du maréchal French à Compiègne. Il lui demanda, sinon de concourir à la bataille, du moins de tenir sur place, lui faisant remarquer que, pendant que Lanrezac combattait à sa droite sur l'Oise, au-dessus de La Fère, la 6e armée devait intervenir à sa gauche sur la Somme. Mais le maréchal French savait que les divisions qui devaient former la 6e armée n'étaient pas réunies, que les divisions de réserve 61 et 62, qui auraient dû en faire partie, avaient été bousculées, comme les divisions territoriales du général d'Amade et rejetées comme elles sur la Somme vers Amiens et au-dessous, et que les deux autres divisions de réserve qui devaient faire partie de cette armée n'étaient pas encore en ligne, et il était en droit de penser que la partie disponible du 7e corps n'était pas en mesure d'arrêter longtemps les progrès de von Kluck. Il déclara donc que son armée était, pour le moment, incapable d'aucun effort et qu'il allait l'éloigner de l'Oise pour la ramener sur l'Aisne. Il paraît même que, à ce moment, les chefs de l'armée britannique songeaient à abandonner la partie et à se rapprocher de leurs bases, pour se rembarquer. Le maréchal French ne perdait pas de vue les instructions générales qu'il avait reçues de son gouvernement au moment de l'entrée en campagne.

 

" Vous coopérerez à l'action de l'armée française, - lui avait écrit le ministre de la guerre, lord Kitchener, - pour écarter l'invasion du Nord de la France et libérer la Belgique, sans oublier que vous êtes un chef indépendant; en conséquence, vous n'accepterez jamais d'être placé sous les ordres d'un général français. Vous ne perdrez pas de vue que la force de notre armée est limitée; vous ménagerez vos troupes avec le plus grand soin et obligerez vos subordonnés à faire de même. Au cas où 'vous risqueriez d'être entraîné à une offensive où les chances du succès seraient incertaines, vous nous préviendriez et attendriez pour agir que nous vous ayons fait connaître notre décision. " (Lanrezac, p. 64.)

 

Il est certain que ces instructions n'étaient pas faites pour faciliter l'exercice du commandement de la part du généralissime français. Cependant, jusqu'à présent, nos alliés s'étaient vaillamment comportés : à Mons comme au Cateau. Mais ils s'étaient trouvés dans des conditions qu'ils étaient loin d'avoir prévues, après avoir été presque toujours mal renseignés sur les mouvements de l'ennemi. Au moment où le maréchal French s'était porté sur Mons (le 22), les informations qu'il avait reçues de notre grand quartier général (Lanrezac, p. 32 1) étaient de nature à lui faire croire qu'il n'avait devant lui que deux corps au plus, et cependant, depuis deux jours, l'armée belge était rejetée sur Anvers et les Allemands étaient entrés à Bruxelles, et ce n'est que le 23, pendant la bataille, qu'il avait été avisé qu'au moins trois corps allemands étaient en marche contre l'armée britannique et qu'un quatrième (le IIe) opérait un mouvement débordant par Tournay. Les jours suivants, il avait pu constater qu'aucune force sérieuse n'avait été réunie sur sa gauche pour le protéger, qu'au contraire celles qui s'y trouvaient avaient été bousculées et dispersées, alors que le 2e corps anglais ,avait été accablé au Cateau et y avait subi de grosses pertes. On comprend que, en présence d'une pareille direction, les chefs de l'armée anglaise aient éprouvé un véritable découragement. Rien ne put donc empêcher le maréchal French de continuer sa retraite.

 

Il faut d'ailleurs remarquer que ce qui se passait sur la Somme, au moment même où le général Joffre essayait de le retenir sur l'Oise, n'était pas de nature à modifier ses dispositions. Pendant que nos divisions de réserve et territoriales se retiraient sur la Somme à Amiens et au-dessous, le 7e corps, si tardivement rappelé d'Alsace, opérait ses débarquements entre Amiens et Montdidier. Le général Maunoury, qui devait commander la, 6e armée, avait de plus sous ses ordres le corps de cavalerie du général Sordet; mais les hommes et les chevaux se trouvaient dans un tel état d'épuisement qu'on avait dû les renvoyer en arrière, en constituant avec leurs meilleurs éléments une division provisoire de 18 escadrons (un par régiment) qui, sous les ordres du général Cornulier-Lucinière, devait seule rester au contact de l'ennemi et surveiller les débouchés de la Somme au sud de Péronne, appuyée par une brigade de troupes africaines sous les ordres du général Ditte. Au 7e corps, le général Maunoury ne disposait que de la 14e division qui, le 28 au soir, était venue s'établir de Ployart à Villers-Bretonneux, renforcée de quelques bataillons de chasseurs; mais, comme il n'était pas mieux renseigné que le général en chef sur les mouvements de l'ennemi, il avait pris le parti de tenir sur ses positions.

 

Le 29, à 7 heures du matin, au moment même où s'engageait la bataille de Saint-Quentin, la 14e division fut attaquée par les forces supérieures du IIe corps allemand appuyé d'une division du corps de cavalerie von Marwitz. Après une vaillante résistance, le général Maunoury, qui connaissait la retraite précipitée de l'armée britannique sur l'Oise et le peu de consistance des divisions de réserve qui se trouvaient à sa gauche, crut devoir prescrire de rompre le combat et de se replier vers le Sud. On n'y réussit qu'en subissant de grosses pertes; mais l'ennemi, qui lui-même en avait éprouvé de plus grandes, ne poursuivit pas, et la 14e division put aller cantonner, la nuit suivante, à Fignières, à 4 kilomètres au nord de Montdidier, ayant sur sa droite la division Cornulier-Lucinière près de Roye et, près d'elle, la brigade Ditte à Quesnoy-en-Santerre. En même temps, le groupe des divisions de réserve Lamaze (55e et 56e divisions) débarquait aux environs d'Estrées-Saint-Denis, et l'une d'elles se portait sur l'Avre, à gauche et au sud de Roye. Tout cet ensemble reprenait, le lendemain, la direction de Paris, le 7e corps ralliant sa seconde division (la 63e). Sur la gauche, le gros du corps Sordet était encore à Ailly-sur-Noye le 30 au matin, mais il se repliait l'après-midi sur Crèvecoeur et continuait le jour suivant par Beauvais sur Pontoise avec les 61e et 62e divisions de réserve, pendant que les divisions territoriales abandonnaient la Somme pour se retirer sur la Normandie.

 

Ainsi, à partir du 30, il n'y avait plus aucune force capable d'arrêter les progrès des Allemands entre la Somme et l'Oise. C'était le résultat d'une direction absolument incohérente : il est certain qu'il aurait pu en être autre ment si les mouvements de tous les éléments dont on avait disposé avaient été coordonnés d'une manière plus judicieuse. Quant aux Anglais, dès l'après-midi du 29, le 2e corps se remettait en mouvement pour aller, à travers la forêt de Compiègne, sur Nanteuil-le-Haudoin, et le 1er corps abandonnait le lendemain La Fère pour se porter, à travers la forêt de Saint-Gobain, dans la direction de Soissons. Le maréchal portait son quartier général à Crépy-en-Valois. Cette retraite précipitée devait rendre impossible la prolongation de la résistance des deux côtés de l'Oise.

 

Malgré le succès incontestable obtenu par la 5e armée dans la journée du 29 août, la situation des forces françaises, dans leur ensemble, ne lui permettait pas de se maintenir longtemps sur le théâtre de l'action : la retraite précipitée des Anglais découvrait complètement son flanc gauche, tandis que celle de la 4e armée, obligée, malgré une vaillante résistance, de se retirer sur l'Aisne, à droite de Rethel, permettait aux Allemands de menacer sa droite.

 

La 5e armée, le soir de la bataille, se trouvait donc complètement en l'air, et il était nécessaire qu'elle reprit, dès le lendemain, son mouvement de retraite. C'était l'avis du général en chef, aussi bien que celui du général Lanrezac. Cependant, ce dernier, qui ne connaissait pas très exactement la situation de l'armée britannique, avait résolu, avant de se mettre en retraite, d'achever de rejeter au delà de l'Oise les Allemands qu'il avait devant lui; mais ses instructions prescrivaient de ne les suivre, dans aucun cas, au delà de la rivière.

 

D'après ces vues, le 1er corps et le 10e reprirent l'offensive dans la matinée du 30. Presque partout les Allemands furent refoulés, et la Garde prussienne laissa des prisonniers entre nos mains. A la droite du 10e corps, la 4e division de cavalerie et la 51e division poussèrent en avant avec le même succès, si bien que le général Abonneau, qui les commandait, se disposait à outrepasser ses instructions et à franchir l'Oise à Etréaupont pour tomber dans le flanc gauche des Allemands.

 

On était donc en bonne voie au centre et à droite de la 5e armée, lorsque, vers 11 heures, on reçut un ordre du général Lanrezac prescrivant d'une manière formelle de rompre le combat et de se replier sur la Serre. C'était conforme aux instructions générales envoyées, la nuit précédente, par le général en chef et confirmées le matin du 30. (Lanrezac affirme qu'il ne reçut jamais l'ordre de la nuit et qu'il n'en eut connaissance que le 30, vers 8 heures, par un message téléphonique de confirmation (LANR., page 242).)

 

" Malgré toute la peine que je vais vous causer, disait " Joffre, je vous donne l'ordre de battre en retraite pour " raisons supérieures " (Palat, V, p. 228).

 

Ce fut, pour les troupes qui étaient si bien engagées, une véritable déception, car elles n'en comprenaient pas la nécessité. On dut cependant mettre cet ordre à exécution, et ce ne fut pas sans difficulté, parce qu'on était toujours au contact de l'ennemi et sous le feu de son artillerie : à la 51e division, notamment, on fit des pertes sensibles. D'ailleurs, les Allemands ne firent aucune poursuite, et, le soir, le gros de la 5e armée se trouva au sud de la Serre, le groupe Valabrègue allant jusqu'à La Fère et Chauny pour y garder, avec l'appui du 148e de la brigade Mangin, que le général Lanrezac (p. .244) y avait envoyé par voie ferrée, les passages de l'Oise que les Anglais avaient abandonnés.

 

En réalité la continuation de la retraite était indispensable, car déjà la cavalerie allemande de Richtoffen était à Noyon, menaçant les communications de la 5e armée du côté de l'Oise, tandis que du côté opposé la IIIe armée allemande attaquait l'Aisne aux environs de Rethel.

 

Malgré l'heureuse résistance de la 4e armée dans la journée du 28, elle avait reçu l'ordre de reprendre la retraite le lendemain. Les corps 2, colonial, 12, 17 et 11 devaient se retirer par Grandpré, Boult-aux-Bois, Quatre-Champs, le Chesne et Tourteron, en laissant des arrière-gardes à tous les débouchés de l'Argonne, jusqu'au 29 au soir; là la gauche, le 9e corps, avec la 9e division de cavalerie, devait protéger le mouvement en se. maintenant autour de Launois et de Poix-Terron; les mouvements purent s'exécuter sans difficultés tels qu'ils avaient été prescrits, sauf au 9e corps où le général Dubois comprit que, en restant à Poix-Terron et Launois, il se trouvait complètement en l'air, et il jugea que la seule manière de couvrir le gros de l'armée, sans courir de graves dangers, était de se porter dans la direction de Rethel, en essayant d'y prévenir les colonnes ennemies. En conséquence, il prescrivit au gros de la 17e division de se porter sur Novion-Porcien, entre Signy-l'Abbaye et Rethel, sous la protection de la division marocaine, qui resterait à Launois jusqu'à son écoulement, puis viendrait s'établir à Saulces-Moulin, à la droite de la 17e division. En outre, la 9e division de cavalerie, à l'extrême gauche, se porterait au plus vite sur la route de Rethel, à Signy-l'Abbaye, en s'efforçant de retarder les progrès de l'ennemi. Ces dispositions, communiquées au général de Langle, furent approuvées par lui.

 

Au point du jour du 29, la division marocaine fut attaquée; mais, renforcée de trois bataillons et d'un groupe d'artillerie de la 17e, elle brisa facilement l'offensive ennemie, et, quand le gros de cette division eut défilé derrière elle, elle put se replier lentement dans la direction de l'Aisne. Mais la 17e division, en poursuivant sa marche sur Novion-Porcien, se trouva en présence de forces considérables à hauteur de Saulces-Moulin, et son chef crut devoir se diriger également sur l'Aisne, en se portant vers Auboncourt et Novy, pendant que la division du Maroc gagnait Alland'huy et Charbogne.

 

Cependant la 9e division de cavalerie restait maîtresse de la route de Rethel et put cantonner le soir au nord de la ville, à Bertoncourt et Sorbon, avec l'appui de deux bataillons qui venaient d'y débarquer. Cette route n'était donc pas complètement découverte.

 

Dans la journée du 30, la IIIe armée allemande allait reprendre l'offensive, et elle devait réussir à atteindre l'Aisne à Rethel, mais ce ne fut pas sans une nouvelle lutte avec les éléments de gauche de la 4e armée.

 

De fait, ces éléments, depuis la veille, ne dépendaient plus directement du général de Langle. Ils en avaient été détachés pour former un nouveau groupement sous les ordres du général Foch qui, jusqu'à ce moment, avait commandé le 20e corps. Ce groupement devait recevoir des renforts et former un peu plus tard la 9e armée; mais, le 30 au matin, aucun de ces renforts n'était arrivé, et le général Foch, qui voulait arrêter l'ennemi sur le chemin de Rethel, n'avait encore sous ses ordres que les deux corps 9 et 10 (11e ?), avec les divisions de réserve 52 et 60, et la 9e division de cavalerie. Il leur donna néanmoins l'ordre de se porter au devant des Allemands.

 

D'après ses instructions, le 9e corps, qui avait cantonné la nuit précédente à proximité de l'Aisne et à droite de Rethel, devait marcher vers le Nord-Ouest pour s'emparer de la route de Novion-Porcien et interdire à l'ennemi l'accès de Rethel. La 9e division de cavalerie, qui avait cantonné à l'ouest de la ville, devait se reporter en avant pour concourir à l'action. Tout le IIe corps devait s'engager à la droite du 9e avec les 59e et 60e divisions de réserve.

 

Dès 5 heures du matin la division marocaine et la 17e division se mirent en mouvement de Novy et d'Aboncourt, et se trouvèrent rapidement au contact de l'ennemi. Une violente lutte d'artillerie s'engagea sur tout le front et nos troupes purent faire quelques progrès près de la route de Rethel à Launois.

 

Mais, à la droite, la 52e division et le IIe corps, sur lesquels on comptait, ne se montraient pas. Ils s'étaient cependant mis en route de bonne heure; mais, à Chesnois, la 52e division avait trouvé l'ennemi en force et avait dû se retirer sur Sorcy et sur Alland'huy; plus à droite, le IIe corps, qui s'avançait par Tourteron, se trouva en présence des masses considérables appuyées par une nombreuse artillerie et fut obligé de se retirer sur Attigny pour y passer l'Aisne sous la protection de la 60e division qui tenait Charbogne, et de quelques batteries établies au nord de Saint-Lambert. Le 9e corps était donc livré à lui-même, au nord-est de Rethel, et avait à tenir tête aux forces notablement supérieures de la IIIe armée allemande.

 

A 14 h. 30, le général Dubois apprit que le IIe corps avait dû reculer et fut obligé de prendre lui-même ses dispositions pour la retraite, qui commença vers 17 heures. Le gros s'écoula par le pont de Thugny et le ,reste par Seuil et Ambly. On ne put utiliser le pont de Rethel dont un détachement ennemi s'était approché. La 9e division de cavalerie restait sur la rive droite de l'Aisne, dans la région de Château-Porcien.

 

Sur ces entrefaites, les bataillons de la 42e division (La 42e division venait du 6e corps auquel il restait la 12e et la 40e.) qui était le premier renfort attendu, commençaient à débarquer. On les établit au sud de Rethel, à la gauche du 9e corps, au fur et à mesure qu'ils étaient disponibles. A sa droite, la IIe et la 60e divisions étaient cantonnées au sud d'Attigny; quant à la 52e, fortement ébranlée, elle fut renvoyée sur la Suippe pour s'y reconstituer.

 

D'après les ordres du général Foch, la retraite dut continuer le 31 août, et les troupes sous ses ordres vinrent s'établir sur la Retourne, les éléments de la 42e division à gauche, vers Bergnicourt; le 9e corps du Chatelet à Juniville; le IIe de Bignicourt à Machault.

 

Le gros de la 4e armée devait se conformer à ces mouvements rétrogrades.

 

Dans la journée du 30, le 17e corps, marchant par le Chêne-Populeux, avait passé l'Aisne à Voncq et Semuy, se reliant par sa gauche au IIe; mais le 12e corps, le corps colonial et le 2e corps étaient restés sur la rive droite, tenant encore les débouchés orientaux de l'Argonne jusqu'à Grandpré. La 3e armée s'étendait toujours de Grandpré à la Meuse, dans le voisinage de Dun. L'ennemi n'était nullement pressant. Le soir du 30, le gros de la Ve armée allemande était encore sur la rive droite de la Meuse, de Stenay à Consenvoye. Malgré le recul des forces commandées par le général Foch, le général Sarrail, qui venait de prendre le commandement de la 3e armée à la place du général Ruffey, eut l'idée de prononcer un mouvement offensif entre la Meuse et l'Argonne, en y faisant participer les corps de la 4e armée qui se trouvaient. à sa gauche. Le 31, au matin, on se porta en avant sur toute la ligne, et le 4e corps fit d'abord quelques progrès dans la direction de Stenay; mais bientôt on fut arrêté à Beaufort, tandis que, à droite, les Allemands débouchaient de Dun et attaquaient Doulcon. En même temps, à la gauche, les troupes de la 4e armée ,s'étaient portées en avant sans entrain, leurs chefs se rendant sans doute compte des dangers que pouvaient leur faire courir les Allemands qui tenaient l'Aisne à Attigny et à Rethel. Trouvant devant elles une partie de la IVe armée allemande, elles se mirent en retraite vers 13 heures (PALAT, V, p. 310.), et la 3e armée dut se conformer à ce mouvement rétrograde.

 

Le soir du 31 août, on se retrouva à peu près dans les mêmes positions que le matin, la 3e armée de Bautheville à Bayonville, tenant la Meuse à Sivry et Consenvoye, et se reliant aux divisions de réserve qui, sur la rive droite, occupaient les abords du camp retranché de Verdun. A la 4e armée, on tient encore les débouchés de l'Argonne, de Grandpré à l'Aisne aux environs de Terron, avec les corps 2, colonial et 12, tandis que le 17e corps reste établi sur la. rive gauche, au nord-ouest de Vouziers se reliant par sa gauche à l'armée du général Foch.

 

L'ensemble de ces forces se tenait assez bien; mais les mouvements de la gauche, obligée de passer au sud de l'Aisne, n'avaient fait qu'accroître l'intervalle qui les séparait de la 5e armée, qui était venue s'établir dans la matinée du 31 dans le voisinage de Laon, tenant par sa droite Sissonne et par sa gauche la forêt de Saint-Gobain. Il y avait ainsi entre elle et la gauche du général Foch un intervalle de 40 kilomètres.

 

Grâce à la brillante résistance du 9e corps pendant les journées du 28, du 29 et du 30, entre Signy-l'Abbaye et Rethel, la IIIe armée allemande n'avait pas eu la liberté de ses mouvements pour tenter de déborder la droite de la 5e armée; mais, du côté opposé, la retraite des Anglais pouvait mettre cette armée sérieusement en danger; car, le 31 août, l'armée britannique devait passer l'Aisne de Compiègne à Soissons, de sorte que, de Noyon à Compiègne, rien ne s'opposait plus au passage de l'Oise par les Allemands, qui pouvaient ainsi menacer les communications de la 5e armée. Et c'est justement ce qu'ils devaient essayer d'entreprendre.

 

Pendant que cette armée était en marche, dans la matinée du 31, on put intercepter, à la tour Eiffel, un radiotélégramme qui prescrivait à la cavalerie allemande de franchir l'Oise à Bailly et de se porter sur le chemin de fer de Laon à Soissons, vers Vauxaillon.

 

Après en avoir eu connaissance, le chef de la 5e armée utilisa quelques trains de vivres qui se trouvaient à sa disposition pour transporter sur Vauxaillon la brigade Simon, de la 38e division. Valabrègue dut lui envoyer un groupe d'artillerie avec escorte. En même temps, le général Lanrezac donna l'ordre au général Abonneau, qui se trouvait à la droite de l'armée, de se porter immédiatement par Craonne sur Vailly, et de se mettre en relations avec la brigade Simon. (LANREZAC, p. 252.).

 

Ces instructions furent heureusement exécutées en temps voulu, malgré l'extrême fatigue de la cavalerie, et on fut en mesure d'arrêter les tentatives faites par l'armée allemande sur la rive gauche de l'Oise, et dont d'ailleurs le gros s'attacha aux arrière-gardes britanniques plutôt qu'aux derrières de la 5e armée.

 

En prenant, le 31 août, ses dispositions pour parer au danger dont il était menacé, Lanrezac avait demandé au général Douglas Haig de laisser au moins une arrière-garde au nord de Soissons.

 

Il est certain que, avec un peu de bonne volonté, une division du 1er corps anglais qui n'avait pas été engagé sérieusement depuis Mons, aurait pu tenir au moins pendant la matinée du 1er septembre au nord de l'Aisne, n'ayant devant elle que de la cavalerie allemande. Elle aurait ainsi protégé d'une manière très efficace la retraite du groupe Valabrègue, qui aurait pu s'engager, par Soissons, sur la route de Château-Thierry, et rien n'eût empêché la division anglaise de rejoindre l'après-midi le gros du corps d'armée dans la direction de Villers-Cotterêts.

 

Mais le général Douglas Haig avait répondu à Lanrezac qu'il ne pouvait lui donner satisfaction parce que le maréchal French lui avait prescrit de replier toutes les troupes, le jour même, sur la rive gauche de l'Aisne. Dans ces conditions, la 5e armée avait été remise en marche au milieu de la nuit suivante de manière à se couvrir le plus tôt possible de l'Aisne qu'elle alla passer au-dessus de Soissons.

 

Dans le fait, les Anglais, par suite, de circonstances imprévues, sont restés à Soissons jusqu'au 1er septembre au matin, et ils ont prêté une certaine aide à l'aile gauche de la 5e armée. Mais, dès le 31, le gros du 1er corps anglais est à Villers-Cotterêts, et le 2e à Crépy-en-Valois et à Verberie.

 

La 6e armée a dû se conformer au mouvement des Anglais; elle a son gros entre Clermont et l'Oise, avec la division Cornulier-Lucinière à sa droite vers Jonquières et Blincourt.

 

Le gros du corps Sordet est dans la région de Beauvais avec les 61e et 62e divisions de réserve, tandis que les divisions territoriales ont abandonné la Somme pour cantonner à Abancourt, Gourchelles, Aumale et Blangy, sur les routes de la Normandie.

 

En somme, à la fin du mois d'août, huit jours après la défaite de Charleroi, on avait dû abandonner à l'ennemi vainqueur une large bande de territoire français depuis la Meuse jusqu'à l'Oise.

 

A la gauche, la 6e armée était à 60 kilomètres au sud de la Somme.

 

Avec de meilleures dispositions, on aurait sans doute pu ralentir quelque peu les progrès des Allemands, mais la retraite était forcée. C'était la conséquence inévitable de la situation dans laquelle se trouvaient les armées au moment de la bataille de Charleroi. Ce qui avait manqué surtout, c'était une force sérieuse capable d'étayer, à gauche, la résistance des Anglais. Pour l'obtenir, il aurait suffi d'avancer de quelques jours le transport du 7e corps pour servir de noyau, vers le 25, aux divisions de réserve et territoriale dont on disposait.

 

Avec la cavalerie du général Sordet, c'eût été une force de plus de 100.000 hommes, dont les deux tiers étaient fort médiocres, mais dont on aurait, pu cependant tirer quelque bon parti en défendant le terrain pied à pied de l'Escaut à la Somme.

 

A la condition de tenir cette armée au contact de l'armée britannique, on aurait sans doute réussi à empêcher cette dernière de précipiter sa retraite; avant la fin du mois, la 6e armée aurait été renforcée des divisions 55 et 56. Avec les Anglais, on aurait disposé de 200.000 hommes pour résister à von Kluck sur la route de Paris; mais c'est tout ce qu'on aurait pu en tirer, et le projet de reprendre l'offensive avec une pareille armée était absolument déraisonnable.

 

Dans les derniers jours d'août, il eût été bien préférable de contre-attaquer sur un autre point, en dirigeant toutes les forces disponibles vers l'intervalle qui séparait les 4e et 5e armées.

 

En mettant sous les ordres du général Foch les troupes qui se trouvaient au nord-est de Rethel, il eût été convenable de les doubler; et ce n'était pas impossible, à la condition de renoncer à toute offensive entre l'Argonne et la Meuse.

 

En général, lorsqu'un théâtre d'opérations comprend des parties fortes et des parties faibles, il convient de rester sur la défensive dans les parties fortes et d'attaquer sur les parties faibles.

 

Or,. après l'abandon de la Meuse, l'Argonne présentait de grands avantages au point de vue défensif : il fallait les utiliser.

 

Quatre corps d'armée n'étaient pas nécessaires pour en tenir les passages de Grandpré au Chêne-Populeux. On pouvait en prélever un pour le porter sur Rethel : par exemple, le corps colonial. Ayant repassé la Meuse le 26, ce corps pouvait avoir, dans cette journée, une division à Buzancy et le gros de l'autre division vers Beaumont, avec une forte arrière-garde sur la Meuse.

 

Le 27, la 1re division était à Vouziers; le gros de la 20, à Boult-aux-Bois; l'arrière-garde à Sommauthe.

 

Le 28, la 1re division, à Rethel; le gros de la 2e, à Vouziers; l'arrière-garde à Lacroix-aux-Bois.

 

Pour contenir l'ennemi de Grandpré au Chêne-Populeux, les trois Corps, 2, 12 et 17, étaient largement suffisants et il en était de même des trois corps de la 3e armée entre Grandpré et Verdun, même en enlevant la 42e division au 6e corps, qui avait à sa droite plusieurs divisions de réserve pour se relier au camp retranché, car, après le départ des divisions 55 et 56, il en serait encore resté trois.

 

D'autre part, rien ne s'opposait à ce qu'on prélevât sur la 2e armée le reste du 9e corps; car cette armée, comme la 1re, n'avait pas cessé de faire bonne contenance contre les attaques incessantes de l'ennemi.

 

Il ne semble pas douteux que, après s'être tenues dans l'expectative pendant la première période des hostilités, les VIe et VIIe armées allemandes, à la suite des batailles de Morhange et de Sarrebourg, ainsi que des succès obtenus à la frontière de Belgique, avaient reçu l'ordre de poursuivre une vigoureuse offensive sur la Meurthe et dans les Vosges.

 

Maîtres de Lunéville dès le 22, ils avaient projeté de rompre notre ligne dans la direction de Charmes, et c'est dans cette direction surtout qu'ils avaient attaqué sans relâche dans les journées du 23, du 24 et du 25.

 

Arrêtés par l'énergique résistance que leur avaient opposée la droite de la 2e armée et la gauche de la 1re, ils devaient porter leur principal effort, les jours suivants, sur notre droite, entre la Meurthe et la Mortagne. Leur but était toujours de rompre ou de déborder notre front quelque part, de manière à refouler le gros de nos forces vers l'Ouest, en les détachant des Vosges, tandis que, du côté opposé, leurs armées de Belgique s'efforçaient de déborder notre gauche.

 

Mais l'énergie des généraux Dubail et, de Castelnau devait leur opposer une barrière inébranlable.

 

Ils purent bien prendre Saint-Dié et faire quelques progrès dans la direction de Rambervillers; mais nous tenions toujours la lisière nord des forêts de Charmes et de Rambervillers, ainsi que la haute Meurthe et le massif du Bonhomme. A la gauche, la 2e armée avait plutôt une attitude offensive jusqu'à la fin du mois d'août, et on pouvait, sans inconvénient, enlever la fraction du 9e corps qu'on y avait laissée à la suite de la défaite de Morhange.

 

L'embarquement pour Rethel aurait pu commencer le 27 et le transport aurait été terminé le 29.

 

Le 30, le 9e corps aurait pu être reconstitué au nord de Rethel sur un pied normal, tandis que la 42e division, transportée de Verdun par Vouziers, débarquait à Amagne, et que le corps colonial se concentrait à Rethel. On aurait encore pu augmenter ces forces d'une division de cavalerie; il y en avait quatre aux 1re et 2e armées, et on pouvait sans inconvénient en prélever une (la 10e) pour la transporter sur Rethel.

 

Sans compter cette division ni le corps colonial, les corps 9 et 11, la division du Maroc et la 42e, les 59e et 60e divisions de réserve et la 9e division de cavalerie auraient présenté une force d'environ 100.000 hommes qui, sous les ordres du général Foch, pouvaient résolument prendre l'offensive contre la IIIe armée allemande, dans le but de la refouler au delà de la Meuse et du canal des Ardennes. Alors même que cette armée eût été appuyée par la droite de la IVe armée, on avait toutes les chances de réussir, et, le 30 ou le 31, le résultat visé pouvait être obtenu.

 

Ensuite, laissant le 11e corps et la 60e division vis-à-vis de l'ennemi supposé battu, on pouvait ramener le gros à gauche dans la direction de Montcornet, en ralliant le corps colonial et la 10e division de cavalerie, débouchant de Rethel, et combiner de nouvelles opérations offensives avec la droite de la 5e armée contre la gauche de la IIe armée allemande. La manœuvre aurait donc consisté à se jeter avec 140.000 hommes d'ans l'intervalle compris entre la IIIe et la IIe armées allemandes et à les attaquer l'une après l'autre.

 

Or, si on suppose que la bataille de Guise-Saint-Quentin se :soit déroulée le 29 dans les conditions de la réalité, la 5e armée pouvait se retirer lentement, le 30, dans la direction de Reims, pendant que l'armée de Foch livrait bataille vers Poix, Launois, Signy-l'Abbaye et, si on obtenait la victoire, le gros de cette armée, à partir du 31, combinait ses mouvements avec la 5e pour tomber sur la gauche de von Bülow dans la région de Montcornet et de Vervins.

 

Une pareille opération, si elle avait réussi, aurait eu les plus heureuses conséquences : elle aurait forcément arrêté la marche sur Paris de la Ire armée allemande, dont les communications. auraient été menacées, et - par suite - dégagé l'armée britannique et la 6e armée française. Il va sans dire que, sitôt prévenues de ce qui se passait, ces armées se seraient reportées en avant, à la suite de l'ennemi en retraite, entraînant quelques jours plus tard les divisions de réserve et territoriales qui se retiraient vers la basse Seine. Mais, pour être conduit à entreprendre de pareilles opérations, il fallait encore être pénétré de la nécessité de choisir une zone d'attaque principale vis-à-vis de laquelle tout le reste est secondaire.

 

Il devait venir plus tard des circonstances modifiant complètement les conditions de la guerre; mais, à la fin d'août 1914, on était encore en plein dans la guerre de mouvement, et les bons principes qui avaient jadis réglé la conduite des opérations militaires avaient toujours leur valeur; c'est en les appliquant qu'on aurait pu éviter les défaites du début, et c'est encore en les appliquant qu'on aurait pu trouver le moyen de réparer ces défaites en reconduisant les Allemands à la frontière; car il faut remarquer que, après avoir laissé plusieurs corps vis-à-vis d'Anvers, de Maubeuge et de Givet, en envoyant d'autres sur la frontière russe, les forces allemandes qui avaient envahi le territoire français n'étaient pas supérieures à celles qui leur étaient opposées, même sans tenir compte des divisions de réserve et territoriales qui s'éloignaient pour quelque temps du théâtre de la lutte.

 

Mais la situation réelle, à la fin du mois d'août, était tout autre que celle que nous venons d'imaginer. Les éléments qui auraient pu former à notre gauche une véritable armée avaient été successivement bousculés avant d'être réunis; les Anglais n'étaient déjà plus sur l'Aisne.

 

Dans la matinée du 1er septembre, une brigade de cavalerie anglaise fut surprise, à. Néry, par une division de cavalerie allemande venant de Compiègne, et ne s'en était dégagée qu'en subissant de grosses pertes.

 

Le même jour, d'autres arrière-gardes anglaises s'étaient trouvées aux prises, à Villers-Cotterêts et Crépy-en-Valois, avec la cavalerie qui débouchait déjà de Soissons à la droite de la IIe armée. Le 1er septembre, le quartier général du maréchal French se trouvait déjà sur la Marne, à Lagny.

 

Cependant, les combats que les arrière-gardes anglaises avaient livrés dans la journée avaient rétardé quelque peu les progrès des Allemands et facilité la retraite de la 5e armée.

 

Le général Joffre crut devoir, à cette occasion, exprimer sa reconnaissance au maréchal French en lui disant qu'il avait contribué de la manière la plus efficace à la sécurité de l'aile gauche de l'armée française, qui n'oublierait jamais le service rendu. On doit reconnaître que, au moment de la bataille de Charleroi et pendant les jours qui ont suivi, l'armée britannique nous avait rendu les plus grands services; mais, quand on songe à la rapidité avec laquelle elle s'est dérobée à la suite de la bataille du Cateau, on doit convenir que les témoignages du général Joffre étaient empreints de quelque exagération. Car, par suite de la retraite précipitée des Anglais, la 5e armée se trouvait depuis plusieurs jours dans une situation des plus difficile, ayant à craindre d'être débordée sur sa droite aussi bien que sur sa gauche. Le soir du 1er septembre, elle était établie entre l'Aisne et la Vesle, se reliant par sa droite au détachement du général Foch en position sur la Suippe, au Nord-Est de Reims; mais sa gauche était en l'air, n'ayant, pour la couvrir, que la division de cavalerie.

 

Dans cette journée, à la gauche des Anglais, diverses fractions de la 6e armée avaient été également engagées avec les avant-gardes allemandes.

 

Le matin, l'a division provisoire Cornulier-Lucinière, à laquelle étaient rattachés quelques bataillons de chasseurs alpins, était à Pont-Sainte-Maxence et Verberie, tenant la droite de la 6e armée. Ils y furent attaqués, des deux côtés 'de l'Oise, par des colonnes allemandes venant d'Estrées-Saint-Denis et de Compiègne. Les troupes françaises durent se retirer en descendant l'Oise et défendirent le terrain pied à pied. Le bataillon qui formait l'arrière-garde lut enlevé en automobile, tandis que la cavalerie allait cantonner autour de Chamant. A leur gauche, le général Maunoury, qui connaissait le mouvement rétrograde des Anglais, dirigea sur Senlis la 56e division, afin de protéger à sa droite la direction de Paris, et, de plus, la brigade marocaine du général Ditte qui y fut portée de Creil par voie ferrée, avec ordre de défendre d'abord la lisière Nord-Est de la forêt d'Hallatte, puis Senlis et la forêt de Chantilly. Les arrière-gardes devaient s'arrêter au Sud de cette forêt.

 

C'est ce qui eut lieu, pendant que la 55e division se retirait par la rive droite et passait l'Oise à Creil.

 

Le gros du corps Sordet était arrivé à Pontoise, ayant près de lui les 61e et 62e divisions de réserve.

 

Quant aux divisions territoriales, elles se trouvaient aux environs de Forges-les-Eaux.

 

Les unes et les autres étaient à peu près hors de cause pour le moment, et les Allemands ne s'en occupèrent plus, s'attachant seulement à la 6e armée et aux forces britanniques qui se retiraient dans la direction de Paris.

 

Il est clair que, dans ces conditions, et à la suite des mouvements incohérents des dernières journées, le général en chef ne pouvait pas songer à une reprise immédiate de l'offensive. La fatigue des hommes était extrême, et les pertes en hommes et en matériel n'avaient pas encore été réparées.

 

Aussi, le général Joffre lança-t-il, dans la journée du 1er septembre, une instruction générale (n° 4) qui, en prescrivant la continuation de la retraite, en indiquait les conditions.

 

Aux termes de cette instruction, la retraite des armées 3, 4 et 5, nécessitée par le mouvement débordant de l'ennemi contre l'aile gauche de la 5e armée, mouvement insuffisamment arrêté par l'armée anglaise et par la 6e armée, doit s'effectuer en pivotant sur l'aile droite. La 5e armée, qui est à l'aile marchante, doit éviter de laisser l'ennemi saisir sa gauche; les diverses armées devront rester en liaison constante et se communiquer les renseignements qu'elles pourront obtenir. Dans la zone de la 4e armée, le détachement Foch doit se tenir en liaison avec la 5e armée, l'intervalle compris entre ce détachement et le gros de la 4e armée étant surveillé par les 7e et 9e divisions de cavalerie.

 

La 3e armée doit effectuer son mouvement à l'abri des Hauts-de-Meuse.

 

On peut envisager comme limite du mouvement de recul, et sans que cette limite doive être forcément atteinte, le moment où les armées seraient dans la situation suivante :

 

Un corps de cavalerie de nouvelle formation en arrière de la Seine, au sud de Bray;

 

La 5e armée en arrière de la Seine, au sud de Nogent; La 4e armée, y compris le détachement de Foch, en arrière de l'Aube, vers Arcis, avec le gros, en deçà de l'Ornain, vers Vitry;

 

La 3e armée, au sud de Bar-le-Duc, renforcée des divisions de réserve qui abandonneraient les Hauts-de-Meuse.

 

On partirait de ces positions pour prendre l'offensive à laquelle des fractions des 1re et 2e armées, prévenues en temps opportun, seraient appelées à participer, ainsi que les troupes mobiles du camp retranché de Paris (LANREZAC, P. 322. Mémoires de Galliéni, p. 212.).

 

On peut remarquer que, dans cette instruction, il n'est pas question de l'armée britannique, ni de la 6e armée, si ce n'est pour dire qu'elles se sont trouvées incapables d'arrêter le mouvement débordant des Allemands contre la 5e armée.

 

Cependant il est certain qu'il était dans les projets du général en chef de les faire participer à la bataille générale qu'il avait en vue; mais comme il ne se croyait pas encore en mesure de l'engager avec avantage, il estimait sans doute que rien ne pressait de leur donner des instructions précises. Il n'y avait donc, pour le moment, qu'à les laisser continuer la retraite qu'elles exécutaient depuis plusieurs jours sous la pression de la 1re armée allemande.

 

Le 2 septembre, une note secrète était adressée aux commandants d'armée ayant pour objet de donner de nouvelles indications au sujet de l'exécution des prescriptions de l'instruction de la veille. Il y était dit d'abord qu'il importait de soustraire les armées à la pression de l'ennemi, ensuite que l'ensemble de nos forces devait s'établir sur une ligne générale marquée par Pont-surYonne, Nogent-sur-Seine, Arcis-sur-Aube, Brienne et Joinville, où les corps se compléteraient par les envois des dépôts, en couvrant l'aile gauche par toute la cavalerie disponible entre Montereau et Melun.

 

D'autre part, l'armée de droite devait être renforcée par deux corps prélevés sur les armées de Nancy et d'Épinal (D'après PALAT (V, p. 326), ce sont les armées de gauche qui devaient être renforcées par deux corps prélevés sur les armées de Nancy et d'Épinal. Il s'agit des corps 15 et 21, et nous croyons que c'est bien l'armée de droite, c'est-à-dire la 3e, qu'ils devaient renforcer.)

 

A ce moment, on passerait à l'offensive sur tout le front, et on demanderait à l'armée anglaise de participer à la manœuvre

 

1° En tenant la Seine, de Melun à Juvisy;

 

2° En débouchant sur le même front lorsque la 5e armée passerait à l'attaque.

 

Enfin, la garnison de Paris devait agir simultanément en direction de Meaux.

 

En même temps, un ordre général n° 11 venait compléter cette note et l'instruction du 1er septembre, ayant surtout pour but de préparer les esprits au grand effort que le général en chef se proposait de leur demander à bref délai.

 

" Une partie de nos armées, était-il dit dans ce document, se replient pour resserrer leur dispositif, recompléter leurs effectifs et se préparer avec toutes chances de succès à l'offensive générale que je donnerai l'ordre de reprendre dans quelques jours. Le salut du pays dépend du succès de cette offensive qui doit, en concordance avec la poussée des alliés russes, rompre les armées allemandes que nous avons déjà sérieusement entamées sur différents points. Chacun doit être prévenu de cette situation et tendre toutes ses énergies pour la victoire finale.

 

" Les précautions les plus minutieuses, comme les me sures les plus draconiennes seront prises pour que le mouvement s'effectue avec un ordre complet, pour éviter les fatigues inutiles.

 

" Les fuyards, s'il s'en trouve, seront pourchassés et passés par les armes.

 

" Les commandants d'armée feront donner des ordres aux dépôts pour que, d'urgence, ceux-ci envoient aux corps le nombre, très largement calculé, des hommes nécessaires pour compenser les pertes faites et celles à prévoir dans les prochaines journées. Il faut que les effectifs soient aussi complets que possible, les cadres reconstitués par des promotions et le moral de tous à hauteur des nouvelles tâches, pour la reprise du mouvement en avant qui nous donnera le succès définitif. " (PALAT, V, P. 326.).

 

Il est manifeste, par cette instruction,. que, si le général en chef ne se croyait pas encore en mesure, le 2 septembre, de prendre l'offensive, son esprit ne cessait d'être tendu vers les conditions à réaliser pour reprendre la lutte avec chance de succès.

 

Il ne voulait pas compromettre par une volte-face prématurée la réussite d'une opération dont le sort de la France dépendait. Mais, une fois satisfaites les conditions de nombre et de matériel indispensables, il était bien certain que, si une occasion favorable se présentait, il ne manquerait pas de la saisir.

 

En attendant, il fallait encore continuer la retraite pendant quelques jours, en se conformant aux dispositions de l'instruction du 1er septembre et de la note du 2. Dès le 3, les armées du Centre (britannique, 5e et 9e armées) allaient atteindre la Marne, mais elles ne devaient pas prolonger leur mouvement jusqu'à la limite que le général en chef avait indiquée. Les mouvements des Allemands allaient bientôt fournir l'occasion favorable que le général en Chef attendait et provoquer la grande opération d'où devait sortir le salut de la France.

 

III - LES ARMÉES EN PRÉSENCE SUR LA MARNE

 

Pendant que les armées de France et d'Angleterre, battues à la frontière de Belgique, se repliaient en retraite jusqu'à la Marne, d'importantes modifications étaient apportées à la composition du gouvernement.

 

Le ministère, qui, sous la présidence de M. Viviani, était au pouvoir au moment de la déclaration de guerre, donna sa démission dans l'après-midi du 23 août. M. Viviani fut chargé d'en constituer un nouveau qui fut formé le 26. Plusieurs des membres du ministère précédent restaient en fonctions; mais M. Briand prenait le portefeuille de la justice et la vice-présidence du Conseil; M. Delcassé, le portefeuille des Affaires étrangères; M. Ribot, celui des Finances. Le passé et l'expérience de ces hommes politiques donnaient plus de force au gouvernement.

 

Le choix de M. Millerand, remplaçant au ministère de la guerre M. Messimy, qui s'était montré trop au-dessous de sa tâche, donnait aussi plus d'autorité au gouvernement et plus de confiance aux chefs de l'armée.

 

Le jour même de la constitution du ministère, le général Galliéni était nommé gouverneur de Paris, en remplacement du général Michel, qui acceptait de commander en sous-ordre la zone sud du camp retranché.

 

Le général Galliéni était une des plus belles figures de l'armée française. Il avait passé la partie principale de sa carrière aux colonies : au Soudan, en Indochine, puis à Madagascar, qu'il avait pacifié, puis organisé. Faisant partie depuis plusieurs années du Conseil supérieur de la Guerre, il fut maintenu au printemps de 1914, sans limite d'âge dans le cadre actif. Mais le commandement de la 5e armée, pour lequel il était désigné, passait à ce moment au général Lanrezac.

 

A la déclaration de guerre, il fut entendu que, au besoin, il remplacerait le général en chef. Cette désignation aurait dû lui donner au moins voix consultative au G. Q. G.; mais, pour des raisons qu'il est facile de deviner, on avait tenu à l'écart sa fermeté et sa clairvoyance, de sorte qu'il ne joua aucun rôle pendant toute la durée du mois d'août. A l'approche des Allemands de Paris, la désignation dont il venait d'être l'objet, allait le mettre au premier plan : la défense de la capitale ne pouvait pas tomber en de meilleures mains.

 

Paris, avec sa ceinture de forts qui datait de trente ans, ne pouvait pas résister à une attaque en règle, si elle était livrée à elle-même. D'autre part, il ne pouvait pas être sérieusement question de l'abandonner aux Allemands sans la défendre. Cependant, le général Joffre estimait que le gouvernement devait s'en éloigner, et nous pensons qu'il avait raison. Sans que Paris tombât aux mains des Allemands, on pouvait craindre qu'il fût plus ou moins coupé de ses communications avec la province. On avait pu accepter cette situation en 1870, parce que nous étions seuls à faire la guerre; mais, en raison de nos alliances, il était indispensable que les principaux chefs du gouvernement pussent communiquer en toute liberté avec les Etats de l'Entente.

 

Le départ du gouvernement fut donc décidé le 2 septembre; mais il n'en suivait pas qu'on dût abandonner, sans combat, Paris aux Allemands.

 

Depuis le début des hostilités, le général Joffre n'avait commis que des erreurs, qui avaient eu pour conséquence l'invasion du nord de la France. Mais l'abandon de Paris eût été une telle énormité qu'il ne nous semble pas possible qu'il en ait eu l'idée. Cependant, il paraît qu'il en a été sérieusement question au G. Q. G. (PALAT, VI, pages 44 et 45.), où on ne semblait pas se rendre compte de l'effet moral qu'aurait produit une pareille mesure. Mais il faut bien se dire que les doctrinaires ne brillent pas par la largeur de vues ni par le bon sens : vivant dans un monde imaginaire, ils ont un faible sentiment des réalités. Pour eux, l'abandon de la capitale n'avait pas plus d'importance que celle d'une autre portion de territoire, et on pouvait s'y résoudre si on croyait y trouver l'occasion d'une belle manœuvre au lieu de comprendre que la manœuvre devait justement avoir pour but de la protéger. On aurait pu se rappeler que, en 1814, c'est l'abandon de Paris qui a été la cause immédiate de la chute de Napoléon et que, en 1870, c'est la capitulation de Paris qui a amené celle de la France; mais les enseignements de l'histoire n'ont pas de valeur pour les partisans de la méthode rationnelle qui, infatués d'eux-mêmes, ont la prétention de tout tirer de leur cerveau.

 

Quoi qu'il en soit, il est certain que le gouvernement aussi bien que le gouverneur étaient également résolus à défendre Paris.

 

Après le départ du président de la République et des ministres pour Bordeaux, le général Galliéni fit afficher, le 3 septembre, une proclamation où il était dit

 

" J'ai reçu le mandat de défendre Paris contre l'envahisseur. Ce mandat, je le remplirai jusqu'au bout. "

 

Mais, dès qu'on voulait défendre la capitale, il fallait en avoir les moyens.

 

Or, le 1er septembre, il ne s'y trouvait que quelques divisions territoriales, incapables à elles seules de retarder l'approche des Allemands. Les 61e et 62e divisions de réserve avaient d'abord fait partie de la garnison, mais on les avait envoyées dans le Nord, d'où elles s'étaient retirées vers la basse Seine en désordre. On ne devait plus rien en attendre avant huit jours. Aussi, Galliéni, en acceptant la mission de défendre Paris, demanda-t-il des renforts : il déclara qu'il lui fallait au moins trois corps d'armée.

 

On mit sous ses ordres la 6e armée, que le général Maunoury ramenait de la Somme. Le 1er septembre, cette armée ne comprenait que quatre divisions : les deux divisions du 7e corps et les deux divisions de réserve 55 et 56, avec la cavalerie du général Cornulier-Lucinière; mais, pendant qu'elle se rapprochait de Paris, la 45e division, qui venait d'arriver d'Afrique, allait lui être affectée, et aussi le 4e corps de la 3e armée, lequel, en s'embarquant aux environs de Sainte-Menehould, allait être ramené sur Paris, par Troyes.

 

Le général Galliéni allait donc avoir sous ses ordres à peu près les effectifs qu'il avait demandés, dont moitié de troupes de réserve; mais, en même temps, le camp retranché de Paris, qui, jusqu'alors, avait dépendu du gouvernement, fut déclaré compris dans la zone des armées et placé sous les ordres du général en chef, de sorte que, pendant que Galliéni avait sous ses ordres l'armée de Maunoury, il était lui-même sous les ordres de Joffre, qui comptait bien utiliser les forces mobiles du camp retranché et les faire concourir à l'offensive générale qu'il avait l'intention d'entreprendre dans un avenir prochain. Mais, le 2 et même le 3 septembre, le général en chef estimait que le moment de cette offensive n'était pas encore venu. Il y pensait si peu que, quoique, d'après les dispositions de la note secrète du 2 septembre, il fût dans ses vues d'associer à ses opérations les troupes mobiles du camp retranché, le soir du 3 septembre, il n'avait communiqué au gouverneur ni cette note, ni même l'instruction n° 4 du 1er septembre qui réglait les dispositions à prendre par les 3e, 4e, et 5e armées pour la continuation dé la retraite. (C'est évidemment par erreur que Galliéni a écrit dans ses Mémoires (page 77) que la note du 2 septembre était arrivée à Paris le 3 au matin, car à la page 215 cette note est reproduite avec la mention : arrivée au bureau de la défense le 4 septembre. D'ailleurs, on y retrouve aussi (page 221) la lettre du G. Q. G., datée du 4 septembre, 2 h. 55, qui annonce l'envoi de l'instruction no 4 et de la note qui la complète. C'est donc bien le 4 et non pas le 3 que la dite note est parvenue au gouverneur.)

 

Aussi, dans la journée du 3, le général Galliéni écrivait-il au général en chef pour lui demander ses intentions sur le rôle qu'il entendait assigner à l'armée de Paris dans ses opérations, et le général Joffre lui répondait seulement le 4, à 3 heures du matin, pour lui faire connaître qu'il 'n'avait pas l'intention d'associer les troupes territoriales du camp retranché aux opérations des armées de campagne, mais qu'il lui demanderait la participation des troupes actives et de réserve de la garnison, particulièrement pour agir dans la direction de Meaux, lors de la reprise de l'offensive prévue par l'instruction n° 4 et par la note du 2 septembre, dont il lui adressait un exemplaire. Il est évident que, en envoyant cette réponse, le général Joffre ne songeait pas à une reprise immédiate de l'offensive.

 

C'est ce. qui ressort également de sa correspondance avec le chef de l'armée britannique. Pendant que cette armée se retirait rapidement de l'Oise sur l'Aisne, et de l'Aisne sur la Marne, M. Poincaré était intervenu auprès du gouvernement anglais, et le ministre de la Guerre, lord Kitchener, avait compris que, si on ne voulait pas assurer la victoire des Allemands, il était temps de leur faire tête.

 

Le maréchal French était invité à faire tous ses efforts pour appuyer la résistance des armées françaises, et, tout en reculant jusqu'à la Marne, il avait proposé au général Joffre de s'y établir, demandant seulement d'être appuyé sur ses deux flancs.

 

Joffre avait répondu, le 2 septembre, que l'état de la 5e armée ne permettait pas de l'appuyer à droite et que, dans ces conditions, les Anglais pouvaient seulement se maintenir sur la Marne pendant quelque temps, pour se retirer ensuite sur la rive gauche de la Seine, de Melun à Juvisy, conformément aux dispositions de la note du 2 septembre

 

" Par. contre, disait le général en chef, dans une lettre au ministre dont il envoyait copie au maréchal, l'appui du général Maunoury, qui doit se porter à la défense des fronts nord-est de la capitale, sera toujours assuré à l'armée anglaise qui, de son côté, participerait à la défense de la capitale et dont la présence serait, pour les troupes du camp retranché, un sérieux réconfort (Mémoires de Galliéni, p. 218.). "

 

Joffre ajoutait que des instructions étaient données (instruction n° 4 du 1er septembre et note du 2) qui tendaient à placer nos troupes dans un dispositif leur permettant de reprendre l'offensive dans un délai assez rapproché et que la date de leur mouvement serait communiquée au maréchal pour permettre à l'armée anglaise de participer à l'offensive générale.

 

Le jour suivant, 3 septembre, le général en chef, dans une note au ministre de la Guerre (Général PALAT, La Grande guerre sur le front occidental (p. 320).), disait qu'il fallait attendre quelques jours pour livrer la bataille et, auparavant, recompléter et reposer les troupes dans la plus large mesure possible.

 

" La région de l'offensive serait choisie de façon que, en utilisant sur certaines parties du front des organisations défensives préparées, nous puissions nous assurer la supériorité numérique dans la zone choisie pour notre offensive principale. "

 

Quelle devait être cette zone ? On ne le sait pas d'une manière certaine, puisque les circonstances devaient amener le général en chef à modifier complètement ses projets; toutefois, il nous paraît probable qu'il était dans ses vues de prononcer l'offensive principale par la droite, puisque, d'après la note du 2 septembre, on devait attendre l'entrée en ligne des deux corps prélevés sur les armées de Nancy et d'Épinal, et que ces deux corps devaient renforcer l'armée de droite, l'armée anglaise et la 6e armée ne devant intervenir que subsidiairement et seulement quand la 5e armée passerait à l'attaque (Il est d'autant plus probable que, d'après les premières idées du général en chef, la 6e armée ne devait jouer qu'un rôle secondaire, que le 2 il faisait savoir au Gouverneur que le corps de cavalerie Sordet ne devait pas rester sous ses ordres, parce que lui, Joffre, en avait besoin pour couvrir la gauche de son groupe d'armées (Mémoires de Galliéni, p. 216).).

 

Quoiqu'il en soit, il résulte manifestement de cette correspondance que, le 3 septembre, et même le 4 au matin, le moment de la reprise de l'offensive n'était pas encore venu pour le général Joffre.

 

Pendant qu'elle s'échangeait entre le général en chef, le gouverneur de Paris, le chef de l'armée britannique et le ministre de la guerre, les armées de France et d'Angleterre continuaient leur retraite vers le Sud.

 

A la droite, la 3e armée s'était maintenue, le 1er septembre, entre l'Argonne et la Meuse à hauteur de Montfaucon; mais, dans cette journée, le 4e corps était désigné pour faire partie de la 6e armée; il se trouvait à hauteur de Saint-Juvin et de Sommerance, et se mettait en mouvement à minuit pour se diriger, par Vienne-la-Ville, sur Sainte-Menehould où il devait s'embarquer le 2 ; le 5e corps se repliait sur Apremont, et le 6e avait l'ordre de se porter sur le plateau de Brabant.

 

D'après l'instruction du 1er septembre, la 3e armée pouvait être amenée à s'éloigner de Verdun. Or, l'abandon de cette position répugnait au général Sarrail et il devait faire tout ce qui était possible pour rester en liaison avec elle. Le 3, cette armée s'étend de Varennes jusque vers Dombasle.

 

Ce pendant, le général Sarrail a été informé que le 15e corps, de la 2e armée, vient d'être enlevé au général de Castelnau pour renforcer la 3e.

 

On s'explique difficilement 1'envoi du 15e corps à la 3e armée juste au moment où le 4e corps venait de lui être enlevé. N'eût-il pas été plus simple de laisser le 4e corps là où il était, et de diriger le 15e à sa place, dans la région de Paris ? On aurait évité des mouvements inutiles en présence de l'ennemi, et conservé la constitution initiale de la 3e armée.

 

Le transport du 4e corps, qui se trouvait dans l'Argonne, ne présentait pourtant pas de facilités particulières : le 15e corps, quoique venant de, plus loin, aurait été transporté sur Paris tout aussi vite, et rien n'eût empêché qu'on le fit suivre en temps utile de la fraction du corps qui avait été laissée en avant de Nancy et qui, enlevée comme lui à la 2e armée, fut dirigée sur Arcis-sur-Aube pour se réunir à l'autre fraction qui faisait, déjà partie de l'armée du général Foch. En même temps que ces troupes de la 3e armée, les divisions de cavalerie 8 et 10 étaient enlevées aux armées de l'Est et portées sur la Marne, pour constituer le nouveau corps qui, sous les ordres du général Conneau, devait opérer à la gauche de la 5e armée.

 

La bonne tournure des opérations entre la Moselle et les Vosges avait permis ces prélèvements et, malgré le départ du 15e corps et d'une division du 9e, l'armée du général de Castelnau devait résister brillamment aux attaques furieuses des Allemands contre le Grand-Couronné, attaques qui allaient commencer le 4 septembre et qui, malgré la présence du Kaiser, devaient aboutir à un échec complet.

 

L'arrivée du 15e corps au sud de l'Argonne allait permettre au général Sarrail de tenir bon, de son côté, vis-à-vis du Kronprinz.

 

Pendant ces journées, la 4e armée avait continué sa retraite de l'autre côté de l'Argonne. Le 2 septembre, elle avait repassé l'Aisne; le 2e corps venant de Grandpré tenait Senuc, tandis que les corps de gauche allaient jusqu'à Sainte-Marie-à-Py et Saint-Soupplet au nord de Suippes. Le 3, l'armée se tenaient à hauteur de Sainte-Menehould. Le 4, le 2e corps se repliait dans la direction de la Marne, le gros sur l'Ornain; le 17e corps, qui tenait la gauche à Sommesous et Fontaine-sur-Coole, après avoir passé la Marne entre Vitry et Châlons. (P. 341.)

 

C'est à Vitry que s'était trouvé le G. Q. G. depuis l'ouverture des hostilités. Les progrès de l'invasion l'obligeaient à en partir pour aller s'établir d'abord à Bar-sur-Aube.

 

En même temps, le détachement du général Foch avait dû conformer ses mouvements à ceux de la 4e armée;. le 11e corps, qui, le 2 septembre, s'était maintenu sur les positions de Nauroy et Moronvillers, se rapprochait le 3 de la Marne et allait cantonner à Vaudernange, Aigny, Les Grandes-Loges et Juvigny. L'arrière-garde de la 22e division avait eu un violent combat à Louvercy-sur-la-Vesle; au 9e corps, le gros atteignit le 3 Bouzy, Trépail et Condé-sur-Marne, ayant la 42e division à sa gauche; les divisions de réserve 52 et 60 étaient déjà au Sud de la Marne, où tout le détachement du général Foch se porta le jour suivant.

 

Il devait en être de même à la 5e armée; mais, par suite de la retraite précipitée des Anglais, le mouvement ne s'était pas exécuté sans difficulté. Le 2 septembre, le groupe Valabrègue avait atteint l'Ourcq près d'Oulchy-le-Château; le gros de l'armée se tenait à sa droite par Fère-en-Tardenois et Fismes jusqu'aux abords de Reims, en liaison avec le détachement du général Foch. Le 3, on devait passer la Marne sous la protection de. la 4e division de cavalerie, appuyée par le groupe Valabrègue, qui avait l'ordre de défendre le passage de Château-Thierry.

 

Ils devaient y arriver par le Nord, pendant que la cavalerie Conneau s'y porterait par le Sud. Mais une partie de la cavalerie allemande de Richtoffen avait pu passer entre la 5e armée et la droite anglaise, qui s'était retirée par La Ferté-sous-Jouarre. D'autre part, les divisions de cavalerie (8 et 10) du général Conneau qui, après avoir débarqué à Epernay, devaient relier la 5e armée aux Anglais, n'étaient pas encore en mesure d'intervenir en force.

 

Dans ces conditions, les troupes peu solides du groupe Valabrègue se rejetèrent vers l'Est de Château-Thierry pour aller passer la Marne à Mézy, suivies de la cavalerie du général Abonneau. Une fois sur la rive gauche, elles se remirent en mouvement dans la direction de Montmirail,

mais les divisions de réserve n'arrivèrent à proximité du Petit-Morin qu'après avoir engagé une violente lutte d'artillerie, qui se termina à leur avantage et qui leur permit, avec l'aide de la 4e division de cavalerie, d'arrêter les progrès de l'ennemi qui débouchait de Château-Thierry.

(Palat, V, 393.)

 

En même temps, le 18e corps passait la Marne à l'Ouest de Dormans et, tournant à droite, s'était porté sur le Surmelin aux environs de Montigny-les-Condé, se reliant à une des divisions du corps Conneau, qui commençait à arriver sur le terrain. Le groupe Valabrègue avait pu aussi continuer son mouvement et aller cantonner au Nord de Montmirail. En même temps, les autres corps de la 5e armée passaient également la Marne et se portaient le 3e, dans la direction de Montmirail; le 1er vers Ablon-Saint-Martin; le 10e, aux environs d'Épernay. A la fin de la journée, le groupe Valabrègue se trouvait notablement au Sud des autres, ayant devant lui, vers la Marne, le gros du corps Conneau, auquel était rattachée la division Abonneau.

 

A travers les plus grandes difficultés et au prix d'extrêmes fatigues, la 5e armée avait réussi à échapper au mouvement débordant dont elle était menacée depuis la bataille de Guise.

 

Le général Lanrezac avait le droit d'être satisfait du résultat qu'il avait obtenu; le soir du 3 septembre, son armée se trouvait tout entière au sud de la Marne dans une position naturelle et n'ayant plus rien à craindre pour ses communications.

 

C'est justement le moment que choisit le général en chef pour lui enlever son commandement.

 

Vers 17 heures, il vint trouver Lanrezac à Sézanne où était le Q. G. de la 5e armée, pour lui faire connaître la décision, qu'il se croyait obligé de prendre, disait-il, parce qu'il était " hésitant, indécis " et faisait des " observations " à tous les ordres qu'on lui donnait. (Lanrezac, P. 277.) Il eût été difficile de citer des faits pour justifier le reproche d'hésitation et d'indécision, car Lanrezac, depuis quinze jours, n'avait cessé de montrer autant de résolution que de clairvoyance. Il avait présenté de nombreuses observations, il est vrai, mais son grand tort résidait dans leur justesse. Il avait toujours vu clair, alors que son chef était aveugle, et les événements lui avaient toujours donné raison. Dès les premiers jours, il avait appelé l'attention du G. Q. G. sur le danger d'un mouvement débordant des Allemands par la gauche de la Meuse et on ne s'était décidé que tardivement aux moyens d'y parer.

 

A la suite de la bataille de la Sambre, il avait pris, sans hésitation, le parti de la retraite qui, seul, pouvait sauver son armée, et dont le chef supérieur ne voyait pas la nécessité immédiate.

 

En encageant la bataille de Guise-Saint-Quentin, il avait compris nettement ce qu'il y avait à faire et, prévoyant l'attaque que l'ennemi allait lancer sur sa droite, il avait trouvé le moyen de le refouler par une brillante contre-attaque. Il était le seul, à ce moment, qui eût obtenu un succès bien marqué sur les Allemands.

 

Pendant les jours suivants, il avait réussi à se soustraire à leur étreinte, malgré l'abandon des Anglais qui mettait sa gauche en péril.

 

On peut donc dire que, depuis l'ouverture des hostilités, nul parmi nos chefs ne s'était montré aussi capable d'exercer un grand commandement, et que son seul tort était d'avoir eu toujours raison contre le G. Q. G.

 

Cependant, on voudrait croire que le général Joffre avait des sentiments nobles et élevés; ceux qui l'ont approché le représentent comme animé d'un ardent patriotisme et entièrement dévoué à sa tâche. Il était très autoritaire et supportait mal la contradiction; il avait peu d'idées personnelles, mais il y tenait jusqu'à l'entêtement, tout en subissant plus ou moins consciemment l'influence de son entourage. Celui-ci formait une société d'admiration mutuelle qui régnait sans partage au 3e bureau, formant une petite église en dehors de laquelle il n'y avait pas de salut. Chargé de l'ensemble des opérations, on y avait émis, depuis le début des hostilités les idées les plus erronées sur la manière de les conduire, et on ne pardonnait pas à ceux qui en avaient mis la fausseté en évidence. Personne ne l'avait fait avec plus de fermeté et de persistance que le général Lanrezac, et c'était au fond la cause, de sa disgrâce (Il faut tenir compte également des difficultés qui, à plusieurs reprises, s'étaient élevées entre Lanrezac et le maréchal French, et des observations déplaisantes qu'elles ont suggérées au général français qui avaient été rapportées au chef de l'armée britannique. Le désir de donner satisfaction à ce dernier a été sans doute pour quelque chose dans la détermination du général Joffre qui s'est empressé de lui notifier la nomination du général Franchet d'Esperey au commandement de la 5e armée (Voir MERMEIX, Le Commandement unique, page 69, et les Mémoires de GALLIÉNI, P. 223).).

 

Peut-être y a avait-il eu, pendant les derniers jours, quelque désordre et une certaine incohérence dans les mouvements de la 5e armée; mais ils étaient bien explicables et excusables, en raison des difficultés de toute sorte qu'on avait eu à vaincre. Au surplus, s'il suffisait d'avoir commis quelque erreur pour être mis à l'écart, on aurait pu commencer par le chef suprême, car personne, depuis le début des hostilités, ne s'était trompé aussi souvent et d'une manière aussi grave que lui. Rien de plus faux que son plan initial dont la partie principale consistait à prendre l'offensive dans la région des Vosges et, malgré l'évidence, le général en chef devait y persister pendant quinze jours, car ce n'est que le 25 août qu'il avait déclaré que cette région devenait un théâtre d'opérations secondaire, alors que, avec un peu de sens stratégique, il aurait dû reconnaître qu'il l'avait toujours été.

 

C'est là la cause principale de tous les échecs essuyés à la frontière de Belgique et dont Lanrezac, par sa clairvoyance et ses bonnes dispositions, avait en partie conjuré les effets.

 

Pendant la retraite, au contraire, le général en chef n'avait su tirer aucun parti des ressources qu'il avait à sa disposition pour ralentir les progrès de la Ire armée allemande. La victoire de la Marne devait tout réparer et tout faire oublier; mais il est certain que, si le général Joffre avait disparu au commencement du mois de septembre, il ne ferait pas brillante figure dans l'histoire de la guerre.

 

La révocation du général Lanrezac est une profonde injustice, dont il doit supporter la responsabilité.

 

Heureusement, cette mesure ne devait pas avoir de fâcheuses conséquences pour la conduite des opérations, car le général Franchet d'Esperey, qui allait le remplacer, possédait un réel mérite et il devait en donner les preuves en maintes circonstances.

 

Pour le moment, il n'avait qu'à diriger la continuation de la retraite de la 5e armée, conformément aux dispositions de l'instruction du 1er septembre et de la note du 2. A la gauche de la 5e armée, les Anglais, après un arrêt le 2 à hauteur de Dammartin, s'étaient rapprochés le jour même de la Marne qu'ils devaient traverser le 3 pour prendre position entre Lagny et Signy-Signets, au sud-ouest de La Ferté-sous-Jouarre.

 

Enfin, à la gauche des Anglais, la 6e armée vient s'établir le 2 septembre au nord-est de Paris, à hauteur de Dammartin, à droite et à gauche de la route de Senlis. La division Cornulier-Lucinière, qui tenait la droite, se disposait à cantonner à Saint-Witz et Mortefontaine, lorsque, vers 18 heures, elle reçut l'ordre de se porter, par une marche de nuit, sur Rouvres, au Nord-Est de Dammartin, que les Anglais venaient d'abandonner précipitamment pour se retirer sur la Marne. La division n'atteignit Rouvres qu'à la pointe du jour, le 3 septembre.

 

Pendant toute la journée du 2, nos troupes avaient été pressées par les Allemands qui occupaient Senlis; elles s'attendaient à les voir, le jour suivant, tenter de s'approcher de Paris entre l'Aisne et l'Ourcq; mais, dans la journée du 3, on n'eut à repousser aucune attaque, et même, l'après-midi, nos reconnaissances rendaient compte que les troupes ennemies, au lieu de continuer dans la direction de Paris, comme on s'y attendait, étaient en marche de Senlis dans la direction du Sud-Est. Le général Galliéni, prévenu, put faire vérifier par l'aviation l'exactitude de ce renseignement, qu'il s'empressa de porter à la connaissance du général en chef, en appelant son attention sur l'opportunité de porter la 6e armée vers l'Est.

 

Il était bien vrai, en effet, que l'armée de von Kluck qui, les jours précédents, avait paru se diriger vers Paris, était en marche vers la Marne, qu'elle se proposait d'atteindre de Meaux à Château-Thierry. (Le fait que les corps de droite de la Ire armée allemande passaient l'Oise de Compiègne à Creil montrait bien que l'ennemi renonçait à marcher vers la basse Seine, mais non qu'il avait l'intention de se détourner de Paris - ce n'est qu'en constatant le mouvement de Senlis Vers l'Ourcq, par Nanteuil-le-Haudouin, que l'on pouvait être amené à se rendre compte de ses projets. Or, ce mouvement n'eut lieu que le 3 septembre.).

 

La droite était tenue par la cavalerie von Marwitz après avoir traversé Compiègne le 31, s'était portée partie sur Senlis, partie dans la direction de La Ferté-sous-Jouarre. Près d'elle marchait le IIe corps qui, après avoir atteint l'Oise à Verberie et Pont-Sainte-Maxence, y passait la rivière le 2 et se portait sur Senlis. C'est à ce corps, appuyé par la cavalerie, que la 6e armée et la gauche des Anglais avaient eu affaire les jours précédents; mais, le 3 septembre, le IIe corps, abandonnant la direction de Paris, se portait par Nanteuil-le-Haudouin sur Lizy-sur-Ourcq.

 

A la gauche du IIe corps, le IVe avait traversé Compiègne le 1er septembre, atteint Crépy-en-Valois et Villers-Cotterets le 2 (Palat, V, p. 411) et pris, le 3, la direction de La Ferté-sous-Jouarre. Plus à gauche, le IIIe corps, qui avait marché par Noyon et Vic-sur-Aisne, se trouvait, le 3, à La Ferté-Milon. A l'extrême gauche de von Kluck le IXe corps, passant l'Oise à Chauny, était arrivé près de Soissons le 2 et le 3, se trouvait à mi-distance entre Oulchy-le-Château et Château-Thierry où il devait entrer le 4.

 

Enfin, le IVe corps de réserve tenait l'extrême droite de l'armée. Après avoir d'abord suivi le IVe au nord de la Somme, il avait été dirigé sur Amiens, sans doute pour surveiller les divisions de réserve et territoriales qui se retiraient en désordre vers la basse Seine. Il avait traversé Amiens le 31 août et était entré à Creil le 2 septembre, puis à Chantilly le 3, se liant avec la 4e division de cavalerie (du corps Marwitz) qui, était restée à Senlis pour, couvrir ces mouvements. A la gauche de von Kluck, von Bülow participait au mouvement général vers la Marne, précédé sur sa droite de la cavalerie von Richtoffen.

 

C'était cette cavalerie qui, le 31 août, avait passé l'Oise entre Noyon et Compiègne, menaçant les communications de la 5e armée française. Le 1er septembre, elle était à Soissons et, de là, se dirigeait les jours suivants sur la Marne qu'elle passait, en amont de Château-Thierry, se liant à. droite avec le IXe corps de la Ire armée, et à gauche avec le VIIe qui tenait la droite de la IIe. Le gros de cette dernière avait passé l'Aisne au-dessus de Soissons et s'était dirigé sur la Marne qu'il devait traverser entre Château-Thierry et Épernay. A sa gauche, les IIIe et IVe armées avaient passé l'Aisne entre Château-Porcien et Vouziers, marchant vers Châlons et Vitry, tandis que l'armée du Kronprinz traversait l'Argonne.

 

Partout, les armées françaises en retraite étaient restées en contact avec les armées allemandes. On ne connaissait pas en détail leur répartition, mais ce qu'on savait, le soir du 3, c'est que la droite allemande, au lieu de continuer vers Paris, avait pris la direction de Meaux. Le lendemain matin, le général Galliéni se porta lui-même, aux avant-postes de la 6e armée; il put observer la marche des colonnes allemandes vers le Sud-Est, et reçut l'avis que l'ennemi était déjà sur la Marne à Trilport. De retour à Paris, le gouverneur écrivait, à 9 heures, au général Maunoury pour lui dire qu'il avait l'intention de porter son armée en avant.

 

" Je vous. indiquerai votre direction de marche dès que je connaîtrai celle de l'armée anglaise, ajoutait-il; mais prenez dès maintenant vos dispositions pour que vos troupes soient prêtes à marcher cet après-midi. " En même tempe, il mettait la 45e division à la disposition du général Maunoury et invitait celui-ci à venir lui parler le plus tôt possible.

 

Galliéni se rendait bien compte que l'engagement de la 6e armée qu'il projetait ne pouvait amener de grands résultats que si l'ensemble des armées alliées se portait en même temps en avant, et qu'il lui fallait avant tout le concours des Anglais, sans lequel l'armée de Paris risquait d'être accablée par la Ire armée allemande.

 

Le maréchal French avait fait savoir, dès le 3, à 11 h. 30, qu'il venait de recevoir quelques renforts et qu'il pouvait se mettre en marche le 4 au soir si la 6e armée entamait dans la journée un mouvement analogue. Quant au général en chef, il paraissait encore indécis; le 4 au matin. Il écrivait au maréchal qu'il avait toujours l'intention de poursuivre l'exécution de son plan et de n'engager le combat que toutes forces réunies; mais il ajoutait (La Genèse de la bataille de la Marne, par le général LE GROS, p. 14q (Librairie Payot). Mémoires de Galliéni, p. 223.) :

 

" Au cas où les armées allemandes poursuivraient leur mouvement vers le Sud-Sud-Est, s'éloignant ainsi de la Seine et de Paris, peut-être estimerez-vous, comme moi, que votre action pourrait s'exercer plus efficacement sur la. rive droite du fleuve, entre Marne et Seine. Votre gauche, appuyée à la Marne, étayée par le camp retranché de Paris, serait couverte par la garnison mobile de la capitale qui se portera. à l'attaque dans la direction de l'Est, par la rive gauche de la Marne. "

 

Ainsi, à ce moment, le général en chef admettait l'opportunité d'une offensive combinée des Anglais et de la 6e armée, mais il ne donnait pas encore d'ordre de mouvement. Cependant, il connaissait le mouvement des Allemands sur lequel il avait été renseigné, dès la veille au soir, par le général Galliéni. Ce dernier était revenu à la charge dans la matinée du 4, dans le but de convaincre le général en chef que le moment était venu de prendre l'offensive sur tout le front, mais il faisait observer que la 6e armée serait en mesure d'opérer suivant les circonstances au Nord et au Sud de la Marne (Mémoires de Galliéni, p. 115.). Quant au maréchal French, il avait changé d'avis depuis la veille; après avoir paru prêt à entrer en ligne pour dégager la 5e armée, il avait prescrit à ses troupes de se tenir prêtes à partir au premier signal pour se porter derrière la Seine.

 

Après avoir reçu avis de cette disposition, Galliéni partit avec Maunoury, vers midi 30, pour Melun où se trouvait le quartier général du maréchal French; mais celui-ci était absent et son chef d'état-major ne se crut pas en droit de modifier les dispositions qui avaient été prescrites.

 

De retour à Paris vers 17 h. 30, Galliéni put y prendre connaissance d'un télégramme envoyé par Joffre, à 13 heures, où il était dit : " Des deux propositions que vous m'avez faites relativement à l'emploi des troupes du général Maunoury, je considère comme la plus avantageuse celle qui consiste à porter la 6e armée sur la rive gauche de la Marne, au sud de Lagny ".

 

Il paraît vraisemblable que, ayant appris du maréchal que ce dernier se disposait à rapprocher l'armée britannique de la Seine, il estimait que l'action de la 6e armée par la rive droite de la Marne pouvait être périlleuse. Mais Galliéni était au fond d'un avis opposé : quoiqu'il ait envisagé la double éventualité d'un mouvement par le Nord ou par le Sud de la Marne, il pensait en réalité que l'action par le Nord était bien préférable, parce que c'était la seule manière de menacer les communications de la l'armée allemande, et il ne désespérait pas d'avoir raison de la résistance du général Joffre et du maréchal French. Il entra de nouveau en relation téléphonique ,avec le général en chef et, cette fois, il parvint à le convaincre de l'avantage qu'il y aurait à reprendre l'offensive aussitôt que possible sur tout le front des armées, en spécifiant que la 6e armée agirait par la rive droite de la Marne. (Plus d'un officier du G. Q. G. était d'avis qu'il était 'préférable de continuer la retraite vers la Seine le général Joffre eut le mérite de leur résister en se ralliant aux vues du général Galliéni.).

 

Ainsi, le 4 septembre au soir, on avait fini par se mettre d'accord, et il ne restait plus qu'à donner des ordres d'exécution pour la mise en mouvement des armées alliées.

 

Pendant la journée du 4 septembre, ces armées, dans leur ensemble, avaient continué leur mouvement de retraite.

 

A la 6e armée, en présence du mouvement oblique vers la Marne de l'ennemi, on avait conservé à peu près les mêmes positions au Nord-Est de Paris; le 7e corps et le groupe de Lamaze étaient toujours à hauteur de Dammartin; le 4e corps continuait ses débarquements. L'armée britannique avait abandonné le Grand-Morin pour reculer encore, sans aller toutefois jusqu'à la Seine. La 5e armée s'était portée du Petit-Morin sur le Grand-Morin; mais, comme la veille le groupe Valabrègue était déjà près de Montmirail, tandis que le 18e corps était aux environs de Condé-en-Brie, ce dernier alla passer le cours d'eau aux environs de Montmirail pour cantonner entre les deux Morin, pendant que les divisions de réserve se portaient dans la direction d'Esternay, de sorte que, à partir de ce jour, le 18ecorps se trouva à l'aile gauche de la 5e armée, en contact direct, avec le corps Conneau qui le reliait avec l'armée britannique. Il vint occuper Montolivet, Meilleray et Tréfols; le groupe Valabrègue à Maclaunay et Morsains.

 

En même temps, les corps 3, 1 et 10 continuent leur, retraite. Le 3e corps a encore une division au nord du Petit-Morin vers Margny; le 1er corps est aux environs de Bayes; le 10e vers, Etoges et Villevenard, au nord des marais de Saint-Gond (P. VI., 395).

 

Le gros de la 9e armée est à la même hauteur, à Pierre-Morains et Rousy, ayant la division du Maroc en arrière-garde près de Vertus.

 

Là 4e armée se tenait sur la Marne et l'Ornain à hauteur de Vitry (Palat, p. 341).

 

La 3e armée est plus en avant : le 5e corps au sud de .Clermont-en-Argonne; le 6e vers Bauzée; les divisions de réserve du général Paul Durand (65e, 67e, 75e) sont encore à Souilly en liaison avec le camp retranché de Verdun.

 

Les forces alliées étaient dans ces positions lorsque le général Joffre lança, dans la soirée du 4 septembre, l'ordre général qui prescrivait la reprise de l'offensive. A 18 heures, l'ordre suivant fut établi au grand quartier général des armées de l'Est, ayant pour objet de régler les dispositions à prendre pour l'offensive des armées 6, 5 et 9 et de l'armée anglaise (Général LE GROS, page 119; Général PALAT, VI, 68.).

 

I. - Il convient de profiter de la position aventurée de la Ire armée allemande pour concentrer sur elle les efforts des armées alliées d'extrême gauche. Toutes dispositions seront prises dans la journée du 5 pour partir à l'attaque le 6.

 

II. - Le dispositif à réaliser pour le 5 septembre au soir sera :

 

a) Toutes les forces disponibles de la 6e armée au Nord-Est, prêtes à franchir l'Ourcq entre Lizy-sur-Ourcq et May-en-Multien, en direction générale de Château-Thierry. Les éléments disponibles du 1er corps de cavalerie qui sont à proximité seront remis aux ordres du général Maunoury pour cette opération.

 

b) L'armée anglaise établie sur le front Changis-Coulommiers face à l'Est, prête à attaquer en direction générale de Montmirail.

 

c) La 5e armée resserrant légèrement sur sa gauche s'établira sur le front Courtacon - Esternay-sur-Morin-Sézanne, prête à attaquer en direction générale Sud-Nord, le 2e corps de cavalerie assurant la liaison entre l'armée anglaise et la 5e armée.

 

d) La 9e armée couvrira la droite de la 5e en tenant l'es débouchés Sud des marais de Saint-Gond et en portant une partie de ses forces sur le plateau au Nord de Sézanne.

 

L'offensive sera prise par ces différentes armées dès le matin.

 

En même temps, des instructions furent données aux armées de droite dans la matinée du 5 :

 

A la 4e armée. - Demain, 6 septembre, nos armées de gauche attaqueront de front et de flanc les Ire et IIe armées allemandes. La 4e armée, arrêtant son mouvement vers le Sud, fera tête à l'ennemi, en liant son mouvement à celui de la 3e armée qui, débouchant du Nord de Revigny, prendra l'offensive en se portant à l'Ouest.

 

A la 3e armée. - La 3e armée, se couvrant vers le Nord-Est, débouchera vers l'Ouest pour attaquer le flanc gauche des forces ennemies qui marchent à l'Ouest de l'Argonne. Elle liera son action à celle de la 4e armée, qui a ordre de faire tête à l'ennemi (Dans la nuit du 4 au 5, le G. Q. G. faisait savoir aux chefs d'armée que, le 5, à 18 heures, il serait transféré de Bar-sur-Aube à Châtillon-sur-Seine. Il semble qu'il eût été plus logique de se rapprocher de Paris, en s'établissant, par exemple, à Romilly.).

 

Quant aux armées des Vosges, elles devaient continuer à tenir en échec les forces qu'elles avaient devant elles.

 

Quand le général Galliéni reçut vers minuit l'ordre qui concernait les armées de gauche, il avait déjà pris ses dispositions pour mettre la 6e armée en mouvement. Dans son ordre général n° 4 du 4 septembre (20 h. 30), observant que le gros de la Ire armée allemande se dirigeait vers le Sud-Est contre la droite anglaise et la gauche de la 5e armée, et que, dans ces conditions, Paris cessait d'être menacé, il décidait que toutes les forces mobiles de l'armée de Paris devaient manœuvrer de manière à conserver le contact avec l'armée allemande et à la suivre pour se tenir prêtes à participer à la bataille à prévoir, faisant connaître que l'armée anglaise se préparait à agir dans le même sens.

 

La 6e armée devait d'abord pousser des reconnaissances dans la direction de Chantilly, Senlis, Nanteuil-le-Haudouin, Meaux et Lizy-sur-Ourcq, puis se mettre en mouvement, le 5, dans la direction de l'Est, en se maintenant sur la rive droite de la Marne, de manière à amener son front à hauteur de Meaux et à être prête à attaquer le 6 au matin, en liaison avec l'armée anglaise qui attaquerait le front Coulommiers-Changis.

 

En vue de cette marche vers l'Est, la 6e armée devait être renforcée successivement, d'abord de la 45e division déjà aux ordres du général Maunoury, et ensuite du 4e corps d'armée dont les divisions lui seraient envoyées au fur et à mesure qu'elles auraient achevé leur débarque ment.

 

Pendant que le général en chef et le gouverneur donnaient, chacun de son côté, leurs instructions pour, la reprise de l'offensive qui devait avoir lieu le 6 septembre, les Allemands, qui étaient loin de s'y attendre, prenaient leurs dispositions pour continuer leur marche en avant. Depuis qu'ils avaient refoulé devant eux l'armée britannique et les éléments de la 6e armée qui avaient été, portés à leur rencontre, leur but principal était de déborder la gauche de la 5e armée avec leur armée de droite, en poussant le gros des forces françaises droit devant eux. L'armée de von Kluck avait pu passer l'Oise de Noyon à Verberie, et l'Aisne de Compiègne à Soissons sans avoir à vaincre, de sérieuse résistance. Dans la nuit du 2 au à septembre, le grand quartier général avait lancé l'ordre suivant (Illustration du 3 juillet 1920 (P. 215).):

 

" Le plan est de couper les Français de Paris et de les rejeter dans le Sud-Est. La Ire armée suit la IIe en échelon et continue d'assurer la protection du flanc de l'armée. "

 

Mais von Kluck, au lieu de rester en échelon en deçà de von Bülow, avait hâté le pas : le 3 septembre, il avait atteint la Marne avec le gros de ses forces et, le 4, il avait porté quatre de ses corps d'armée jusqu'au Grand-Morin, ne laissant que le IVe corps de réserve au Nord de la rivière ,dans le voisinage de l'Ourcq, tandis que la IIe armée tout entière était encore au Nord de la Marne. Il se proposait de continuer le lendemain vers le Sud, étant convaincu qu'il n'avait rien à craindre ni de l'armée britannique, ni des divisions françaises qui s'étaient retirées précipitamment sur Paris. Mais, dans l'intervalle, les vues du grand quartier général allemand s'étaient modifiées. On y avait appris que, pendant que les forces franco-britanniques échappaient aux attaques enveloppantes des Ire et IIe armées, des troupes tirées de l'Est avaient été portées dans la région de Paris : on en avait conclu que, en présence de notre gauche renforcée, il convenait de renoncer à déborder par l'Ouest l'ensemble de nos forces, et qu'il était préférable de chercher à rompre le centre, puis de rejeter la gauche sur Paris et la droite vers le Sud-Est dans la direction de la Suisse. Par suite, le 4 au soir, le grand quartier général lançait un ordre d'après lequel les Ire et IIe armées devaient rester devant le front Est de Paris pour s'opposer à toute tentative ennemie qui en déboucherait, la Ire armée offensivement entre l'Oise et la Marne, la IIe entre la Marne et la Seine, chacune ayant avec elle un corps de cavalerie. En même temps, la IIIe armée doit marcher en direction de Troyes-Vendeuvre (P., V, 117); les IVe et Ve, progressant vers le Sud, doivent ouvrir aux VIe et VIIe armées, qui continuent à opérer entre la Moselle et les Vosges, le chemin de la haute Moselle.

 

Il est certain que ce plan était en lui-même fort judicieux et, s'il l'avait réussi, l'ensemble des forces françaises eut été en bien mauvaise posture : la progression des IVe et Ve armées, combinée avec l'offensive des es VIe et VIIe sur la Meurthe et la Mortagne, nous aurait obligés à abandonner toute la région des Vosges en menaçant les communication des deux armées françaises qui s'y trouvaient; ensuite, la partie principale des forces allemandes aurait opéré sur Paris en s'étendant au Sud jusqu'à la Loire. Mais, pour réussir, il aurait fallu que la IIIe armée parvint à rompre notre centre, qui venait d'être renforcé par la constitution de la 9e armée, et en même temps, être en mesure de contenir les forces anglo-françaises qui se trouvaient des deux côtés de la Marne. Or, les Allemands n'avaient pas les forces suffisantes pour atteindre tous ces objectifs. Quand les nouveaux ordres du G. Q. G. arrivent à von Kluck, la Ire armée n'est déjà plus entre la Marne et l'Oise; il sait que des forces françaises importantes sont dirigées sur Paris, mais il estime que leur concentration demandera du temps, et que, avant qu'elle, ne soit effectuée, il pourra bousculer lia gauche de la 5e armée; aussi, ne redoutant rien du côté de Paris, il ne crut pas devoir se presser de rebrousser chemin.

 

Il a donné l'ordre à ses corps d'armée de continuer leur mouvement vers le Sud : tout d'abord il n'y change rien et, le 5, le IVe corps de réserve sera toujours seul sur la rive droite de la Marne avec la 4e division de cavalerie.

 

D'après les dispositions du général Galliéni, conformes d'ailleurs à celles du général Joffre dans leurs parties essentielles, l'offensive générale ne devait avoir lieu que le 6 au matin. Mais, pour s'y préparer, la 6e armée devait, dans la journée, du 5, se rapprocher de l'Ourcq, de manière à être en mesure d'en déboucher le jour suivant. En exécutant ce mouvement, elle allait donc se heurter au IVe corps de réserve allemand. Ce devait être le début de la lutte gigantesque qui allait s'engager de la Marne à la Meuse.

 

Le 5 septembre. - La 6e armée, après s'être déployée dans la matinée de Saint-Mesme à la forêt d'Ermenonville, se met en mouvement vers l'Ourcq dans la direction de Château-Thierry. Le groupe Lamaze est à droite; il se dirige en deux colonnes : la 55e division sur Monthion; la brigade Ditte; la 56e sur Saint-Soupplets, avec l'appui de la cavalerie Cornulier-Lucinière se met en marche vers Lizy-sur-Ourcq; la 45e division est en seconde ligne. Vers midi, le groupe Lamaze se heurte au IVe corps de réserve allemand qui occupe Saint-Pathus, Oisery et Penchard. On s'établit à Villeroy et au Plessis, mais la brigade Ditte échoue à Chauconin ;la cavalerie s'arrête à Fresnes, à l'Est de Claye. A gauche du groupe Lamaze, le 7e corps s'établit sans résistance : la 63e division à Dammartin, la 14e à Plailly. Plus loin, vers l'Ouest, le groupe Ebener (61e et 62e divisions) est toujours à Pontoise; il doit se porter sur Écouen, pendant que le corps de cavalerie Sordet (Le corps Sordet, dont le général en chef avait réclamé l'envoi le 2 septembre, fut de nouveau rattaché à la 6e armée, dès que l'offensive de cette armée vers l'Ourcq fut décidée. Mais, dans l'intervalle, cette cavalerie avait dû exécuter des mouvements inutiles, au lieu de prendre le repos dont elle avait grand besoin.) ira sur Dammartin. En arrière, le 4e corps continue ses débarquements. Dans la matinée du 5, la 8e division qui est en tète se trouve réunie à Asnières, mais dans un tel état de fatigue que son chef, le général de Lartigue, déclare au gouverneur qu'elle est hors d'état de marcher avant quelques jours. Mais ce dernier le prévient que, vu l'urgence, il doit tenir sa division prête à aller rejoindre la 6e armée le lendemain (Palat, 24).

 

En somme, la 6e armée, dans cette journée du 5, fait peu de progrès, quoique, au groupe Lamaze, on ait subi des pertes assez sérieuses. Le résultat le plus clair est d'avoir mis von Kluck en éveil. Malgré l'ordre du grand quartier général, il a remis ses troupes en mouvement vers le Sud. Vers le milieu de la journée, la cavalerie von Marwitz est à Crécy et à Coulommiers; le IIe corps est entre le Grand-Morin et la Marne, la tête à Pommiers, la queue vers Villemareuil. Le IVe corps est à gauche de Coulommiers au delà et en deçà du Grand-Morin, la tête à Chevru et Choisy; le IIIe corps est en marche dans la direction de Villiers-Saint-Georges; le IXe sur Esternay. Ils ont avec eux le corps de cavalerie Richtoffen.

 

Dans l'après-midi, von Kluck est avisé de l'offensive de la 6e armée. Le IIe corps est aussitôt remis en marche vers la Marne, qu'une division devra traverser vers Vareddes, tandis que l'autre se portera sur Lizy-sur-Ourcq.

 

Von Kluck, qui était de sa personne à Coulommiers, revient lui-même au Nord de Meaux. S'étant rendu compte que l'attaque française était sérieuse, il donne l'ordre le soir au IVe corps de repasser également la Marne et de se porter dans la direction de Crouy-sur-Ourcq.

 

Avec ces dispositions, le IIe corps sera en mesure d'entrer ,en ligne le 6 au milieu de la journée; et le IVe qui a deux fois plus de chemin à faire, ne pourra intervenir que le 7.

 

Ces deux corps allemands vont pouvoir exécuter leur mouvement avec la plus complète aisance, car ils n'ont rien à craindre de l'armée britannique qui n'est pas encore en mesure de se porter en avant. Cependant, dans la matinée du 5, le général Maunoury était venu à Melun trouver le maréchal French qui lui avait promis son concours. Dans l'après-midi, le général Joffre vint, de son côté, à Melun, conférer avec le chef de l'armée britannique. Ce dernier a déclaré plus tard qu'il trouva le général en chef rempli d'enthousiasme, et il s'engagea à déboucher, le 6, de la ligne Pezarches-Bailly, située à environ huit kilomètres du Grand-Morin, mais seulement quand la 6e armée se montrerait sur l'Ourcq. Les deux corps allemands que les Anglais avaient devant eux avaient donc toute liberté de se retourner contre la 6e armée, en laissant seulement sur le Grand-Morin quelques arrière-gardes. On peut s'étonner que le général en chef, étant venu si près de Paris, n'ait pas poussé jusque là pour conférer avec le gouverneur.

 

Quant au gros des forces françaises, elles avaient continué, dans la journée du 5, leur mouvement de retraite vers la Seine, leurs chefs n'ayant pas eu le temps de modifier les ordres qu'ils avaient donnés la veille, en raison de l'arrivée tardive de l'ordre général d'offensive du G. Q. G.

 

Le corps de cavalerie Conneau, qui comprend trois divisions (4, 8 et 10), a pour mission de retarder les progrès de l'ennemi en reliant la 5e armée aux Anglais. Après avoir défendu le passage du Grand-Morin aux environs de La Ferté-Gaucher, il se trouve, le soir du 5, au Nord-Ouest de Provins.

 

A la 5e armée, le 18e corps est au Sud. de Villiers-Saint-Georges, ayant derrière lui le groupe Valabrègue, dont quelques éléments vont jusqu'à Nogent-sur-Seine. Le 3e corps est vers Villenauxe, le 1er au Nord-Ouest de Sézanne, le 10e au Nord.

 

Dans la soirée, l'ordre est donné d'attaquer le lendemain en se portant vers le Nord.

 

A la droite de la 5e armée, la 9e a continué sa retraite au sud des marais de Saint-Gond; le soir, la 42e division est à Soisy et Mondement, le 9e corps au Nord-Ouest de Fère-Champenoise, à Reuves et Broussy-le-Grand; le 11e de Fère-Champenoise à Sommesous, ayant à sa droite la 9e division de cavalerie. On doit se préparer à se reporter en avant, le lendemain, dans la direction de Vauchamps et de Champaubert, de manière à appuyer l'offensive de la 5e armée.

 

En même temps, la 4e armée est sur la ligne Humbeauville, Blesmes, Sermaize, à cheval sur la Marne; la 9e division de cavalerie est seule pour tenir l'intervalle de vingt kilomètres qui existe entre les 9e et 4e armées. Enfin, à la droite de la 4e armée, la 3e tient Triaucourt et Beauzée-sur-Aire par les arrière-gardes des 5e et 6e corps. Les divisions de réserve du général Paul Durand s'entendent encore jusqu'à Souilly, restant en liaison avec le camp retranché de Verdun.

 

Ainsi, dans la journée du 5 septembre, pendant que, à la gauche des forces alliées, la 6e armée avait fait quelques progrès au Nord-Est de Paris, le centre avait encore accentué son mouvement de retraite. C'était la conséquence des dispositions prises les jours précédents. Depuis le 4, le général Galliéni envisageait l'opportunité d'un mouvement offensif; il était prêt à l'exécuter au premier signal. Au centre, on était toujours, le 5 au matin, sous l'impression de l'instruction du 1er septembre et de la note du 2, et on ne pouvait pas, en quelques heures, être en mesure de faire volte-face. D'ailleurs, l'ordre du général en chef ne prescrivait l'offensive que vers le 6 au matin. Cependant, le désir du général Sarrail de rester en relations le plus longtemps possible avec Verdun l'avait amené à ralentir sa retraite autant que les circonstances le permettaient, de sorte que, tandis que, à la gauche, la 6e armée se trouvait face au Nord-Est menaçant le flanc droit des armées allemandes; la 3e armée faisait face au Nord-Ouest menaçant leur flanc gauche.

 

Pendant que les armées françaises exécutaient ces divers mouvements dans la journée du 5, le centre des armées allemandes avait continué à progresser vers le Sud; la gauche de von Kluck (IIIe e et IXe corps) est encore sur le Grand-Morin, de La Ferté-Gaucher à Esternay, et la droite de von Bülow (Xe corps de réserve) a poussé au delà de Montmirail; au centre, le Xe corps occupe Beaunay et Congy, au nord des marais de Saint-Gond; à la gauche, la Garde est à Toulon-la-Montagne; le VIIe est encore sur la Marne. Plus à gauche, la IIIe armée a le XIIe corps en marche sur Normée, le XIIe de réserve à Vatry; le XIXe. Est à Ecury-sur-Coole.

 

A la IVe armée, le VIIIe corps occupe Vitry; le VIIIe de réserve est à Ponthion, le XVIIIe à Possesse, avec le XVIIIe de réserve en arrière et à gauche.

 

A la Ve armée, le VIe corps est à Passavant; près de lui, le XIIIe; le XVIe à Clermont; le VIe de réserve est resté à Montfaucon; le Ve de réserve à Consenvoye, sur la Meuse. Les armées III et IV doivent continuer l'offensive, contre le centre des forces françaises; la Ve armée doit soutenir l'attaque en direction de Revigny et de Bar-le-Duc en liaison avec la gauche de la IVe

 

On voit que, avec ces dispositions, la bataille va s'engager sur toute la ligne dans la journée du 6.

 

En donnant ses instructions pour passer à l'offensive générale, le général en chef se rendait bien compte de la gravité de la tâche qu'allaient entreprendre les armées sous ses ordres.

 

En exposant son projet au gouvernement, il faisait observer que la situation stratégique était excellente et que l'on ne pouvait pas compter sur des conditions meilleures pour notre offensive. " La lutte qui va s'engager, disait-il, peut avoir des résultats décisifs, mais aussi peut avoir pour le pays, en cas d'échec, les conséquences les plus graves. Je suis décidé à engager toutes nos troupes à fond et sans réserve pour conquérir la victoire (PALAT, V, page 73.)."

 

Le ministre de la Guerre, M. Millerand, se contentait de répondre qu'il ne faisait aucune objection au projet qui lui était communiqué. (Revue hebdomadaire du 15 février 1919.)

 

En s'adressant aux troupes, le général en chef lançait, le 6 au matin, une proclamation vibrante de patriotisme et bien capable de surexciter le dévouement de tous :

 

" Au moment où s'engage une bataille dont dépend le salut du pays, il importe de rappeler à tous que le moment n'est plus de regarder en arrière : tous les efforts doivent être employés à attaquer et à refouler l'ennemi. Une troupe qui ne peut plus avancer devra, coûte que coûte, garder le terrain conquis et se faire tuer sur place plutôt que de reculer. Dans les circonstances actuelles, aucune défaillance ne peut être tolérée. "

 

L'état des esprits, dans tous les rangs de l'armée, était bien fait pour entendre cet énergique langage; beaucoup souffraient de cette retraite qui durait depuis douze jours et dont ils ne comprenaient pas la nécessité qui, cependant, avait été la conséquence inévitable de nos premières défaites, Aussi, l'annonce de la reprise de l'offensive souleva-t-elle partout un véritable enthousiasme. Des soldats qui n'en pouvaient plus se retrouvèrent des forces pour se reporter en avant.

 

Cet état des esprits était nécessaire pour conduire à la victoire, car, si le moral de l'armée française était très élevé , celui de ses adversaires ne l'était pas moins. En approchant de Paris, ils se croyaient au terme de leurs efforts, et la volte-face générale des armées françaises devait leur causer une véritable surprise qui ne fut pas une des moindres causes de nos succès.

 

Nous ne nous proposons pas d'exposer en détail les péripétie s de ce grand drame, que déjà de nombreuses publications ont fait connaître au public français; nous voulons seulement en présenter un résumé succinct en faisant ressortir l'enchaînement des batailles livrées par les deux armées et les causes des résultats obtenus.

 

IV - LA BATAILLE DE LA MARNE

 

1° Précis de la bataille du 6 au 10 septembre (Pour établir cet exposé sommaire, je me suis servi surtout de l'ouvrage du général PALAT.)

 

Dès le matin du 6 septembre, la 6e armée reprend son mouvement vers l'Ourcq, la cavalerie Cornulier-Lucinière a pour objectif Lizy-sur-Ourcq, mais ne peut dépasser Penchard. Au groupe Lamaze, la 55e division occupe Monthyon sans résistance; mais elle trouve l'ennemi solidement établi de Barcy à Chambry et, malgré l'appui d'une brigade de la 45e division, on ne peut s'emparer de ces deux villages; à gauche, la 56e division échoue également

devant Etrepilly.

 

Au 7e corps, la 13e division se dirige sur Ay-en-Multien, la 14e sur Etavigny; la première est arrêtée entre Puisieux et Vincy-Manoeuvre; la seconde ne peut atteindre Bouillancy. Galliéni, qui s'est porté sur le front, fait savoir au Général en chef les difficultés qu'il rencontre; en même temps, il fait un nouvel appel au Maréchal French pour réclamer son concours afin de relier la 6e armée à l'armée britannique: il voudrait porter la 8e division dans la direction de Meaux; mais cette troupe, fatiguée par un long trajet en chemin de fer et portée d'abord dans une autre direction, ne se remettra en mouvement que le soir dans la direction de Lagny. La 7e, qui n'est pas encore complètement débarquée, doit se rassembler dans la région de Villemonble.

 

En somme, pendant cette journée, la 6e armée n'a fait que peu de progrès vers l'Ourcq, et sa gauche est mal protégée, car le corps Sordet et la 61e division, qui doivent l'appuyer, ne sont pas encore prêts à entrer en ligne.

 

A l'armée britannique, le Maréchal French passe toute la matinée en hésitations; il constate que le grand Morin est toujours occupé à Coulommiers, Crécy où les IIe et IVe corps allemands ont encore de fortes arrière- gardes, et que, en même temps, des forces importantes du IIIe corps et de la cavalerie Richtofen sont au Sud de la Ferté-Gaucher. Se trouvant mal relié à la 5e armée par le corps de cavalerie Conneau, il craint pour ses deux flancs, car, du côté opposé, il n'a pas sur la Marne le soutien sur lequel il comptait.

 

Dans ces conditions, l'armée britannique avance lentement vers le Nord-Est; à sa droite, le 1er corps et la cavalerie sont engagés, vers 10 heures, sur tout leur front, contre des détachements ennemis qui, après avoir pris d'abord une attitude offensive, cèdent le terrain peu à peu. Dans la soirée, on atteint Choisy au Sud-Ouest de la Ferté-Gaucher, tandis que, au centre, l'avant-garde du 2e corps va jusqu'à Coulommiers, et, à gauche, celle du 3e corps jusqu'à Crécy. On a vu des colonnes allemandes en marche vers le Nord, mais il reste encore des, forces importantes à Meaux et à Rebais. Le Maréchal French, en rentrant à Melun, rend compte de la situation au général Joffre qui lui répond en le priant, pour le lendemain, d'accentuer son mouvement en l'infléchissant vers le Nord.

 

A la droite des Anglais, la 5e armée avait l'ordre, pour le 6, d'attaquer en direction générale de Montmirail; elle a devant elle les corps de gauche (IIIe et IXe) de la Ire armée allemande et la droite de la IIe. A la suite de quelques engagements de peu d'importance, le corps Conneau revint le soir occuper les mêmes cantonnements que la veille.

 

Le 18e corps a devant lui le IIIe corps allemand qui, surpris de se voir attaqué, abandonne le village de Montceaux-lès-Provins au Nord de Villiers-Saint-Georges; la droite du 18e corps ;s'y établit dans la soirée tandis que la gauche cantonne en arrière à gauche, de Rupéreux à Voulton.

 

Le groupe Valabrègue a son avant-garde à Villiers-Saint-Georges.

 

Au 3e corps, le commandement a été complètement renouvelé : il a à sa tête le général Hache; à la 5e division, Mangin; à la 6e, Pétain. Tandis que ce dernier appuie l'attaque du 18e corps sur Montceaux-lès-Provins, Mangin s'empare d'Ecardes et de Courgivaux après un violent combat, mais il n'atteint pas encore le Grand-Morin. En même temps, le 1er corps s'était dirigé sur Esternay qui était occupé par le IXe corps allemand; à gauche, la 1re division occupe Châtillon sans pouvoir aller plus loin; à droite, la 2e division a devant elle la gauche du IXe corps renforcé par l'avant-garde du VIIe corps de la IIe armée. Elle peut néanmoins occuper les Essarts-lès-Sézanne et Lachy; mais les Allemands tiennent jusqu'au soir Esternay.

 

Le 10e corps forme la droite de la 5 armée. Il avait cantonné le 5 au soir dans la région de Sézanne. En se portant en avant dans la direction de Montmirail, il appuie la gauche du 1er corps vers Lachy, mais se heurte à des fractions du VIIe corps et du Xe de réserve qui résistent énergiquement, tandis que la droite, après avoir occupé le village de Charleville, est obligée de l'évacuer, malgré l'appui de la 42e division qui forme la gauche de la 9e armée. En somme, la 5e armée n'a fait que peu de progrès dans la journée du 6 septembre.

 

A sa droite, la 9e armée s'est mise en marche vers le Nord; elle a devant elle le Xe corps allemand et la Garde, bientôt soutenus à l'Est par le XIIe corps de la IIIe armée.

 

La 42e division s'avance dans la direction de Vauchamps; comme on l'a vu, elle ne peut se maintenir à Charleville, mais elle occupe Villeneuve et Montgivroux.

 

Au centre, le 9e corps, qui est réuni au Sud des Marais de Saint-Gond, a à combattre le corps de la Garde, l'élite de l'armée allemande; à droite et à gauche, nous sommes arrêtés : la division marocaine échoue sur Congy, la 17e division ne peut se maintenir à Aulnizeux; l'une et l'autre se retrouvent le soir au Sud des Marais, la division marocaine vers Montgivroux et Mondement, la 17e division à hauteur de Broussy-le-Grand.

 

A la droite de la 9e armée, le 11e corps avait été attaqué par le XIIe corps (saxon) et avait dû évacuer Ecury-le-Repos et Normée, pendant que la 9e division de cavalerie, qui avait essayé de se porter sur Vatry, avait été refoulée sur Sommesous, et Mailly.

 

Si l'on envisage l'ensemble de la lutte, à gauche et au centre du front allié, on voit que, à gauche, la 6e armée s'était approchée de l'Ourcq en luttant avec acharnement contre la droite de là Ire armée allemande; qu'en même temps les Anglais s'étaient avancés jusqu'au Grand-Morin, n'ayant presque qu'à suivre les corps allemands qui se retiraient devant eux; qu'au centre, la 5e armée avait fait quelques progrès vers le Nord, tandis que la 9e armée avait échoué partout.

 

Du côté des Allemands, les IIe et IVe corps avaient pu sans difficulté se mettre en marche vers l'Ourcq, tandis qu'à la gauche de la l'armée, les corps III et IX avaient dû céder quelque peu de terrain à la 5e armée française, quoique appuyés par la droite de là IIe armée; le gros de celle-ci avait conservé une attitude offensive ainsi que la IIIe qui, comme on l'a vu, avait Troyes pour objectif; mais le 6 septembre, le corps de droite seul s'était engagé. A droite de la 9e armée, la 4e, en se portant vers le Nord, est bientôt aux prises avec la IVe armée allemande qui doit encore continuer le mouvement offensif des jours précédents. A gauche et au centre, le 17e corps, le 12e très affaibli et le corps colonial ne sont que faiblement engagés. Ils se trouvent, le soir du 6, à peu près dans les mêmes positions que la veille; mais, à la droite, le 2e corps subit une violente attaque de la part du XVIIIe corps allemand. On se maintient néanmoins le long du canal de la Marne au Rhin.

 

À la droite des forces françaises, la 3e armée a devant elle la Ve armée allemande, celle du Kronprinz, qui lui est supérieure; aussi l'attaque qu'elle tente dans la matinée est-elle rapidement enrayée. Cependant, les troupes françaises font bonne contenance : le soir, elles tiennent le front Villers-sur-Couzances, Deux-Nouds, Villote, Vassincourt. Pendant l'action, la 72e division, sortant de Verdun dans la direction de Nixéville, avait mis le désordre dans les parcs et convois d'un des corps de l'armée allemande. Les résultats de la journée, dans leur ensemble, n'avaient pas été brillants; mais le général Sarrail savait qu'il serait renforcé le lendemain par le 15e corps qui arrivait de Lorraine et se trouvait à proximité de Bar-le-Duc. Un autre corps venant des Vosges, le 21e, lui avait été également destiné conformément aux dispositions prises par le général Joffre au commencement du mois; mais la tournure des événements avait amené le général en chef à changer sa destination et à le rattacher à la 4e armée. Les transports du gros du 21e corps devaient être terminés le soir du 6 dans la région Vassy, Montier-en-Der, et le général Legrand recevait l'ordre de le diriger vers le Nord-Ouest pour former la gauche de l'armée de Langle, en tenant l'intervalle qui la séparait de l'armée du général Foch.

 

Avec ces renforts, on pouvait espérer que la droite des forces françaises, c'est-à-dire les 4e et 3e armées, pourrait participer d'une manière efficace à l'offensive générale qui allait continuer les jours suivants.

 

Pour le 7 septembre, la 6e armée, d'après l'ordre du général Maunoury, devait poursuivre énergiquement son offensive dans la direction de l'Ourcq, la gauche appuyée par le corps de cavalerie Sordet et par la 61e division de réserve.

 

On croyait que l'on ne rencontrerait plus à l'Ouest de l'Ourcq que de faibles forces allemandes, mais on devait être rapidement détrompé. La 45e division, formée à hauteur de Monthyon, se heurtait à une vigoureuse résistance en marchant sur Etrepilly, qu'elle ne put occuper, tout en faisant de grosses pertes; la brigade Ditte, qui l'appuyait à droite, put réussir à progresser jusque près de Varreddes.

 

Au groupe Lamaze, la 56e division, qui était en tête, avait pour objectif Ocquerre où elle devait passer l'Ourcq. Elle trouvait l'ennemi en force au delà de la Thérouanne, qu'elle ne pouvait réussir à franchir.

 

A gauche, le 7e corps n'avait guère plus de succès en s'avançant dans la direction de May-en-Multien : de ce côté, les Allemands, loin de se retirer, contre-attaquaient énergiquement; on ne put se maintenir à Ay-en-Multien.

 

A l'extrême-gauche, le corps de cavalerie Sordet, après avoir reçu les escadrons de la division provisoire du général Cornulier-Lucinière, s'était porté sur Nanteuil-leHaudouin et Betz; sa droite avait appuyé le 7e corps de son artillerie; mais, au delà de Betz, elle avait trouvé l'ennemi solidement retranché et avait dû se retirer sur Bargny et Levignen. Les trois divisions, revinrent, le soir, cantonner aux environs de Nanteuil, à proximité de la 61e division qui s'était approchée du champ de bataille, sans s'engager.

 

La 7e division, qui avait été rassemblée aux environs de Villemomble, ne put intervenir dans la journée, mais, la nuit suivante, elle devait être transportée sur Nanteuil, partie par voie ferrée, partie par taxi-autos, grâce à l'initiative du général Galliéni, et elle devait être disponible le 8 pour renforcer la gauche de l'armée.

 

Quant à la 8e division, marchant par la rive gauche de la Marne, elle avait passé le Grand-Morin vers Couilly, et se trouvait, le soir, au Sud de Meaux. en se reliant à l'armée britannique. En somme, la 6e armée n'avait pas encore pu atteindre l'Ourcq, elle avait lutté contre deux corps allemands (IIe et IVe de réserve) qu'elle avait seulement contenus, mais l'adversaire allait recevoir de nouveaux renforts, car le IVe arrivait déjà sur l'Ourcq et le gros des IIIe et IXe corps devaient aussi repasser bientôt la Marne pour prendre la même direction.

 

L'armée britannique, de son côté, avait continué l'offensive; quoique rencontrant peu de résistance, elle n'avait fait que de faibles progrès. Elle avait passé le Grand-Morin, mais n'avait pas encore atteint la Marne que l'ennemi tenait toujours à la Ferté-sous-Jouarre et à Charly.

 

A la droite des Anglais, la 5e armée s'était engagée sur tout son front. La cavalerie du général Conneau, qui devait la couvrir à gauche, en la reliant à l'armée britannique, avait constaté de bonne heure que l'ennemi était en retraite vers le Nord. En le suivant sans beaucoup d'entrain, elle alla cantonner le soir aux environs de la Ferté-Gaucher. Le 18e corps s'était remis en mouvement le matin et, refoulant devant lui quelques fractions du IIIe corps qu'appuyait la cavalerie de la Garde prussienne, il avait atteint le Grand-Morin à la droite de la Ferté-Gaucher; ses avant-gardes tenaient Meilleraye et Belleau. Le groupe Valabrègue qui le suivait vint cantonner aux environs de Monceaux-lès-Provins.

 

A la droite du 18e corps, le 3e ne s'était mis en mouvement qu'après 10 heures; ne trouvant presque personne devant lui, il avait passé le Grand-Morin vers Neuvy et avait, le soir, sa tête à Joisselle. Au 1er corps, on ne trouva pas beaucoup plus de résistance; les troupes du IXe corps (Les troupes des IIIe et IXe corps sont en mouvement sur l'Ourcq dans la nuit du 6 au 7 (P. 196). Le 10e corps avait devant lui des troupes du Xe R. allemand.) qui, la veille au soir, occupaient Esternay, s'étaient dérobées pendant la nuit et l'on put approcher du Petit-Morin dans la direction de Montmirail. À la droite de la 5e armée, le 10e corps avait trouvé plus de résistance; alors que les autres corps n'avaient rencontré que les arrière-gardes de von Kluck, dont les gros étaient en marche vers l'Ourcq, le 10e corps avait devant lui la droite de l'armée de von Bülow qui avait l'ordre de tenir ferme. On avait dû combattre toute la journée, non sans succès. La 19e division avait pu approcher, du Petit-Morin au-dessus de Montmirail, mais la 20e n'avait pu dépasser Charleville, malgré l'appui de la 42e division de la 9e armée.

 

Au centre de cette armée, le 9e corps doit assurer la défense des marais de Saint-Gond, en se tenant prêt à attaquer par la droite avec le concours du 11e corps. La 9e armée a devant elle le Xe corps et la Garde de la IIe armée appuyée à gauche par le XIIe corps et des fractions du XIXe de la IIIe armée (213).

 

Dès le matin, c'est l'ennemi qui prend une violente offensive; une lutte acharnée s'engage sur tout le. front à la suite de laquelle la 42e division se maintient à Villeneuve-lès-Charleville. Le 9e corps conserve à peu près ses positions au Sud des marais; le 11e corps doit reculer, mais il se maintient à Connantray, grâce à l'appui de la 18e division qui, arrivant de Lorraine, lui est provisoirement rattachée, et aussi de la 9e division de cavalerie.

 

Le même jour, la 4e armée était engagée sur tout son front contre la IVe armée allemande. Le 21e corps n'était pas encore en mesure d'entrer en ligne; aussi le 17e corps se maintenait-il péniblement à hauteur de Sommepuis.

 

Au centre, les coloniaux gagnaient quelque terrain à l'Est de Vitry-le-François, tandis qu'à droite, le 2e corps, violemment attaqué, perdait Sermaize, tout en se maintenant à Blesmes.

 

Pendant ce temps, la 3e armée était attaquée par des forces supérieures. A la gauche, le 5e corps était obligé de reculer dans la direction de Bar-le-Duc; à droite, le 6e corps faisait de même sur Erize-la-Grande. Cependant les divisions de réserve restaient encore en liaison avec la place de Verdun, quoique la 72e division dût refluer vers la Meuse; en même temps, les troupes allemandes apparaissaient sur les Hauts de Meuse au Nord de Saint-Mihiel. La situation pouvait devenir grave; mais, du côté opposé, l'avant-garde du 15e corps se montrait au Nord de la forêt des Trois-Fontaines, se préparant à intervenir le lendemain.

 

En somme, après deux jours de lutte sur tout le front, on était loin d'avoir rien obtenu de décisif. La gauche progressait péniblement sans pouvoir atteindre l'Ourcq; le centre suivait lentement l'armée qui se retirait sur la Marne, mais n'avait pas encore atteint cette rivière; à la droite, on était tenu en échec par les armées allemandes et même la 3e armée était menacée d'être prise à revers.

 

Dans l'après-midi du 7, le général en chef lançait un ordre en vue de régler la marche des armées les jours suivants.

 

Estimant que la Ire armée allemande semblait se replier vers le Nord-Est, il prescrivait de suivre l'ennemi avec l'ensemble des forces alliées, en cherchant toujours à envelopper l'aile droite allemande (P. 225).

 

A cet effet, la 6e armée devait gagner du terrain vers le Nord sur la rive droite de l'Ourcq, pendant que l'armée britannique avancerait au delà de la Marne.

 

La 5e armée devait accentuer le mouvement de son aile gauche et soutenir avec ses forces de droite la 9e armée, chargée de tenir sur son front, en attendant que la 4e armée, intervenant avec les réserves réunies à sa gauche, lui permette de, participer au mouvement en avant.

 

En lançant cet ordre, le général en chef ne se rendait pas bien compte de la situation réelle des forces en présence.

 

Il est manifeste que la 6e armée n'était pas en mesure d'envelopper l'aile droite allemande qui, après l'avoir contenue dans la journée du 7, allait être encore renforcée, le jour suivant.

 

 

Le 8 septembre au matin, la 6e armée reprend l'offensive dans le même ordre que la veille : à partir de la droite, la 45e division, le groupe Lamaze, le 7e corps; mais sa gauche va être renforcée par la 7e division qui, avec la 61e division, est sous les ordres du général Boëlle, commandant le 4e corps.

 

En outre, la cavalerie doit prononcer un mouvement débordant sur la droite ennemie. Elle n'est plus sous les ordres du général Sordet. Celui-ci, est remplacé par le général Bridoux qui commandait la 5e division; cette dernière a maintenant à sa. tête le général Cornulier-Lucinière qui, depuis plus de huit jours, avait dirigé la division provisoire avec une grande activité.

 

Dès le matin, la 7e division débouche du front Ognes-Nanteuil dans la direction de Mareuil-sur-Ourcq, ayant à sa gauche la 61e division qui marche par Villers-Saint-Genest sur Betz; mais elles sont rapidement arrêtées par l'artillerie allemande établie aux environs d'Etavigny et au nord-est de Betz.

 

Pendant ce temps, la cavalerie s'est portée en avant par Levignen. La division de droite doit appuyer la 61e division sur Betz, les deux autres marchent sur: Crépy-en-Valois; de là, la 5e division est dirigée sur Troesnes, point où l'Ourcq qui vient de l'Est change de direction pour aller vers la Marne au Sud-Ouest.

 

La 5e division (de cavalerie), passant à travers bois au Sud de Villers-Cotterêts, rencontre d'abord quelques troupes d'infanterie et d'artillerie qu'elle bouscule. Mais bientôt elle se trouve en présence de forces importantes qui l'obligent à rétrograder; le soir, elle bivouaque en bordure de la forêt (p. 234) tandis que les deux autres vont s'établir entre Betz et Ormoy-Villers.

 

A la droite de la 7e division, le 7e corps avait attaqué Acy et Vincy-Maneuvre; mais l'ennemi résistait énergiquement. Le soir il restait maître d'Acy devant la 14e division, et la 63e, à droite, ne gagnait pas non plus de terrain.

 

Au groupe Lamaze, la 56e division cherchant à avancer dans la, direction d'Ocquerre n'avait pas obtenu plus de succès, non plus que la 45e division sur Etrepilly.

 

Quant à la 8e division, elle s'était portée par la rive gauche de la Marne jusque près de Monceaux, mais cette localité restait occupée par un détachement du IIe corps allemand.

 

Le général Maunoury ne se croyait plus en mesure de refouler l'ennemi au delà de l'Ourcq; aussi s'occupait-il d'organiser une, position défensive sur la ligne Monthyon, Saint-Soupplet, Le Plessis-Belleville, où il comptait tenir au besoin avec le, concours de la 62e division qui lui était annoncée.

 

Pendant ce temps, l'armée britannique avançait vers la Marne avec sa lenteur habituelle; quoique l'ennemi n'offrît qu'une faible résistance, elle n'atteignait pas encore cette rivière dans la journée du 8; le soir, le 3e corps avait seulement sa tête au Sud-Ouest de La Ferté-sous-Jouarre, le 2e corps s'arrêtait sur le Petit-Morin, à droite de Jouarre, le 1er au Nord de ce cours d'eau après avoir refoulé une arrière-garde du IVe corps qui, le matin, était encore à Rebais.

 

A la 5e armée, la gauche, comprenant le corps Conneau et le 18e corps, employa la matinée à se porter du Grand-Morin :au Petit-Morin qu'elle put atteindre et même traverser sans éprouver une sérieuse résistance. La cavalerie alla cantonner vers Viels-Maison; le 18e corps, à Fontenelle et Marchais. Le groupe Valabrègue qui suivait le 18e corps s'y arrêta à quelque distance du Petit-Morin.

 

Au 3e corps, on se dirigea sur Montmirail, mais on y trouva l'ennemi solidement établi, et on ne réussit pas à le refouler. Le 1er corps n'eut pas plus de succès; mais, à la droite, le 10e corps put occuper Boissy-le-Repos et Corfélix, pendant que, par sa droite il appuyait la 42e division. Ainsi le 18e corps, qui le matin du 8 septembre était notablement en arrière des autres, se trouvait, le soir, le plus avancé, le seul au delà du Petit-Morin avec le corps de cavalerie à sa gauche pour le relier à l'armée britannique.

 

Pendant ce temps, la 9e armée était engagée sur tout son front dans de rudes combats au Sud des, marais de Saint-Gond. La 42e division, malgré l'appui de quelques fractions du 10e corps, ne put se maintenir à Saint-Prix. Au 9e corps, la division marocaine dut reculer sur Mondement et Allemant, les 17e et 52e divisions, sur le Mont Août et Connantre, entraînées par le mouvement rétrograde très accentué du 11e corps. Ce dernier, violemment attaqué par le XIIe corps, avait dû reculer sur Fère-Champenoise et même abandonner cette localité, malgré l'appui de la 18e division et de la 60e division de réserve qui dut reculer jusqu'à Semoine; d'autre part, la 9e division de cavalerie évacuait Mailly pour se porter vers le Sud.

 

Ainsi, la 9e armée, qui le matin était orientée de l'Ouest à l'Est, faisait le soir face au Nord-Est de part et d'autre, on avait subi de grosses pertes toute la journée.

 

A la 4e armée, on se trouva engagé sur tout le front, qui s'étendait au Sud de Sommepuis à la forêt des Trois-Fontaines, contre toute la IVe armée allemande, appuyée à droite par le XIXe corps. On put néanmoins maintenir à peu près ses positions, grâce à l'appui d'une partie du 21e corps à gauche et du 15e à droite, mais il existait entre les 4e et, 9e armées un intervalle de près de 20 kilomètres que la 9e division ne pouvait suffire à remplir.

 

A la 3e armée, on s'était battu avec acharnement contre la Ve armée allemande entre la forêt des Trois-Fontaines et la Meuse, en contenant les efforts de l'ennemi. A la droite, les divisions de réserve, faiblement attaquées, avaient à peu près gardé leurs emplacements; mais, à l'extrême droite, les Allemands avaient fait des progrès inquiétants sur les Côtes de Meuse.

 

Des troupes de toutes armes se montraient aux abords du fort de Troyon et dans la direction de Saint-Mihiel. Vers le milieu de la, journée, le bombardement du fort de Troyon avait commencé; il devait durer jusqu'au 12, sans lasser la résistance de l'héroïque garnison.

 

Le général Sarrail, pendant qu'il faisait face au Nord-Ouest, était donc menacé sur ses derrières. Sans perdre de temps, il dirigea la 7e division de cavalerie sur la Meuse, et la liaison avec la place de Verdun ne fut pas encore complètement rompue; toutefois, dans la soirée du 8, le G. Q. G. autorisait le général Sarrail à se replier à droite pour renforcer la gauche.

 

Pour la journée du 9 septembre, le général Maunoury prescrivait à la 6e armée de garder ses positions, tout en se tenant prête à reprendre l'offensive. Mais il doutait que ce fût possible : la lutte de la veille lui avait laissé une assez mauvaise impression et il craignait d'être attaque sur sa gauche par un ennemi supérieur. Il avait communiqué ses appréhensions au Gouverneur de Paris qui s'était efforcé de le réconforter.

 

" Il est possible, lui disait Galliéni (PALAT, IV, p- 249. Mémoires de GALLIÉNI, p. 246.), que votre offensive soit enrayée; mais, dans votre position, vous fixez l'ennemi, tandis qu'au Sud, l'arrivée de l'armée anglaise constitue pour lui un danger nouveau. Il est donc essentiel que vous vous mainteniez sur vos positions. "

 

Le gouverneur appréciait fort judicieusement la situation; le général en chef jugeait de même et il prescrivait au chef de la 6e armée de tenir jusqu'au dernier homme.

 

Le matin du 9 septembre, cette armée se tenait sur la défensive, de Chambry à Nanteuil-le-Haudouin. A la droite, la journée se passa d'une manière assez calme, la 45e division et le groupe Lamaze n'ayant été l'objet d'aucune attaque sérieuse. Il n'en fut pas de même sur le front du 7e corps et surtout sur celui de la 7e division et de la .61e qui tenaient la gauche, protégées au Nord-Ouest par le 1er corps de cavalerie. Vers 7 heures, l'ennemi se montra menaçant du côté de Betz et, deux heures plus tard, de l'infanterie était vue au Sud-Est de Crépy-en-Valois. En même temps, la 14e division était attaquée par Etavigny. Elle dut abandonner le Bas-Bouillancy, malgré l'appui de la 7e division. A la gauche, la 61e division dut également reculer et le commandant du 4e corps dut abandonner Nanteuil où était son poste de commandement. Cependant, ses troupes, tout en cédant un peu de terrain, faisaient bonne contenance : les batteries de 75 qui étaient nombreuses infligèrent de grosses pertes à l'adversaire. Pendant ce temps, la cavalerie opérait activement à l'extrême-gauche : laissant la 3e division au contact de la 61e division, le général Bridoux portait la 1re au-devant d'une colonne ennemie signalée vers l'Ouest. Cette colonne, venant de Pont-Sainte-Maxence, appartenait au service des étapes; surprise d'abord par notre artillerie, elle put bientôt se reprendre et obligea nos escadrons à se retirer sur Senlis. En même temps, la 5e division, qui s'était arrêtée la veille à la lisière de la forêt de Villers-Cotterêts, devait reprendre son mouvement vers l'Ourcq en essayant de saisir les communications de l'ennemi. Le général Cornulier-Lucinière qui la commandait, en la dirigeant vers Neuilly-Saint-Front trouva l'occasion pendant deux heures (Palat, P. 282) de canonner plusieurs détachements et quelques convois. On put même faire prisonniers une quinzaine d'officiers du service de l'arrière. Le général porta ensuite le gros de sa division vers l'Ouest avec l'intention de revenir sur Nanteuil-le-Haudouin. Chemin faisant, on apprit que l'ennemi se trouvait près de Crépy-en-Valois; en faisant un détour, on put aller bivouaquer au Sud de Néry à 8 kilomètres de Crépy.

 

La cavalerie, dans cette journée, avait rendu des services très appréciables en détournant sur elle plusieurs fractions ennemies qui 'auraient pu être très menaçantes pour la gauche de l'armée.

 

Cette armée ne se trouvait pas moins dans une situation assez précaire. On songeait même à prendre le lendemain des positions en arrière, lorsque, dans l'après-midi, on put constater non seulement que les Allemands n'attaquaient plus, mais que plusieurs colonnes étaient en mouvement vers le Nord. À ce moment, nos ennemis étaient en effet décidés à battre en retraite sur l'Aisne. C'était le résultat de l'intervention des Anglais qui, après avoir marché pendant trois jours avec une extrême prudence, s'étaient enfin décidés à se porter résolument en avant, s'étant rendu compte qu'ils n'avaient devant eux que des arrière-gardes.

 

Le maréchal French avait mis, ses troupes en mouvement à 3 heures du matin vers la Marne qu'elles devaient atteindre de Nogent-l'Artaud à la Ferté-sous-Jouarre. A la droite, la division de cavalerie put aisément passer la rivière à Charly et s'avancer sur les plateaux du Nord; elle était suivie du 1er corps, qui poussa dans la journée jusqu'à Domptin dans la direction de, Neuilly-Saint-Front. En même temps, le 2e corps passait à Mézy et à Nanteuil et put atteindre Bézu en direction de la Ferté-Milon. Au 3e corps, on rencontra une sérieuse résistance en essayant de passer à la Ferté-sous-Jouarre où l'ennemi avait établi une nombreuse artillerie, sur les hauteurs situées au Nord de la rivière. On ne fut maître du passage que pendant la nuit et le 3e corps anglais ne se trouva sur la rive droite que le lendemain dans la matinée.

 

Malgré ce retard d'une partie de l'armée britannique, cette armée n'était plus qu'à une faible distance de l'Ourcq qu'elle pouvait atteindre en une journée à la Ferté-Milon et à Neuilly-Saint-Front. Dans ces conditions, la Ire armée allemande ne pouvait plus s'attarder vis-à-vis de la 6e armée : autrement, elle eût été prise entre cette armée et les Anglais. Aussi von Kluck donna-t-il l'ordre de la retraite vers l'Aisne. Il pouvait d'ailleurs exécuter ce mouvement sans grands dommages, car ses communications n'étaient menacées sérieusement ni d'un côté ni de l'autre. Nos escadrons, en se portant entre l'Ourcq et l'Aisne, n'avaient pu que produire quelque désordre sans durée et sans conséquence., Les durs combats qu'avait livrés la Ire armée allemande pendant quatre jours lui avaient permis de redresser son front qui, d'abord orienté presque du Sud au Nord, était maintenant dirigé de l'Est à l'Ouest, ce qui la rendait maîtresse de sa ligne de retraite naturelle. Pendant que les Anglais passaient la Marne, la 8e division, restant en liaison avec eux, avait elle-même traversé la rivière à l'Est de Meaux; son aide ne pouvait plus leur être utile et, sur l'ordre du général Maunoury, elle se porta pendant la nuit à Cuizy pour rallier le 4e corps le jour suivant.

 

Du côté opposé, le mouvement des Anglais avait été appuyé par le corps de cavalerie Conneau et par le 18ecorps, de la 5e armée.

 

Cette armée avait l'ordre de passer le Petit-Morin et de gagner la Marne par sa gauche, tandis que la droite appuierait la 9e armée qui, la. veille, avait été fortement engagée au Sud des marais de Saint-Gond.

 

Dès le matin, la cavalerie était en mouvement vers Chézy et Château-Thierry. La 4e division, qui tenait la gauche, passait la rivière vers 13 heures et se portait au Nord jusqu'à Etrepilly pour ouvrir au 18e corps le débouché de Château-Thierry. Les Allemands ne firent aucune résistance. Les deux autres divisions de cavalerie s'arrêtèrent sur la Marne. Le 18e corps, de son côté, put atteindre cette localité dans l'après-midi et, le soir, il se trouva. en cantonnement entre Château-Thierry et Viffort. Au 3e corps, les 5e et 6e divisions allaient dans la région de Montigny-les-Condé. Mais la 37e division, qui depuis dix jours lui était rattachée, était ramenée sur Esternay pour être embarquée et dirigée sur Paris. On voulait ainsi répondre aux inquiétudes que le général Maunoury avait exprimées pour son flanc gauche; mais, en réalité, c'était une disposition des plus regrettables, car cette division ne devait débarquer au Nord de Paris que dans la nuit du 10 au 11 septembre, c'est-à-dire trop tard pour être utilisée contre la Ire armée allemande qui se retirait sur l'Aisne; tandis que, en la laissant où elle était, elle n'aurait pas cessé d'être au contact de l'ennemi et aurait joué son rôle dans la balance des forces en présence pendant ces journées décisives.

 

A la droite du 3e corps, le 1er passait le Petit-Morin au-dessus de Montmirail et marchait vers le Nord en deux colonnes : la 1re division par Vauxchamps sur Margny; la 2e, par Janvilliers sur Orbais. La 19e division, qui lui était rattachée provisoirement, tenait la droite dans la direction de Fromentières. Vers midi, survint le général Franchet d'Esperey qui, en annonçant que Foch avait été battu le matin, ajoutait qu'il fallait l'aider. A cet effet, le général Deligny, chef du 1er corps, laissant la moitié de ses forces sur le ruisseau de Margny, dirigea le reste vers l'Est, c'est-à-dire la 19e division et une brigade de la 2e et toute l'artillerie de corps. Pendant que la fraction de gauche poussait vers la Marne l'ennemi qu'elle avait devant elle, celle de droite, lente à changer de front, n'entra en action qu'à 17 heures contre l'ennemi qui occupait Fromentières et Bannay et qui put y rester la nuit, en couvrant la retraite déjà décidée à la IIe armée.

 

Quant à l'autre division du 10e corps, elle était à la disposition du général Foch, ainsi que la 51e division.

 

Si la journée du 9 septembre fut relativement calme à la 5e armée, il en fut tout autrement sur tout le front de la 9e, laquelle se trouva engagée contre les mêmes troupes que la veille. Le 10e corps ayant été, mis sous les ordres du général Foch, celui-ci décida que ce corps d'armée relèverait la 42e division vis-à-vis du front Bannay-Bayes en se reliant à droite à la division marocaine, et que la

42e, une fois relevée, viendrait se former en réserve d'armée de Linthes à Pleurs pour participer à l'offensive que devait prendre le 11e corps à la droite, tandis que le 9e s'efforcerait de déboucher ,sur Fère-Champenoise.

 

La 42e division fut en effet relevée à l'aube par la 51e division; mais, très fatiguée par les combats des jours précédents, elle n'exécuta son mouvement que très lentement et, ayant vingt kilomètres à parcourir, elle n'atteignit Linthes que vers 16 heures.

 

Pendant ce temps, l'ennemi prononçait une violente offensive sur tout le front de la 9e armée. Fortement attaquée dès la pointe du jour, la division marocaine était obligée d'abandonner le village et le château de Mondement. Mais, soutenue par l'arrière-garde de la 42e division qui se trouvait encore à proximité, elle put se maintenir à Broyes et à Allemant; dans le courant de l'après-midi, l'arrivée d'un régiment de la 17e division permit de contre-attaquer et de reprendre Mondement à la suite d'une lutte acharnée et très meurtrière.

 

Pendant ce temps, la 17e division et la 52e de réserve résistaient énergiquement sur le front Mont-Aout-Connantre en refusant quelque peu la droite que le recul du 11e corps pouvait mettre en péril.

 

Ce corps d'armée, en effet, quoique renforcé des 18e et 60e divisions, n'avait pu empêcher l'ennemi de déboucher de Fère-Champenoise et de Connantray et s'était replié sur la Maurienne où la 18e division eut à résister à de violentes attaques du XIIe corps allemand, ainsi que la 60e division qui tenait la droite appuyée par la 9e division de cavalerie.

 

Quant aux 21e et 22e divisions, elle s'étaient retirées en deçà de Corroy. Cependant, vers 17 heures, on put constater que l'ennemi arrêtait son offensive. D'autre part, dans, le courant de l'après-midi, le général Eydoux, avisé de l'approche de la 42e division, avait pris ses dispositions pour reporter ses troupes en avant dès qu'elle apparaîtrait sur la Vaire, petite rivière coulant de Fère-Champenoise sur Pleurs; mais, comme en réalité la 42e division ne se montra pas, il se contenta de faire cantonner ses troupes sur place vers 18 heures.

 

Au 9e corps, on devait montrer un tout autre entrain. Apprenant vers 16 heures l'arrivée de la 42e division à Linthes, le général Dubois, quoique fortement pressé depuis le matin sur tout son front, prescrivait aux 17e et 52e divisions de reprendre immédiatement l'offensive. A 17 heures, elles se reportaient en avant; la 42e ne participait à l'attaque que par quelques groupes d'artillerie : l'ennemi céda le terrain avant qu'elle ait eu l'occasion de s'engager. Cependant, la plupart des écrivains (Il faut excepter cependant le général Canonge qui, dans une étude parue dans le Correspondant, a bien fait ressortir que ce n'est pas l'intervention de la 42e division qui a déterminé la retraite des Allemands. C'est ce qui résulte également de l'exposé du général Palat (VI, 319).) lui attribuent le principal rôle dans le résultat de la journée. On peut affirmer, au contraire, qu'elle n'y fut pour presque rien. Il eût bien mieux valu la laisser à la gauche de la 9e armée où elle était la veille, car, de cette position, elle aurait pu appuyer directement la division marocaine, qui n'aurait pas eu besoin de faire appel à une partie de la 17e division pour défendre ou reprendre Mondement. Dans ces conditions, les 17e et 52e divisions, au grand complet, auraient résisté ,sans difficulté aux attaques qui furent dirigées contre elles.

 

Quant au mouvement rétrograde des Allemands, il se serait effectué de la même manière, car il eut pour cause, non la résistance que lui opposèrent les 9e et 11e corps, mais bien l'offensive de la droite de la 5e armée au Nord du Petit-Morin, dans la direction de Champaubert. L'armée de von Bülow a reculé pour une raison semblable à celle qui a fait reculer von Kluck, parce que son aile droite était menacée d'un mouvement enveloppant par la droite de la 5e armée française, comme l'aile gauche de von Kluck par l'armée britannique.

 

Aux armées de droite, la situation ne s'était pas modifiée d'une manière notable dans la journée du 9. A la gauche de la 4e armée, le 21e corps, influencé par le mouvement rétrograde du 11e, ne s'était engagé que timidement. Cependant, on avait fait quelques progrès vers Sommepuis.

 

La 3e armée et les divisions de réserve Paul Durand s'étaient maintenues sur leurs positions, mais l'ennemi, sans prononcer une attaque caractérisée sur Saint-Mihiel, se montrait très menaçant sur les Hauts de Meuse.

 

La bataille restait en réalité indécise entre la Marne et la Meuse; mais, dans l'ensemble, les résultats de la journée du 9 septembre étaient des plus satisfaisants. C'est à partir de ce jour que la supériorité des armées françaises s'affirme. Paris était dégagé et les trois premières armées allemandes en retraite vers le Nord, car le mouvement rétrograde des Ire et IIe armées devait forcément entraîner celui de la IIIe. Toutefois, ces armées se retiraient en ordre : sur aucun point on ne les avait désorganisées.

 

Malgré tout, le succès était incontestable, et les chefs de l'armée pouvaient féliciter leurs troupes des résultats obtenus. Mais ils se rendaient bien compte que nous n'étions pas au bout de nos efforts. Le général Franchet d'Esperey, en s'adressant à ses troupes, leur rappelait les victoires de la dernière armée de la France qui, en 1814, s'était illustrée à Montmirail, à Vauchamps, à Champaubert, et il ajoutait que le succès que la 5e armée venait d'obtenir n'était qu'un prélude (P. 315) et qu'elle aurait encore à supporter de rudes fatigues, à faire de longues marches, à combattre de rudes batailles.

 

Pendant ces derniers jours, les Allemands n'avaient pas eu plus de succès en Lorraine que sur la Marne. Après avoir échoué dans leur tentative de rupture sur la Mortagne et sur la Haute-Meurthe, ils avaient porté leur principal effort dans la direction de Nancy, au moment même où la IIIe armée devait essayer de rompre notre centre dans la direction de Troyes.

 

Guillaume II se croyait sûr d'entrer dans la capitale de la Lorraine et il était venu assister à la bataille. Mais, devant la vigoureuse résistance du général de Castelnau au Grand-Couronné, il n'avait pu que constater son impuissance. Dès le 8 septembre, il était rentré à Metz, obligé de renoncer à ses projets.

 

Les jours suivants, la 2e armée reprenait l'offensive et regagnait du terrain vers la Seille. On pouvait donc être rassuré sur la résistance de nos armées de Lorraine et continuer en toute sécurité l'offensive de nos armées sur le théâtre principal des opérations.

 

Le 9 septembre était le premier jour de la retraite pour l'ensemble des armées allemandes, mais, sur beaucoup de points, on n'était pas encore bien sûr, du côté français, que cette retraite allait s'accentuer les jours suivants.

 

Le matin du 10 septembre, à la 6e armée, on était disposé à organiser la défensive plutôt qu'à entamer une poursuite.

 

D'après l'ordre du général Maunoury, les 4e et 7e corps devaient rester sur place; mais le groupe Lamaze et la 45e division devaient marcher vers le Nord, la droite à l'Ourcq, en se reliant à l'armée britannique. Le général Galliéni, de son côté, n'était pas complètement rassuré sur la sécurité du camp retranché de Paris.

 

Sachant que la 6e armée avait dû infléchir sa gauche dans l'après-midi du 9, il avait prescrit à toutes les troupes de la défense d'être le 10, à 6 heures, sur leurs emplacements de combat.

 

Ce n'est que vers le milieu de la matinée que l'on fut convaincu, à l'état-major de la 6e armée, du profond changement survenu dans la situation (P. 349). Vers midi, le général Maunoury donnait l'ordre à toutes ses troupes de se mettre en marche vers le Nord.

 

Cependant, quelques groupes allemands occupaient encore la région au Nord-Ouest de Nanteuil-le-Haudoin. La 5e division de cavalerie, en essayant de se rapprocher du gros du 1er corps de cavalerie, rencontra des détachements de toutes armes qui l'obligèrent à faire demi-tour.

 

Le général Cornulier-Lucinière reprit alors la direction de Compiègne et, au nord d'Orrouy, il se trouva en présence d'une autre fraction d'infanterie qui escortait un convoi. Il y jeta le désordre avec son artillerie, mais, ayant appris qu'il y avait encore des Allemands dans la direction de Pierrefonds, il se rabattit directement sur l'Oise, y trouva un passage libre à Lacroix-Saint-Ouen et se porta sur la rive droite. Après une pointe dans la direction d'Estrées-Saint-Denis, où il se heurta encore à l'ennemi, il alla bivouaquer au Nord-Ouest de Clermont.

 

Il aurait mérité des éloges pour la façon brillante dont il avait conduit sa division depuis plusieurs jours, "ayant ,déployé toutes les qualités d'entrain communicatif et de sens militaire qui font le cavalier de race " (Palat, IV, p. 354.); mais, au contraire, le G. Q. G., par un de ces procédés choquants dont il était coutumier, trouva bon quelques jours plus tard de lui enlever son commandement. Quant aux deux autres divisions du 1er corps de cavalerie, elles avaient reculé pendant la matinée à 20 kilomètres au Sud de Senlis; cependant, dans l'après-midi, elles reprenaient la direction du Nord pour aller cantonner dans le voisinage de cette localité.

 

Pendant ce temps, la 6e armée s'était mise en marche vers le Nord talonnant quelques arrière-gardes allemandes, mais sans avoir d'engagements sérieux. Le soir, les avant-gardes du 4e corps, rejoint par la 8e division, atteignaient Rozières et Ormoy-Villers, celles du 7e corps Rouville et Levigen à 4 kilomètres au sud de Crépy-en-Valois. Au groupe Lamaze, on occupait Bargny et Cuvergnon pendant que la 45e division se portait par Lizy-sur-Ourcq sur Neufchelles et Mareuil en se reliant aux Anglais. Le groupe Ebener était en seconde ligne derrière le 4e corps. La victoire, qui paraissait douteuse la veille au soir, était maintenant manifeste; on aurait sans doute pu effectuer une poursuite plus énergique, mais il faut reconnaître que les troupes qui se battaient depuis cinq jours avaient besoin de repos et que, pour la moitié, elles se composaient d'éléments de réserve.

 

Le général Maunoury, appréciant leurs efforts comme elles le méritaient, leur adressait dans l'après-midi du 10 un ordre dans lequel il les félicitait de leur fermeté et de leur endurance.

 

" C'est avec une vive émotion, disait-il en terminant, que je vous remercie de ce que vous avez fait, car je vous dois ce vers quoi étaient tendus depuis quarante ans tous mes efforts et toutes mes énergies : la revanche de 1870. "

 

En même temps, l'armée britannique, dont le gros se trouvait depuis la veille au nord de la Marne, avait marché vers l'Ourcq, que ses avant-gardes avaient atteint à la Ferté-Milon et à Neuilly-Saint-Front en refoulant les arrière-gardes ennemies.

 

A la 5e armée, le corps de cavalerie, Conneau, en se portant vers l'Ourcq à la droite des Anglais, rencontra peu de résistance et put s'établir de Oulchy-le-Château à Fère-en-Tardenois.

 

Il était suivi du 18e corps dont une division vint occuper Etrepilly, les deux autres restant aux environs de Château-Thierry; le groupe Valabrègue au Sud de la Marne; le 3e corps s'arrête sur la Marne entre Château-Thierry et Dormans, sa cavalerie poussant quelques pointes sur Fismes. Le 1er corps s'établit également sur la Marne à Dormans et à Verneuil.. Quant au 10e corps, qui était encore rattaché à la 9e armée, il marche d'abord sur Champaubert et Montmort, puis appuie à l'Est pour atteindre Etrechy près de Vertus, sa droite pousse Jusqu'à Pierre-Morains dans la nuit du 9 au 10; mais les mouvements étaient mal combinés et l'infanterie de la 51e division eut un moment à subir le feu de l'artillerie de la 17e qui croyait le village encore occupé par les Allemands.

 

En même temps, la division marocaine occupait Bannes et Broussy-le-Grand; la 52e division, Ecury-le-Repos et Normée.

 

Ces mouvements, comme ceux de la 5e armée, purent s'exécuter sans qu'on eût à vaincre de résistance sérieuse.

 

Il n'en fut pas de même au 11e corps.

 

La IIe armée allemande avait utilisé la nuit du 9 au 10 pour se dérober, en allant repasser la Marne à droite et à gauche d'Épernay; mais, le matin du 10, une partie de la IIIe était encore au Sud de la Marne vis-à-vis du 11e corps. La 42e division qui marchait entre ce corps d'armée et le 9e eut à livrer, contre une partie du XIIe corps, près de Connantray, un assez violent combat, à la suite duquel elle atteignait la Somme à Lenharrée. Il en fut de même pour les divisons du 11e corps qui durent s'arrêter entre Lenharrée et Sommesous. La 60e division restait à Montepreux, pendant que la 9e division de cavalerie se tenait au camp de Mailly, quoiqu'elle eût été renforcée de la 6e venant de la 1re armée. On avait, en somme, obtenu dans cette journée de médiocres résultats, sans avoir rien fait qui ressemblât à une poursuite.

 

D'ailleurs, pendant que les Ire, IIe et IIIe armées allemandes reculaient, les IVe et Ve tenaient encore ferme entre la Marne et la Meuse.

 

A la gauche de la 4e armée, le 21e corps occupait Sommepuis dans la matinée du 10 et refoulait sur la Marne l'ennemi qu'elle avait devant elle; mais la 13e division faisait de grosses pertes. Au centre, les 17e et 12e corps arrivaient par la gauche de la Marne à hauteur de Vitry, mais cette ville restait occupée la nuit par les Allemands. Quant au corps colonial et au 2e corps, c'est tout juste s'ils résistaient aux attaques de l'ennemi entre Vitry et Blesmes.

 

A la 3e armée, le 15e corps avait à soutenir de durs combats autour de Vassincourt que les Allemands n'abandonnaient que la nuit suivante. Le 5e corps se maintenait sur ses positions sans difficulté; mais le 6e avait à résister à de violentes attaques de la part des XIIIe et XVIe corps allemands; la 40e division avait dû reculer en subissant de grosses pertes; les divisions de réserve avaient dû également céder le terrain. La situation du fort de Troyon paraissait désespérée; la liaison avec Verdun était à peu près rompue. Cependant, la 72e division ne cessait de menacer les communications de l'ennemi.

 

Ainsi, dans la journée du 10 pendant qu'à gauche nous étions notablement au delà de la Marne et qu'au centre nous atteignions la rivière, nous n'avions fait aucun progrès sensible à droite et nous devions encore rencontrer de ce côté une énergique résistance les jours suivants.

 

La situation n'en était pas moins très favorable dans son ensemble et, dans la journée du 10, une instruction du G. Q. G., après avoir constaté que les forces allemandes cédaient du terrain sur la Marne et en Champagne, prescrivait de les suivre énergiquement et de ne leur laisser aucun répit (P. 379)

 

D'après cette instruction, la 6e armée continuera à marcher vers l'Aisne; la droite, d'abord appuyée à l'Ourcq, prendra ensuite la direction de Soissons. Le corps de cavalerie Bridoux s'efforcera de gêner les communications et la retraite de l'ennemi. L'armée britannique s'avancera également vers l'Aisne, la droite par Fère-en-Tardenois et Bazoches-sur-Vesle. La 5e armée, contournant la montagne de Reims par l'Ouest, se tiendra prête à marcher sur Reims contre les colonnes qui se retirent devant la 9e armée. Le 10e corps se portera de la région de Vertus dans la direction d'Épernay, assurant les liaisons entre les 5e et 9e armées.

 

Quant aux 4e et 3e armées, il n'en est pas question dans cette instruction. Toutefois, le général en chef fait savoir au chef de la 4e armée que, désormais, la 9e armée serait en mesure de l'aider.

 

En réalité, le 10 septembre au soir, la bataille de la Marne proprement dite est terminée.

 

Elle a amené la retraite des Allemands en dégageant Paris; mais on n'a réussi, qu'à les refouler sans menacer leurs communications comme on l'espérait au moment de la reprise de l'offensive. Conformément aux instructions du général en chef, on va les suivre encore pendant quelques jours, mais sans obtenir d'autres résultats.

 

Le 11 septembre, la 6e armée et l'armée britannique, continuant vers l'Aisne, s'arrêtent à hauteur de Villers-Cotterêts. A la 5e armée, le corps Conneau, les 18e, et 3e corps, à gauche, atteignent la Vesle, suivis du groupe Valabrègue; le 1er corps s'arrête au Sud de Ville-en-Tardenois. Le 10e corps et la 9e armée suivent la IIIe armée allemande qui a repassé la Marne aux environs de Châlons; mais ils restent eux-mêmes en deçà de la rivière au Sud d'Épernay et de Châlons. A la droite, les 4e et 3e armées s'arrêtent sur la Saulx et derrière le canal de la Marne au Rhin.

 

Quoiqu'on n'eût fait dans cette journée que peu de progrès, la victoire s'affirmait de plus en plus et le général en chef pouvait lancer un ordre qui, en dissipant les inquiétudes éprouvées dans tout le pays à la suite de nos premières défaites, soulevait partout l'enthousiasme.

 

" La bataille qui se livre depuis cinq jours, disait-il, s'achève en une victoire incontestable... La reprise vigoureuse de l'offensive a déterminé le succès. Tous, officiers et soldats, vous avez répondu à mon appel : vous avez bien mérité de la Patrie. " (Galliéni, 250.)

 

C'est seulement le 12 septembre que la 6e armée et l'armée britannique prennent pied en quelques points de l'Aisne; les arrière-gardes ennemies ne se retirent pas sans résistance : la 5e armée ne peut pas dépasser la Vesle, et on n'entrera à Reims que le jour suivant. La 9e armée avance de quelques kilomètres. au Nord de la Marne; le 9e corps à sa gauche à Trépail, sa droite aux Grandes-Loges; la 18e division occupe Cuperly, le 11e corps s'étend de Saint-Étienne à Courtisols. A la 4e armée, le 21e corps à gauche pousse son avant-garde jusqu'à la Cheppe; à la droite, le 2e corps atteint Charmont à 6 kilomètres au delà de l'Ornain, et porte une avant-garde jusqu'à Sainte-Menehould. A la 3e armée, le 15e corps est à Brabant-le-Roi; le 5e stationne vers Laismont, le 6e jusqu'à Ablaincourt-sur-Aire; la 7e division de cavalerie, jusqu'à Dugny-sous-Verdun où elle cantonne.

 

Le 13 septembre, la 6e armée, l'armée britannique et la gauche de la 9e armée se heurtent partout à la résistance des Allemands. Le 1er corps entre à Reims; mais le 3e à sa gauche et le 10e à droite ne dépassent pas la Vesle. A la gauche de la 9e armée il en est de même; le 9e corps bivouaque à Prunay-Thuizy et Sept-Saulx, tandis que le 11e occupe Braconnes et atteint par sa droite Saint-Hilaire-sur-Suippes. La 4e armée s'étend de Suippes à Sainte-Menehould; la 3e, de Louppy-le-Château à Souilly.

 

Dès la matinée du 13, le ministre recevait une nouvelle dépêche du G. Q. G. qui rendait compte des résultats obtenus.

 

" Notre victoire s'affirme de plus en plus, disait le général en chef; partout l'ennemi est en retraite; partout les Allemands abandonnent prisonniers, blessés, matériel.

 

" Après les efforts héroïques dépensés par nos troupes dans cette lutte formidable qui a duré du 5 au 11 septembre, toutes nos armées, surexcitées par le succès, exécutent une poursuite sans exemple...

 

" Le gouvernement de la République peut être fier de l'armée qu'il a préparée. "

 

Sans doute, on ne pouvait pas rendre un trop grand hommage à l'entrain et à l'esprit de sacrifice que les troupes avaient montrés ; mais la dépêche du général en chef était de nature à laisser supposer des résultats qui n'étaient pas en rapport avec les faits. L'ennemi avait reculé sur toute la ligne, mais partout on l'avait suivi plutôt que poursuivi et les prises étaient faibles par rapport aux effectifs des combattants. Il n'y avait rien qui ressemblât à la poursuite de l'armée française d'Iéna ou de l'armée prussienne de Waterloo : l'ennemi battu restait debout, prêt à continuer la lutte avec énergie, et il fallait combattre encore plus de quatre années pour en avoir raison.

 

2° Observations critiques

 

Si la bataille de la Marne n'a pas donné tout ce qu'on pouvait en attendre en partant des situations initiales des armées en présence, elle avait cependant produit de grands résultats. Mais il faut remarquer que, si elle a obligé l'adversaire à s'éloigner de Paris en reculant sur toute la ligne ce n'est pas l'attaque débordante que la 6e armée avait en vue qui, a amené la décision, et que ce n'est que l'offensive des armées du centre qui a forcé les Allemands à céder le terrain de l'Oise à la Meuse.

Il ne pouvait en être autrement, étant donnée la manière dont les mouvements de nos armées ont été combinés.

 

La 6e armée ayant pris l'offensive le 5, alors qu'à sa droite ni les Anglais ni la 5e armée n'étaient prêts à attaquer, il était certain qu'elle allait avoir sur les bras le gros de la Ire armée allemande qui, n'étant accrochée nulle part, avait une entière liberté de mouvement pour se retourner contre elle. Mais, en se reportant à droite, ,la Ire armée allemande créait un vide entre elle et la IIe et c'est en s'y jetant que les Anglais et la 5e armée ont obtenu la décision.

 

Pour y arriver par un mouvement enveloppant de la 6e armée, il aurait fallu que l'offensive de cette armée fût retardée de vingt-quatre heures, et quelle ne signalât pas son existence et sa puissance avant que les Anglais fussent aux prises avec les troupes allemandes qui avaient passé la Marne à leur suite.

 

D'une manière générale, on peut dire que, en combinant les offensives de nombreuses forces sur un vaste théâtre d'opérations, pour concourir à une bataille d'ensemble, le secteur de l'offensive initiale et celui de l'attaque décisive doivent être distincts et que les armées doivent s'engager non pas simultanément, mais successivement, quoiqu'à de courts intervalles. Si on veut envelopper une aile, il faut commencer par une attaque centrale; si on veut enfoncer le centre, il faut d'abord menacer une ou deux ailes. Autrement dit, pour obtenir la décision sur un point, il faut accrocher l'ennemi sur les autres. Cette manière de procéder n'est pas particulière à notre époque : c'est notamment ce qu'a fait Napoléon à Austerlitz, qu'on peut considérer comme le chef-d'œuvre des batailles. On sait, en effet, que, pendant la première partie de l'action, Davout à droite, Lannes et Murat à gauche, ont lutté avec acharnement contre les forces qu'ils avaient devant eux et que ce n'est qu'après avoir attiré de nombreuses forces ennemies aux extrémités que Napoléon prononça son attaque centrale avec Soult et Bernadotte, qui pouvaient être soutenus par la garde; mais cette dernière n'eut pas besoin d'intervenir pour obtenir la victoire.

 

C'est ce qui, en réalité, a eu, lieu en grand à la bataille de la Marne, mais le résultat aurait pu être plus complet si le développement logique de la bataille eût été prévu.

 

Au contraire, on se proposait plutôt d'obtenir la décision par l'enveloppement de l'aile droite allemande

 

l'ordre de Joffre l'indique d'une manière formelle. Mais alors, comme nous le disions plus haut, il aurait fallu retarder l'engagement de la 6e armée. On a pu reprocher au général Galliéni, d'avoir fait une attaque, prématurée; mais il faut remarquer qu'il y était conduit par l'ordre du général en chef, où il était dit que la 6e armée devait être prête, le 5 au soir, à franchir l'Ourcq entre Lizy-sur-Ourcq et May-en-Multien, et pour cela il fallait qu'elle se mît en marche vers l'Ourcq dès le 5.

 

Cependant, comme le général en chef n'avait pris ses dispositions qu'en cédant aux instances du général Galliéni, et que ce dernier devait se rendre compte, mieux que personne, des conditions de réussite de son offensive, comme d'ailleurs il savait que les Anglais - qui, les jours précédents, étaient dans de tout autres idées, - n'étaient pas prêts à passer rapidement à l'attaque il nous semble qu'il lui appartenait d'appeler l'attention du général en chef sur la nécessité retarder au moins jusqu'au 6 au matin tout mouvement susceptible d'attirer l'attention sur la rive droite de l'Ourcq. La 6e armée n'aurait donc dû, dans la journée du 5, que renforcer ses troupes de première ligne par petits paquets. Ç'eût été d'autant plus conforme aux circonstances que les troupes du général Maunoury étaient fatiguées par plusieurs jours de combats en retraite et que celles du 4e corps qui devaient les renforcer avaient aussi grand besoin de quelque repos avant de s'engager à fond dans une lutte qui devait être longue et opiniâtre.

 

Nous estimons donc que, s'il y eut une faute commise, elle est imputable au général Galliéni aussi bien qu'au général Joffre, et qu'elle a eu pour cause un violent désir de profiter d'un mouvement imprudent de l'ennemi, sans qu'on ait suffisamment approfondi les conditions à réaliser pour en tirer tout le parti possible.

 

Nous reconnaissons, d'ailleurs, que l'on peut faire valoir en faveur du général Galliéni des circonstances atténuantes : s'il voulait intervenir au plus vite, c'est qu'il se disait qu'en menaçant la droite de la Ire armée allemande, il dégagerait la 5e armée française qui, les jours précédents, avait été fortement pressée, et qu'en même temps, il arrêterait la retraite des Anglais. Cette considération n'était assurément pas sans valeur, mais il aurait fallu prévoir les conséquences d'une attaque immédiate, qui, en réalité, présentait à la fois des avantages et des inconvénients. Pour tout concilier, nous croyons que le mieux eût été de porter le 5 sur Lagny et Claye la 45e division avec la cavalerie Cornulier-Lucinière, de manière à étayer la gauche des Anglais et attirer de ce côté l'attention des Allemands. En même temps, la 8e division pouvait se reposer à Asnières, et se porter le 6 après-midi sur Gonesse et Écouen, pour continuer le jour suivant sur Nanteuille-Haudouin. Mais ce qui, importait, c'était de ne rien faire. le 5 qui pût amener von Kluck à profiter de la nuit suivante pour ramener une partie de ses forces sur l'Ourcq et, par conséquent, il fallait ne mettre la 6e armée en mouvement que le 6 au matin.

 

C'était la condition essentielle à réaliser pour que cette armée ne trouvât devant elle que des forces insuffisantes pour arrêter son mouvement vers l'Est; d'autre part, l'intervention des Anglais et de la 5e armée, le 6, n'aurait pas laissé au gros de von Kluck la liberté de mouvement nécessaire pour renforcer sa droite en temps utile; par suite, on pouvait obtenir l'enveloppement de la droite allemande en la coupant non seulement de l'Oise mais du cours inférieur de l'Aisne. Dans les conditions où la lutte s'est engagée, on ne pouvait arriver à la décision que par une rupture entre von Kluck et Bülow, l'offensive de la 6e armée se transformant forcément en combat d'usure. C'est ce qui a eu lieu et le résultat auquel conduisait cette manœuvre eût été au moins aussi décisif que l'enveloppement de l'aile droite, si on avait eu le moyen de pousser cette manœuvre à fond, car la Ire armée allemande eût été isolée des autres, refoulée sur. l'Oise et la Somme.

 

C'est une situation que j'avais envisagée longtemps avant les événements dans mes études sur la stratégie napoléonienne (Voir "Maximes de Napoléon" (nouvelle édition 1897, page 282, alinéa reproduit à la page 136 de l'ouvrage que M. de Bourcet m'a consacré).); en y revenant dans "La guerre éventuelle" (1913), je disais, en résumant les conditions que j'avais présentées dix-sept ans plus tôt

" On peut imaginer que deux armées, cherchant à se déborder mutuellement, soient amenées à prolonger les deux ailes opposées et que, comme conséquence d'un pareil mouvement, il se produise un vide entre l'aile qui manœuvre et la fraction engagée au centre dans un combat d'usure. Si l'adversaire s'en aperçoit et qu'il dispose de fortes réserves vis-à-vis de ce vide, il pourra s'y précipiter, obtenir une rupture complète entre les deux fractions de l'armée ennemie et se rabattre ensuite sur l'aile isolée, comme Napoléon à Austerlitz, "

 

C'est ce qui aurait pu arriver à la bataille de la Marne si dès le 7 septembre, on avait disposé de forces considérables pour les jeter rapidement dans le vide qui allait se produire. Mais, dans les conditions où la bataille s'est engagée, on n'avait le moyen de déborder l'armée allemande ni par la gauche, ni par la droite.

 

L'offensive de la 6e armée ayant commencé le 5 septembre, alors que la pression des Anglais et de la 5e armée commencé à se faire sentir sérieusement que le 7, la Ire armée allemande avait tout le temps nécessaire pour se dérober devant eux et s'opposer presque tout entière au général Maunoury.

 

La 6e armée, en lui tenant tête, remplissait tout son rôle : on ne pouvait attendre d'elle rien de plus. Le projet d'envelopper la Ire armée allemande par l'Ouest était une chimère (Pour qu'il en fût autrement, il aurait fallu disposer, dès le 6, à Nanteuil-le-Haudouin, de 50.000 hommes de plus. Où les aurait-on pris, après avoir déjà prélevé les corps 15 et 21 sur les armées de Lorraine ? Pour faire davantage, il aurait fallu consentir à l'abandon de Nancy.). On n'avait pas le moyen non plus, de l'envelopper du côté opposé et, à aucun moment, la 6e armée et l'armée britannique n'ont eu en face de von Kluck une position, qui ressemblât à une tenaille.

 

Mais, pendant que l'armée britannique suivait la Ire armée allemande avec la gauche de la 5e armée, on pouvait s'efforcer, avec la droite de cette dernière, d'envelopper la droite de la IIe armée qui restait nettement engagée au Sud de la Marne. C'était la seule manœuvre susceptible d'amener un résultat décisif. Le général en chef semble l'avoir entrevu, mais pas avec une précision suffisante : il est manifeste que, au G. Q. G. français, on n'en a pas saisi l'importance; autrement, on n'aurait pas accepté l'affaiblissement du centre de nos forces au moment où il aurait fallu le renforcer.

 

En portant le 9 septembre la 37e division de la 5e armée à la gauche de la 6e et en même temps la 42e division de la gauche à la droite de la 9e armée, on a fait exactement le contraire de ce qu'exigeaient les circonstances. On leur a imposé de grandes fatigues sans en tirer le moindre résultat : pour les porter sur des points où elles se sont trouvées inutiles, on s'est affaibli sur le point décisif. Si, le 8, on avait disposé de quelques réserves, au lieu de les éloigner du Petit-Morin, c'est sur Montmirail qu'il aurait fallu les diriger. Il convenait surtout de laisser la 42e division à la gauche de la 9e armée en lui adjoignant une division du 10e corps, de manière à y constituer, au point de soudure de cette armée et de la 5e, un solide pivot de manœuvre sur lequel les deux armées se seraient appuyées : l'une, pour reculer au besoin lentement, en, défendant le terrain pied à pied; l'autre, pour avancer en conversant vers l'Est, entre le Petit-Morin et la Marne, dans la direction de Châlons.

 

Pour bien apprécier les événements, il faut se rendre exactement compte de la situation des armées en présence le soir du 8 septembre.

 

La 6e armée, qui s'est battue toute la journée, s'est heurtée à des forces considérables : elle songe plutôt à se défendre qu'à continuer son offensive.

 

Elle est établie à hauteur de Nanteuil-le-Haudouin.

 

L'armée britannique est encore sur le Petit-Morin, mais elle est prête à se porter sur la Marne le lendemain de bonne heure.

 

La 5e armée est sur le Petit-Morin, sa gauche formée du 18e corps et de la cavalerie Conneau au Nord de ce cours d'eau, tandis que le gros borde la rive Sud.

 

La 9e armée est au Sud des marais de Saint-Gond, ayant la 42e division à gauche, vis-à-vis de Saint-Prix, le 9e corps de Mondement au Nord du Mont-Aout, ayant dû refuser sa droite en deçà de Fère-Champenoise que le 11e corps a abandonné pour se retirer sur la Maurienne. Cependant, le général Foch résiste avec une ténacité indomptable.

 

A la droite, les 4e et 3e armées ont contenu les forces qu'elles ont devant elles, sans faire de progrès sensibles; avec le groupe des divisions de réserve, elles s'étendent jusqu'à la Meuse en avant de Saint-Mihiel.

 

Partant de cette situation, on pouvait, pour la journée du 9 septembre, prendre les dispositions suivantes :

 

Comme on sait que l'ennemi est en force vis-à-vis de la gauche de la 6e armée, on devra renoncer à l'idée de l'envelopper par l'Ouest. On se contentera d'essayer de le pousser vers le Nord, pour lui en enlever la liberté de ses mouvements. On n'a d'ailleurs pas à craindre qu'il reprenne l'offensive sur Paris, car les Anglais vont passer la Marne et se porter sur l'Ourcq en menaçant la gauche de la Ire armée allemande. Au surplus, les divisions territoriales du général d'Amade sont sur la Basse-Seine, à peu près remises sur pied, et pourraient au besoin être attirées sur Paris.

 

On sait aussi que la 9e armée a lutté péniblement dans la région des marais de Saint-Gond. On lui demandera de continuer en s'engageant défensivement ou offensivement, suivant l'attitude de l'ennemi.

 

Le rôle principal pour la journée du 9 reviendra à la 5e armée qui aura deux buts à atteindre : par sa gauche, elle appuiera les Anglais en refoulant, les Allemands qui sont encore au Nord de Montmirail, dans les directions de Château-Thierry et de Dormans; avec sa droite, elle conversera vers l'Est, afin de prendre en flanc les corps ennemis qui sont aux prises avec la 9e armée.

 

Pour réaliser cette conception, la division de droite du 18e corps, qui est déjà au Nord du Petit-Morin, se portera dès la pointe du jour (le 9) au Nord de Montmirail avec la 4e division de cavalerie (Je choisis la 40 division parce que, depuis longtemps, elle était attachée à la 5e armée, où elle avait joué un rôle important à la bataille de Guise et pendant la retraite qui a suivi.) pour faciliter le débouché du 3e corps dès que la porte sera ouverte, ces deux divisions se porteront vers Condé-en-Brie, pendant que le gros du 18e corps et du corps Conneau marchera sur Château-Thierry suivi du groupe Valabrègue. (Si on trouvait une grande résistance au Nord de Montmirail, rien n'empêchait d'y porter une seconde division du 18e corps : l'important était d'ouvrir au plus vite au 3e corps le débouché de Montmirail. En réalité, une seule division eût été suffisante.).

 

Au 3e corps, la division de tête débouchant de Montmirail marche sur Vauchamps, pour ouvrir à son tour les passages du Petit-Morin au Ier corps. Une fois ce résultat obtenu, elle se porte sur Orbais avec la 4e division de cavalerie d'abord adjointe au 18e corps; le gros du 3e corps marchera en même temps vers le Surmelin, à gauche d'Orbais. On se gardera bien d'envoyer une division sur Paris. Le 1er corps, après avoir passé le Petit-Morin, se dirige vers l'Est, la colonne principale suivant la grand-route de Châlons par Champaubert et Étoges. Enfin, le 10e corps, laissant la 51e division pour appuyer la 42e, marchera, à la droite du Ier corps sur Bannay et Bayes.

 

A la 9e armée, on résistera d'abord aux attaques de l'ennemi, se tenant prêt à passer à l'offensive au premier signal de la retraite. On devait bien se garder d'envoyer la 42e division de la gauche à la droite, comprenant bien que le point décisif de la bataille était non pas à Fère-Champenoise mais à Champaubert et à Etoges, et que, s'il fallait encore reculer quelque peu en refusant la droite, la situation de l'ennemi engagé au Sud des marais de Saint-Gond n'en serait que plus compromise. D'ailleurs, la 42e, ayant l'appui de la 51e, aurait pu prolonger sa droite jusqu'à Mondement, qui n'aurait pas été perdu, et le 9e corps aurait été tout entier disponible pour tenir tête à l'ennemi entre Mondement et Fère-Champenoise.

 

L'exécution de ces dispositions aurait pu conduire, à occuper, le soir du 9, les positions suivantes à la 5e armée et à la 9e :

 

Le gros du corps Conneau et du 18e corps, aux environs de Château-Thierry, avec une division à Condé, pouvant même pousser jusqu'à la Marne entre Château-Thierry et Dormans, et ayant derrière eux le groupe Valabrègue à Fontenelle et à Artonges.

 

Le 3e corps entre Condé et Orbais pouvait pousser une avant-garde sur Dormans, ayant à sa droite la 4e division de cavalerie dans la direction d'Epernay. Le 1er corps aurait pu être de Montmort à Étoges, au moins à Champaubert, et le 10e entre Etoges et Villevenard.

 

A la 9e armée, la 42e division et le 9e corps tiennent les débouchés des marais de Saint-Gond, à droite de Saint-Prix jusqu'à Bannes, tandis que le 11e est établi aux environs de Fère-Champenoise qui aurait été repris, ayant la 9e division de cavalerie à Sommesous.

 

L'exécution d'une pareille opération bien préparée et vigoureusement menée aurait mis la gauche de la IIIe armée allemande dans une situation difficile.

 

Pendant que le 3e corps avec la droite du 18e poussait le VIIe corps allemand et le Xe de réserve dans la direction de Dormans et d'Épernay, le Xe corps et la Garde ne se seraient pas dégagés des marais de Saint-Gond sans faire de grosses pertes en hommes et en matériel et, en poursuivant l'attaque vers l'Est le jour suivant, la IIIe armée allemande surtout se serait trouvée dans une situation critique.

 

Partant des positions que nous supposons occupées le 9 au soir, il convenait, le 10, de marcher concentriquement sur Châlons avec les corps 11, 9 et 10 : l'un, par la route de Sommesous et Vatry; un autre, par celle de Fère-Champenoise et de Villeveneux; le troisième, par Bergères-les-Vertus et Chaintry. Pendant que les deux premiers corps poussent les corps de la IIIe armée qu'ils ont devant eux, le troisième (10e) menaçait leur retraite sur Châlons, appuyé à gauche par le 1er corps qui se portait sur la Marne au-dessous de Châlons.

 

On pouvait, dans la journée du 10, atteindre au moins la Soude de Vatry à Chaintry et on avait de grandes chances de jeter le désordre dans la IIIe armée allemande, surtout si on avait fait concourir à l'opération le 21e corps appuyant la droite du 11e avec la cavalerie du général de l'Épée (9e division). Il est vrai que, par cette disposition, en aurait affaibli la 4 e armée; mais il n'y avait aucun inconvénient à ce que celle-ci ne fît aucun progrès dans cette journée; il était avantageux, au contraire, que l'armée allemande qu'elle avait devant elle se maintînt sur la Saulx à droite de Vitry, car, le jour suivant, le gros de la 9e armée rentrant à Châlons et passant la Marne aux abords de cette ville, pouvait, après avoir bousculé la IIIe armée, tomber dans le flanc de la IVe en marchant dans la direction de Sainte-Menehould (J'indique en gros la manœuvre à exécuter. En réalité, le 11e corps seul aurait dû prendre la direction de Sainte-Menehould, et même de redresser vers le Nord avant de l'atteindre, le 9e corps se portant sur Suippes. C'est la 4e armée, venant de la Saulx, qui aurait eu Sainte-Menehould comme objectif principal de son corps de droite (le 2e).). Ainsi, la manœuvre que nous indiquons pouvait nous amener à déborder par l'Ouest successivement la gauche de la IIe armée, la IIIe et la IVe. Une fois cette dernière rejetée sur l'Argonne, la 9e armée se rabattait à gauche pour concourir par l'Est à, l'attaque de Reims que la 5e armée aurait effectuée par le Sud et par l'Ouest, la droite de la 9e descendant la Suippe couverte à droite, vers le Nord par le 21e corps. Le front des armées allemandes pouvait ainsi se trouver rompu entre Sainte-Menehould et Reims, et nous aurions sans doute capturé de nombreux prisonniers et un matériel important.'

 

Mais, pour obtenir de pareils résultats, il aurait fallu l'intervention du général en chef, seul capable de combiner les mouvements des armées d'une manière judicieuse. S'il s'était rendu compte de ce qui était possible, au lieu de rester confiné à Châtillon-sur-Seine, il aurait dû être, le soir du 7 septembre, à Romilly, se porter le lendemain à Sézanne et à Esternay, de manière à bien juger par lui-même la situation des 9e et 5e armées. Il aurait été alors amené naturellement à la solution rationnelle, toujours à la condition d'être bien pénétré de cette idée fondamentale que, à chaque moment, il y a une opération principale à laquelle toutes les autres doivent être subordonnées.

 

A défaut du général en chef, il aurait fallu au moins mettre les deux armées 5 et 9 sous les ordres d'un seul chef pour combiner leurs mouvements et surveiller de plus près l'exécution, surtout au point de soudure.

 

Il est manifeste que la rupture du centre allemand, avec rabattement à droite, était, le 8 au soir, le seul plan susceptible de produire de grands résultats.

 

En réalité, il semble qu'on ne s'en est jamais douté au G. Q. G. Autrement, on se serait au moins efforcé, pour la journée du 10, de réparer la faute qu'on avait commise en affaiblissant notre propre centre, et c'était encore possible dans une certaine mesure. Quoiqu'on ait fait peu de progrès le 9, la marche concentrique sur Châlons était toujours opportune les jours suivants, et on avait encore le moyen de malmener les corps allemands qui s'étaient maintenus au Sud de la Marne jusque sur la Somme, à condition de faire concourir à l'opération le 1er corps marchant vers la Marne à la gauche du 10e. Or, on a fait tout le contraire : non seulement le 10e corps n'était porté que tardivement vers l'Est, mais le 1er corps était dirigé du côté opposé, vers Dormans, où il n'y avait rien d'utile à faire. Avec les dispositions qui ont été prises, les trois premières armées allemandes ont bien été forcées à la retraite; mais elles ont pu l'exécuter en bon ordre, sans que leurs communications aient jamais été compromises, et on peut dire que, à partir du 10, il n'y avait plus de manœuvre susceptible de précipiter la retraite des armées allemandes sur n'importe quel point. On allait, après s'être heurté en attaquant directement sur l'Aisne dans la direction de Laon, essayer de déborder l'ennemi en remontant l'Oise par la rive droite. C'est certainement ce. qu'il y avait de mieux à faire si on prend la situation telle qu'elle était le 12; mais, pour réaliser cette conception, il fallait attendre le temps nécessaire pour opérer une nouvelle concentration à notre extrême gauche et, de leur côté, nos adversaires avaient le moyen d'agir de, même; tandis que, les 8, 9 et 10 septembre, nous étions dans des conditions des plus favorables, dont nous n'avons pas su profiter.

 

Nous croyons donc que, en combinant mieux les mouvements des armées, on aurait pu obtenir des succès plus complets que ceux qu'on a recueillis.

 

Il faut reconnaître cependant que les résultats obtenus étaient bien grands. La situation des armées en présence se trouvait complètement transformée. Au moment où l'envahisseur se croyait près du terme de ses efforts, il avait été obligé de battre en retraite et de s'éloigner de Paris qui était le but suprême de son invasion, de Paris où il se croyait capable d'entrer six semaines après l'ouverture des hostilités. Aussi peut-on dire que cette lutte mémorable comptera à travers les siècles comme un des grands événements de l'histoire du monde.

 

Ce n'était pas la première fois que notre territoire était gravement menacé par de puissants adversaires. Dès le XIIIe siècle, alors que la nationalité française n'était pas encore bien affirmée, ces mêmes Allemands unis cette fois aux Flamands avaient cherché à envahir le Nord de la France. Philippe-Auguste nous en délivra à Bouvines, à la tête de la chevalerie française puissamment aidée par les milices des communes. Au siècle suivant, c'est la guerre de Cent-Ans dont les noms de Crécy, de Poitiers, d'Azincourt, rappellent les désastres, et pendant laquelle la moitié de la France se trouve envahie, jusqu'à ce que Jeanne d'Arc, la grande Lorraine, vint nous délivrer de l'étranger.

 

Au XVIIe siècle, ce sont les Espagnols unis aux Allemands qui nous menacent encore par la Belgique, et dont Condé a raison à Rocroy et à Lens. Trente ans plus tard, c'est l'Alsace récemment rattachée à la France qui est envahie par l'électeur de Brandebourg, le père du premier roi de Prusse, et dont Turenne nous délivre.

 

Au commencement du XVIIIe siècle, c'est encore par la Belgique que la route de Paris est menacée : pendant cinq ans, le Nord de la France est occupé Villars, nous sauve à Denain.

 

Au commencement des guerres de la Révolution, la Prusse et l'Autriche coalisées nous envahissent par le Luxembourg et la Belgique : elles sont arrêtées par Dumouriez à Valmy et à Jemmapes. Deux ans plus tard, c'est Jourdan qui brise à Fleurus une nouvelle tentative d'invasion.

 

Mais toutes ces- journées glorieuses sont de beaucoup dépassées par la bataille de la Marne. Cette fois, il ne s'agit plus de protéger ou de reprendre quelque parcelle de territoire rattachée récemment à la royauté française. C'est l'existence même de la nation, vieille de quinze siècles, qui est en jeu : c'est ce qu'on a compris dans tous les rangs, et c'est pour cela que, au premier appel de leurs chefs, toutes nos armées se sont trouvées prêtes à faire un effort sublime pour refouler l'invasion.

 

Ce grand événement a transformé si complètement la situation des armées en présence qu'on a pu se demander comment, après des défaites subies sur toutes les parties de nos frontières, on a pu se ressaisir assez vite pour arrêter sur la Marne la ruée formidable qui nous menaçait. Ce résultat frappa d'étonnement le monde entier, si bien que beaucoup purent le considérer comme miraculeux. Mais on peut dire que le miracle était mérité. Il faut reconnaître, en effet, que, malgré les graves erreurs commises, depuis le commencement des hostilités, par nos chefs, dans la conduite de la guerre, l'armée française, à tous les degrés de la hiérarchie, possédait de très grandes qualités. Dans aucune armée on n'avait travaillé, autant que dans l'armée française stimulée pendant quarante ans par la perspective de la revanche. Si beaucoup de chefs étaient réfractaires aux spéculations de la stratégie, la plupart de nos officiers d'état-major avaient approfondi dans tous leurs détails les questions relatives à la préparation matérielle et à l'exécution des opérations. En autre, vivant presque exclusivement d'idées militaires, les ayant envisagées sous des aspects variés, ils étaient capables de corriger les erreurs et de s'adapter aux conditions de la guerre nouvelle, du moins pour tout ce qui est relatif aux questions de tactique. Les erreurs auxquelles conduisaient nos règlements en ce qui concerne les procédés de combat sautaient aux yeux; les chefs étaient naturellement amenés à les corriger à tous les degrés de la hiérarchie. Il n'en était pas de même des questions de stratégie, sur lesquelles on ne peut acquérir d'idées saines que par de longues réflexions. On savait dans notre armée tout ce qui s'enseigne de bon dans les écoles. Or, on peut tout y apprendre, sauf à commander les armées. Quand on a suivi un bon enseignement, on y trouve seule ment les éléments de méditations personnelles qui, seules, peuvent produire un homme de guerre supérieur; encore faut-il qu'il possède des facultés naturelles que l'étude peut développer, mais qu'elle ne donne pas. Les généraux se font battre le plus souvent non parce qu'il ne savent pas leur métier, mais parce qu'ils apprécient mal la situation des armées en présence. C'est là une vérité qui est écrite à chaque page de l'histoire militaire. Sans nous arrêter à de nombreux exemples, reportons-nous à ce qui s'est passé le 6 août 1870. Si Mac-Mahon s'est fait écraser à Froeschwiller, c'est qu'il a accepté la bataille dans des conditions impossibles. Aucun règlement, aucune instruction, aucun souvenir d'école, ne. pouvait l'en empêcher : pour échapper à la défaite, il fallait éviter la bataille et, pour cela, voir clair. Il en est de même de l'inertie de Bazaine dans la même journée : s'il n'a pas soutenu Frossard à Forbach, c'est qu'il ne jugeait pas comme lui le développement des opérations. Ce qui fait le grand homme de guerre, c'est sa tournure d'esprit et son caractère, bien plus que ses connaissances professionnelles.

 

Les causes des revers et des succès en 1914 ont été les mêmes que dans tous les temps. Les défaites essuyées partout au mois d'août ont pour cause une appréciation erronée des propriétés de notre frontière, un aveuglément persistant malgré tout sur les projets des Allemands, et surtout les idées les plus fausses sur la puissance de l'offensive. L'enseignement des écoles devait conduire à cette doctrine qui était répandue au Centre des hautes études. Il appartenait au haut commandement de s'en affranchir, et surtout de voir plus clair dans le jeu de nos adversaires C'était une question de bon sens et de pénétration où les connaissances positives n'ont rien à faire, mais qu'on ne peut aborder qu'après avoir médité les exemples du passé, en se demandant dans quelle mesure l'enseignement qui en découle est applicable aux circonstances présentés. Ce qui s'est passé prouve que l'esprit de nos chefs n'était pas ouvert à ces spéculations; mais cela note rien aux qualités secondaires qu'eux-mêmes et leurs subordonnés possédaient.

 

Par dessus tout, un moral à toute épreuve régnait du haut en bas de l'armée française, prouvant que les doctrines décevantes des pacifistes et des anarchistes n'avaient pas pénétré au cœur du pays, et ce moral était tel qu'il ne put être ébranlé par de nombreux échecs ni par une longue retraite, car chacun se disait que, malgré ces échecs, on finirait par avoir la victoire.

 

Les troupes ne se doutaient pas de la gravité des fautes commises et n'avaient rien perdu de la confiance que leurs chefs leur inspiraient. Pour utiliser ces bonnes dispositions, il fallait qu'une occasion favorable Se présentât et que notre, haut commandement sût la saisir. Il eût peut-être été possible d'arrêter l'invasion beaucoup plus vite; mais il est certain que les dispositions qui furent prises à la suite de la bataille de Charleroi ne pouvaient pas y conduire. L'idée de reprendre l'offensive sur la Somme avec une armée presque exclusivement composée de réservistes et de territoriaux était absolument déraisonnable. Mais ces troupes auraient pu au moins retarder l'invasion si, au lieu de les envoyer, les unes après les autres au contact de l'ennemi, on avait commencé par les concentrer. On s'y prit de telle sorte qu'elles furent obligées de se retirer en désordre, et que la meilleure partie d'entre elles était en assez triste état en arrivant à proximité de Paris.

 

Mais justement les progrès trop faciles des Allemands à la suite des Anglais et des troupes de la 6e armée allaient les amener à nous fournir l'occasion que recherchait notre haut commandement. Nous croyant incapables d'une résistance sérieuse, ils allaient poursuivre leur offensive avec des moyens qui, en réalité, étaient insuffisants. Renseigné par le gouverneur de Paris sur les mouvements de la Ire armée allemande, le général en chef comprit que le moment était venu de faire volte-face. L'armée était prête à répondre à son appel, et c'est ainsi qu'on fut conduit à cet événement, unique dans l'histoire militaire, d'une masse d'un million de soldats français exaltés par un ardent patriotisme et capables, à la suite d'un longue retraite, de faire demi-tour comme un seul homme et d'obtenir, contre l'armée la plus puissante de l'Europe, une victoire qui, en sauvant leur pays, assurait la liberté, du monde.

 

En appréciant les causes des résultats obtenus, on peut se demander maintenant si les Allemands pouvaient mieux faire, quelles fautes ils ont pu commettre, et dans quelle mesure elles ont concouru aux succès de l'armée française.

 

La cause principale provient de ce que, en arrivant sur la Marne, les Allemands n'avaient plus aucune supériorité numérique sur les armées françaises.

 

Ils avaient pénétré en Belgique, avec 27 corps d'armée; à la bataille de la Marne, ils n'en avaient plus que 22 (5 à la Ire armée, 4 à la IIe, 3 à la IIIe, 4 à la IVe, 6 à là Ve.)

 

Les armées de France et d'Angleterre en avaient autant en ne comptant que les corps actifs, y compris les divisions 37, 38, 42, 45 et la division marocaine donnant à peu près la valeur de deux corps d'armée. Mais il y avait de plus 12 divisions de réserve (A la 3e armée, 65, 67, 75; à la 9e, 52, 60; à la 5e, 51, 53, 69; à la 6e, 55, 56, 61, 62.) qui, sans avoir la valeur des troupes actives, étaient loin d'être négligeables. D'après le général Palat (IV, 464), il y aurait eu en présence, à la bataille de la Marne, 1.275.000 Allemands et 1.125.000 Alliés. Nous ne savons sur quoi. repose cette allégation, mais nous sommes porté à penser qu'elle est complètement inexacte : si on compte par divisions, les 22 corps allemands en fournissent 44, tandis que, du côté des Alliés, il y en avait 55, y compris les divisions de réserve.

 

Les divisions allemandes étaient sans doute plus fortes que les divisions françaises et il y avait dans chaque armée quelques brigades de landwehr, mais il faut remarquer que les corps français, en dehors des divisions actives, comprenaient quatre bataillons de réserve, donnant ensemble soixante bataillons, c'est-à-dire la valeur de cinq divisions.

 

Il est vrai que nous avions fait de graves pertes aux batailles livrées à la frontière de Belgique et pendant la retraite : le 12e corps d'armée, notamment, avait sur la Marne à peine l'effectif d'une division; mais on avait reçu de nombreux renforts tirés des dépôts. Nous croyons donc que nous avons engagé dans la bataille des forces notablement supérieures à celles des Allemands qui, en. pénétrant en France, s'étaient affaiblis de cinq corps d'armée. Or, cet affaiblissement des forces allemandes n'était pas complètement forcé. La Ire armée avait laissé deux corps de réserve (III et IX) devant Anvers : c'était inévitable. Il en était, de même du corps de la IIe qui fut laissé devant Maubeuge (VIIe R.). Mais il en était autrement des deux corps qui furent enlevés, un à la IIe armée (R. G.), l'autre à la IIIe (XIe), pour être dirigés sur la frontière orientale. Ce n'est pas que les forces allemandes laissées vis-à-vis des Russes n'eussent besoin d'être renforcées : les corps ramenés de Belgique, s'ils ne furent pas utilisés à la bataille de Tannenberg, - elle fut livrée avant leur arrivée, - furent employés fort utilement dans la période suivante. Il était donc rationnel de prélever quelques corps sur le front occidental pour les envoyer sur la frontière russe; mais on n'était pas obligé de les prendre sur l'aile droite allemande qui était destinée à jouer le rôle principal dans l'invasion de la France. Au point de vue allemand, il eût été préférable d'affaiblir l'aile gauche qui, à la suite des batailles de Sarrebourg et de Morhange, n'avait rien de grave à redouter des forces françaises qui lui étaient opposées. (C'est l'avis que Ludendorff a exprimé dans ses Souvenirs, et c'est aussi celui d'Hindenburg.) Même avec 60.000 hommes de moins, nos adversaires auraient tenu facilement la Seille et la Haute-Sarre et, quand même ils auraient dû céder un peu de terrain, ce léger inconvénient eût été largement compensé s'ils avaient obtenu un résultat décisif dans la région de Paris. Or, il est certain que, s'ils avaient eu deux corps de plus sur la Marne, il eût été bien difficile de les battre. Mais, après nous avoir battus sur toute l'étendue de la frontière, les Allemands ne doutaient plus de rien : ils croyaient que les armées françaises étaient à bout de forces et qu'il suffirait de les pousser à fond pour les achever. C'est ce qui les a amenés à penser que, même après avoir envoyé deux corps à la frontière russe, ils seraient encore en mesure d'envelopper notre gauche et de rompre en même temps notre droite dans les Vosges. C'était une grave erreur, mais c'est une faute de psychologie, conséquence assez naturelle de l'idée qu'ils se faisaient de l'état de la France. Quant au dispositif consistant à arrêter leur mouvement direct sur Paris pour marcher obliquement de l'Oise à la Marne, à aucun point de vue on ne peut le considérer comme une faute : il était rationnel, et conforme aux principes de l'art de la guerre de chercher à éloigner les armées françaises vers le Sud-Est avant d'attaquer le camp retranché de Paris. Il ne serait pas juste de soutenir que, en agissant autrement, ils avaient plus de chances de succès. Si, après le passage de l'Oise, l'armée de von Kluck avait marché droit sur Paris, elle aurait trouvé devant elle la 6e armée renforcée des divisions territoriales spécialement affectées à la défense de la capitale et, malgré l'imperfection des ouvrages de fortification, ces troupes étaient en mesure de résister au moins pendant plusieurs jours. Une attaque brusquée n'avait aucune chance de réussir. D'autre part, les Anglais et la 5e armée n'auraient eu devant eux que l'armée de von Bülow qu'ils pouvaient attaquer et rompre entre Meaux et Château-Thierry pour se retourner contre von Kluck qui aurait eu sa gauche débordée. C'est ce qu'on a essayé de faire : von Kluck a paré le coup par la retraite décidée en temps utile; mais, si la Ire armée allemande eût été franchement engagée dans la direction de Paris, elle se fût trouvée sérieusement compromise. En réalité, avec les forces dont ils disposaient, les Allemands n'avaient pas le moyen de poursuivre leur invasion et, de quelque manière qu'ils s'y fussent pris, ils devaient être battus en arrivant sur la Marne. Toutefois, leur défaite aurait pu être sensiblement atténuée si, pendant leur marche oblique, ils avaient pris de meilleures dispositions pour protéger leur flanc droit. Entre l'Oise et l'Ourcq, il existe, à hauteur de Dammartin, une position qui domine toute la région : à Dammartin même, on découvre Paris, qui en est à trente kilomètres et qui, le soir, apparaît comme une vaste illumination. Des deux côtés, on devait chercher à s'établir sur cette position (C'est là que l'on aurait dû organiser une position défensive dès les premiers jours de la mobilisation.). Or, il est certain que, si, le 3 septembre, von Kluck y avait dirigé les deux corps II et IV, ils avaient toutes chances de nous en chasser, n'ayant devant eux que quatre divisions dont une seule active (la 14e). Le jour suivant, le IVe corps pouvait continuer vers la Marne, laissant à Dammartin le IIe corps, qui y aurait été rejoint par le IVe corps de réserve. Dans ces conditions, il est probable que l'offensive de la 6e armée française aurait échoué dès le début, et qu'ensuite elle aurait été contenue par trois corps de von Kluck, pendant que les deux autres seraient restés sur la Marne en liaison avec von Bülow. On aurait eu, au lieu d'une victoire française, une bataille indécise, au moins pendant quelque temps, jusqu'à de nouvelles combinaisons qui auraient permis d'obtenir une décision d'un côté ou de l'autre.

 

Nous croyons donc que les Allemands pouvaient atténuer leur défaite et que, s'ils ont été forcés à une retraite immédiate, c'est toujours la fausse idée qu'ils se faisaient de l'état de l'armée française qui est en cause. Car, si von Kluck ne s'est pas mieux gardé contre une attaque venant de Paris, c'est qu'il ne se doutait pas qu'une armée française était capable d'en sortir si vite.

 

Il faut reconnaître que, dès que l'offensive de la 6e armée fut dessinée, il a manœuvré sans hésitation et fort habilement pour parer le coup dont il était menacé. Mais, pendant qu'il. assurait les communications de sa propre armée, il s'éloignait du gros des forces allemandes et nous donnait l'occasion de rompre leur centre. Nous n'avons pas su la saisir, et nos adversaires s'en sont tirés à bon compte; car, si le commandement suprême avait eu plus de sagacité et de bons principes de guerre, il aurait trouvé le moyen non seulement de chasser nos adversaires de la Marne mais de les empêcher de s'établir sur l'Aisne où ils devaient rester si longtemps. Et, en somme, on peut dire que, si la médiocrité de notre commandement, suprême est la principale cause de nos défaites du mois d'août, c'est elle aussi qui nous a empêchés de les réparer plus complètement en tirant tout le parti possible des avantages que nos adversaires nous ont livrés.

 

Ce qui s'est passé au mois d'août et jusqu'au milieu de septembre prouve manifestement que le général Joffre n'avait pas un sens stratégique très développé. Il semble qu'il n'ait pas distingué la stratégie proprement dite de la logistique, c'est-à-dire établir une différence entre la conception des opérations et les moyens de la réaliser. L'une est du ressort spécial du général en chef, l'autre est l'objet de l'état-major. Pour combiner les mouvements des armées d'une manière judicieuse, il faut être pénétré des principes de la stratégie, principes que les guerres du passé ont mis en évidence, et qu'il n'était pas permis de négliger, au moins tant que la guerre de mouvements était praticable. Or, il est certain que le général Joffre n'avait pas médité les enseignements de l'histoire.

 

Il ne faut pas conclure de ces observations qu'il fût dépourvu de toutes les qualités qu'exige le commandement des armées.

 

Son plan initial était foncièrement vicieux; mais, après s'être laissé entraîner dans une mauvaise voie, en cédant à de funestes influences, il a su se reprendre assez vite pour échapper aux conséquences redoutables de nos premières défaites. Après avoir reconnu la nécessité de la retraite, il a su la diriger sans défaillance au milieu des plus grandes difficultés,

 

Il a fini par comprendre que l'erreur capitale du début provenant d'une accumulation de forces exagérées dans la région des Vosges, la seule manière de la réparer était de ramener dans la région de Paris quelques corps de l'Est, le 7e corps et le 4e y ont été dirigés - tardivement, mais, en somme, assez tôt pour assurer la défense de la capitale, - en même temps que deux autres corps, le 15e et le 21e, venaient renforcer le centre de nos forces. Ce sont ces dispositions judicieuses qui nous ont permis de reprendre l'offensive dans des conditions avantageuses.

 

On peut cependant reprocher au général en chef, après avoir prescrit la volte-face générale de nos armées, de ne pas avoir suivi d'assez près l'exécution des opérations, en s'attachant surtout à assurer la bonne entente des armées voisines, dans un but bien déterminé, but variable suivant les circonstances, mais comportant à chaque instant une opération principale, vis-à-vis de laquelle tout le reste était secondaire. C'est ainsi qu'on a été amené à livrer une bataille parallèle, sans jamais chercher un événement décisif et il est certain que, en combinant mieux les mouvement des armées, on aurait pu obtenir de plus grands résultats.

 

Mais, si le général Joffre n'avait qu'une faible idée des principes de la stratégie, il possédait un grand bon sens, un sang-froid imperturbable et une grande fermeté de caractère. Il n'a jamais désespéré et on ne peut que le louer d'avoir attendu une occasion favorable pour reprendre l'offensive, comprenant bien qu'en se décidant prématurément, il risquait de tout compromettre. En somme, si par ses connaissances positives il était au-dessous de sa tâche, il a fait preuve de grandes qualités morales, et il a su faire passer sa confiance dans l'âme de ses subordonnés. La plupart d'entre eux, Galliéni, Maunoury, Foch, Franchet d'Esperey, l'ont puissamment aidé par leur activité et leur énergie, mais c'est à lui que revient l'honneur de la direction de l'ensemble. Aussi, malgré les erreurs qu'il a pu commettre, par cette seule raison qu'il était le grand chef, il restera dans l'histoire le vainqueur de la Marne.

 

ÉPILOGUE

 

La conclusion à tirer des considérations que j'ai présentées sur la conduite de la guerre pendant la première période des hostilités est que la cause principale des défaites que nous avons essuyées sur toute l'étendue de nos frontières, depuis les Vosges jusqu'à l'Escaut, au mois d'août 1914, réside dans l'absence de bons principes de guerre chez les chefs de l'armée française.

 

Et, cependant, il faut reconnaître que, à la suite de la guerre de 1870, on avait travaillé chez nous autant et peut-être même plus que dans aucune autre armée.

 

Dans ces conditions, on peut se demander comment il se fait que, nous ayons engagé les opérations avec des idées aussi fausses sur la manière de les conduire. C'est là une question qu'il importe de résoudre avec toute la netteté désirable si on veut tirer des événements auxquels nous venons d'assister un enseignement utile et éviter de retomber à l'avenir dans de semblables erreurs.

 

Pour avoir de bons principes, il importe d'abord de croire qu'il y en a et ensuite de ne pas se tromper sur la méthode à suivre pour arriver à s'en pénétrer.

 

Je remarque d'ailleurs qu'il ne s'agit ici que des parties élevées de l'art de la guerre qui ont pour objet la conduite des grandes opérations militaires dans leur ensemble et non pas dans le détail, autrement dit, de cette branche de l'art militaire que l'on appelle stratégie et dont le caractère est qu'elle repose sur des principes permanents que les progrès des armes n'ont pu modifier dans ce qu'ils ont d'essentiel.

 

La guerre n'est pas un art reposant sur des règles conventionnelles auxquelles. les chefs sont assujettis comme des joueurs d'échecs (Je reproduis ici des considérations que j'ai exposées à plu sieurs reprises pendant quarante ans, notamment dans les Maximes de Napoléon, dans la préface de "l'Invasion" (du 7 au 12 août 1870) et dans ma réplique à M. Henry Houssaye, à propos de la campagne de 1815. Puisque l'occasion s'en présente, j'en profite, pour faire remarquer que mes études sur la stratégie napoléonienne ont commencé à paraître dans le Journal des Sciences militaires à partir de 1879 et que, éditées en volumes, elles ont eu un certain succès. Il est donc inexact de prétendre que c'est le commandant Foucart qui a ouvert en 1887. la voie aux études napoléoniennes.). Son but est de conduire à la victoire, et, pour y arriver, tous les moyens sont bons. Celui qui se fait battre en appliquant les principes a tort; celui qui est victorieux en les négligeant a raison, et on ne doit pas dire nécessairement que celui qui a obtenu la victoire en s'éloignant des principes généralement reconnus a commis une faute : cela prouve seulement que les principes n'ont pas toute la valeur qu'on voudrait parfois leur attribuer. Il importe donc, tant pour conduire les opérations militaires que pour les juger, de bien apprécier l'importance exacte des principes et la part qui leur revient dans la conception et l'exécution des mouvements des armées. En les appliquant, toutes choses égales, d'ailleurs, on augmente les chances de vaincre; en les violant, on diminue ces chances, mais on ne les annule pas, parce que la victoire tient encore à d'autres causes.

 

L'observation des principes en est une; les forces morales en sont d'autres.

 

Si Napoléon a compris mieux que personne l'importance des forces morales, il est certain que plus qu'aucun autre également il avait des principes de stratégie positive. On peut même dire que ce qui le distingue de presque tous ses contemporains, c'est qu'il avait des idées très précises sur la manière de conduire une campagne.

 

Nombre d'autres généraux de son temps, en France et en Europe, ont montré de l'habileté dans des circonstances particulières; mais ils n'avaient pas de principes généraux. Un seul fait exception : l'archiduc Charles. Il avait les mêmes principes que Napoléon, mais pas le même génie pour les appliquer. Sa campagne de 1796 en Allemagne est certainement fort belle; mais il a montré en 1809 qu'il ne suffit pas d'avoir des principes bien arrêtés pour en faire toujours une application judicieuse.

 

Malgré sa supériorité numérique, il a été complètement battu en quelques jours, et on comprend que Napoléon ait pu dire qu'il n'avait lui-même jamais rien fait de plus remarquable que, dans cette campagne. Sans doute, 1806 est un modèle plus perfectionné : c'est la campagne académique par excellence. Mais c'est aussi la plus facile. En 1809, au contraire, il avait devant lui une armée supérieure en nombre et, pour la commander, un général qui pouvait être regardé comme le meilleur général de l'Europe après lui, car Wellington n'avait pas encore fait ses preuves en Espagne.

 

Pendant toute sa carrière, Napoléon s'est toujours. laissé diriger par les mêmes idées.

 

En 1813, il voudrait renouveler sur une plus grande échelle les prodiges de 1796; en 1814, c'est par les mêmes. moyens qu'il obtient, avant de succomber, les merveilleux succès de Montmirail et de Montereau, et il est digne de remarque que son dernier plan n'est que la reproduction du premier : en 1815, il voulait opérer contre les Prussiens et les Anglais comme il avait fait contre les Autrichiens et les Piémontais au début de la campagne de 1796.

 

Sans doute, il s'en faut que ses projets soient tous établis sur le même moule : ses solutions varient avec les données des problèmes qu'il a à résoudre, mais elles reposent toutes sur les mêmes principes, qui sont pour lui les théorèmes de la stratégie.

 

Il est donc certain que, il y a cent ans, la conduite des grandes opérations devait être soumise à certaines règles, et ce qui s'est passé en 1914 suffit à prouver qu'il en était encore de même à notre époque.

 

Or, on rencontrait avant la grande guerre, et on rencontre dans les sphères les plus élevées de l'armée française, des militaires qui soutiennent que la stratégie n'a pas d'objet, que la combinaison des mouvements des armées n'a qu'une importance secondaire, et que tout dépend de l'exécution.

 

D'autres, tout en reconnaissant que la stratégie a encore un rôle dans la guerre contemporaine et qu'elle repose sur certains principes, diffèrent au sujet de la méthode à suivre pour en apprécier la vraie valeur : les uns estiment qu'on peut y arriver par la méthode rationnelle; les autres, que la méthode historique seule peut y conduire. La seconde est la seule que Napoléon recommande, et c'est aussi l'avis de tous les hommes de guerre de son époque qui ont écrit sur l'art de la guerre après avoir participé eux-mêmes à de grandes opérations. Cette considération peut suffire à elle seule à la faire adopter, et c'est celle que nous avons toujours suivie dans les nombreuses études que nous avons publiées depuis quarante ans.

 

Il s'agit, en somme, de mettre en relief les principes relatifs à la conduite des armées. L'ensemble de ces principes constitue ce qu'on peut appeler la théorie de la guerre, dont l'objet est de faire ressortir les conditions que l'on doit s'efforcer de réaliser pour arriver à la victoire.

 

Dans toutes les branches de l'activité humaine, la théorie a pour objet de mettre en relief les lois qui régissent les propriétés des éléments considérés soit isolément, soit dans leurs rapports mutuels.

 

Lorsqu'il s'agit d'une science exacte, qui repose sur des principes d'une valeur absolue, les applications qu'on en fait doivent s'appuyer absolument sur ces principes, et il suffit de les violer pour produire une œuvre défectueuse; mais il m'en est pas de même des œuvres d'art, dont beaucoup de principes acceptés n'ont qu'une valeur relative au conventionnelle.

 

Or, la conduite des opérations militaires tient au moins autant de l'art que des connaissances positives.

 

C'est pour cela que les chefs d'armée, sans perdre de vue les principes de la stratégie positive, doivent en même temps, pour arrêter leurs dispositions, prendre en considération des données d'un autre ordre et spécialement des forces morales.

 

Il en est forcément de même de ceux qui se proposent de faire la critique, des opérations. Les uns comme les autres doivent bien se pénétrer de cette idée, sur laquelle on ne saurait trop insister, que les principes ne sont pas absolus et que leur application doit dépendre surtout des circonstances.

 

On peut dire que, en matière militaire, la théorie et la critique ont l'une sur l'autre une influence mutuelle, et qu'il ne faut pas les confondre. Non seulement pour juger une opération militaire il ne suffit pas de s'appuyer exclusivement sur les principes, mais on peut dire au contraire que la critique est antérieure à la théorie et que c'est elle qui lui sert de base, en faisant connaître les lois de la guerre dont la théorie est l'expression; que, par conséquent, non seulement la théorie n'est pas le seul guide de la critique, mais qu'au contraire celle-ci, lorsqu'elle est complète, a pour conséquence de faire l'épreuve de celle-là en confirmant ou modifiant les principes généralement reconnus et qui, tout en restant vrais dans leurs grandes lignes, peuvent varier dans le détail de leur application suivant les époques et les circonstances. De sorte que théorie et critique doivent reposer sur une base commune : l'étude des événements de l'histoire militaire.

 

De ces considérations découle la marche qui selon nous, doit être suivie dans l'étude critique des opérations militaires.

 

Une fois convaincu que la méthode historique est la seule bonne à suivre pour arriver à la connaissance des principes et en apprécier la vraie valeur, il importe de bien se pénétrer des conditions à réaliser pour en tirer un véritable enseignement, et c'est justement sur ce point que nous voulons insister; car nous prétendons que, si en 1914 nous sommes entrés en guerre avec de fausses doctrines, cela tient à ce que les études ont été mal dirigées pendant les trente ans qui ont précédé, et que l'orientation défectueuse qu'on leur a donnée a pour cause une mauvaise critique des événements de l'histoire militaire et spécialement de ceux de la guerre de 1870.

 

Avant tout, il est évident que l'étude critique des opérations doit reposer sur la connaissance - exacte des faits. Pour y arriver, on ne saurait s'entourer de trop de documents; mais, en les consultant, il s'agit de bien s'entendre sur les conditions auxquelles ils doivent satisfaire, pour servir de base aux jugements que l'on se propose de porter.

 

Il faut d'abord que ces documents soient authentiques et véridiques; en suite, si on les met sous les yeux du lecteur, il est nécessaire de les reproduire, sinon intégralement, du moins exactement. Je veux dire : en évitant d'en changer le sens.

 

Or, il faut se méfier du " coup de pouce " de l'historien comme de celui du physicien : l'un s'y laisse aller pour soutenir une thèse politique ou sociale, comme l'autre pour mettre en évidence une loi supposée de la nature

 

En outre, il convient de ne pas accorder indifféremment à tous les documents une égale importance; car, à côté de relations qui touchent aux points capitaux, il en est d'autres qui ne se rapportent qu'aux menus faits, peut-être intéressants pour ceux qui cherchent dans l'histoire un roman, mais que peut négliger celui qui n'a en vue que la liaison des causes et des effets. Enfin, en consultant les documents, il faut savoir les interpréter, c'est-à-dire bien saisir la pensée de leurs auteurs, ce qui n'est pas toujours très facile quand il s'agit de questions exigeant des connaissances spéciales et l'emploi d'expressions techniques dont le sens n'est pas toujours très clair pour ceux qui n'en ont pas fait une étude particulière. C'est justement le cas des études militaires. Or. il est certain que ces conditions sont rarement remplies.

 

Les écrivains qui cherchent à établir leurs doctrines d'après la méthode rationnelle ne négligent pas complètement les faits historiques. Mais ils sont souvent conduits à des critiques fausses parce qu'il n'ont aucun souci de l'exactitude.

 

C'était notamment le cas du général Lewal, dont les études qui ont suivi là guerre de 1870 ont eu une grande influence sur la réforme de l'armée française. Pour lui, l'histoire militaire est souvent un roman, et il soutient que le romantisme a vicié la stratégie. C'est une, appréciation que bien des écrivains militaires ne méritent pas, mais qui s'applique parfaitement à ses propres écrits, car on peut dire que, quand il aborde les questions historiques, il les traite avec une désinvolture qui est à la hauteur du dédain qu'elles lui inspirent. Pour appuyer cette assertion, nous pourrions puiser presque au hasard dans ses écrits; nous nous contenterons de rappeler le résumé succinct de la campagne d'automne de 1813 qu'il a présenté dans une de ses études (Stratégie de combat, J. S. M., mai 1896, p. 176)

 

D'abord, en attribuant 370.000 hommes aux Alliés et 255.000 à Napoléon, il admet des chiffres absolument inexacts : les Alliés avaient près de 500.000 hommes et Napoléon près de 400.000. En outre, son exposé de la bataille de Dresde ne ressemble que de loin à ce qui s'est passé : c'est le 27 août et non pas le 26 que Napoléon attaque par les deux ailes; Ney n'avait pas avec lui Kellerman, qui n'était pas sur le champ de bataille; le 27, Marmont et Saint-Cyr n'occupaient pas les redoutes du camp retranché; le 26, ce dernier seul s'en était appuyé en attendant l'arrivée de Napoléon, pendant que Marmont était encore en marche. Un peu plus loin, on trouve le passage suivant :

 

" Le 15 octobre, Napoléon quitte enfin Dresde et accourt à Leipzig où toute son armée se réunissait. "

 

Il fallait, en effet, marcher bon train, après être parti le 15 de Dresde, pour arriver le 14 à Leipzig, où Napoléon s'est en réalité trouvé à cette date.

 

Le général Lewal ignorait donc tout ce qui s'est passé pendant les huit jours précédents; autrement, il saurait que Napoléon a quitté Dresde le 7 pour rallier, avec 80.000 hommes, Ney et Marmont qui en avaient déjà 60.000; qu'avec eux il a descendu la Mulde jusqu'à Duben où il est arrivé le 10; qu'il y est resté jusqu'au 14 au matin et s'est dirigé ensuite vers Leipzig où il est arrivé vers midi pendant que la cavalerie de Murat était aux prises avec l'armée de Bohème.

 

Or, il ne s'agit pas ici d'une erreur insignifiante, car c'est pendant ces journées que le sort de l'armée française s'est décidé. Il est inconcevable que, en exposant même sommairement les événements de cette campagne, on ait pu se tromper d'une manière aussi complète au sujet de mouvements d'une importance capitale.

 

Le général Lewal n'est pas plus exact au sujet de la bataille même de Leipzig. Et c'est après avoir commis de pareilles erreurs que l'auteur traite ses contradicteurs de médiocres et de superficiels ! Nous demanderons, de notre côté, quel crédit on doit accorder à des doctrines qui reposent sur tant d'inexactitudes, car on peut remarquer qu'il en est de même des aperçus qu'il a présentés sur la guerre de 1870. Aussi peut-on dire que la critique stratégique n'existe pas dans ses écrits et que, au point de vue de la stratégie, il n'y a aucun enseignement à en tirer, par ce seul fait que les événements sur lesquels il s'appuie sont complètement dénaturés. (Dix ans après la guerre de 1870, a paru en France un ouvrage qui fait un contraste complet avec les idées du général Lewal. C'est les Principes de stratégie, du général Berthaut. L'étude de l'histoire en est la base, et le livre est aussi remarquable par l'exactitude que par la sagacité des jugements. C'est sur lui qu'aurait dû s'appuyer l'enseignement de la stratégie dans les écoles militaires. Mais le général Berthaut est mort prématurément, peu de temps après la publication de son ouvrage, et son œuvre a été délaissée. Elle a autant de valeur aujourd'hui qu'il y a quarante ans.).

 

Il est bien évident que l'exactitude est la première condition d'une bonne critique, mais ce n'est pas la seule. On devra, de plus, s'efforcer de présenter une vue claire de la succession des événements en faisant voir comment ils s'enchaînent et expliquer les résultats en les rattachant à leurs causes, et, s'il s'agit d'une défaite, on devra examiner si l'on pouvait mieux faire pour l'éviter, étant données les circonstances dans lesquelles on se trouvait. Le critique doit donc s'efforcer de tirer de l'étude des faits, la mise en évidence des conditions de la lutte, et ce n'est qu'après avoir rempli cette tâche qu'il pourra faire intervenir les principes en cherchant dans quelle mesure ils se sont trouvés en jeu dans la conduite des opérations militaires.

 

Mais, après qu'on aura satisfait aux conditions d'exactitude et de compétence indispensables pour apprécier les opérations en elles-mêmes, on n'aura pas encore tout fait : il restera à établir les responsabilités, et, pour y réussir, il faudra faire preuve d'autant d'impartialité que de pénétration.

 

Pour rendre un général responsable d'une opération malheureuse, il ne suffit pas de montrer que, en agissant autrement, il aurait empêché la défaite; il faut prouver de plus qu'il le devait en raison de ce qu'il savait de l'ensemble de la situation et des instructions qu'il avait reçues.

 

Ainsi, nombre d'écrivains de la campagne de 1813 rendent Gouvion-Saint-Cyr responsable du désastre de Kulm, ce qui, à notre avis, est souverainement injuste. Sans doute, Saint-Cyr aurait empêché le désastre de Vandamme en marchant vers lui, et il le pouvait; mais rien ne devait le conduire à exécuter un pareil mouvement, parce que les instructions de Napoléon le portaient du côté opposé, et que, de plus, loin de lui laisser entendre que Vandamme pouvait être en danger, elles le dépeignaient comme ayant jeté l'épouvante dans l'armée russe. Saint-Cyr ne doit donc pas supporter la responsabilité du désastre qui doit retomber tout entière sur Napoléon

 

Il en est de même de Grouchy en 1815. En marchant, le matin, vers le champ de bataille du 18 juin, le commandant de l'aile droite aurait sans doute donné la victoire à l'armée française; mais rien dans les instructions qu'il avait reçues ne devait le conduire à un pareil mouvement, et c'était aussi l'avis de Napoléon qui, même à 10 heures du matin, lui faisait dire de marcher sur Wavre, quoique sachant qu'il s'y trouvait des Prussiens.

 

Il faut donc une attention soutenue pour démêler la part de responsabilité de chacun et l'établir d'une. manière aussi judicieuse, qu'équitable.

 

Nous ajouterons, encore que, pour y arriver, il importe d'avoir l'esprit libre et affranchi d'idées préconçues. Or, il arrive souvent que les historiens, avant d'étudier les faits, savent où ils veulent aboutir : il s'agit pour eux de soutenir une thèse sans s'être assuré qu'elle repose sur des prémisses solides. C'est ce qui a lieu, par exemple, dans les derniers volumes de l'Histoire du Consulat et l'Empire, de Thiers, parce que, subjugué par le sentiment d'admiration que lui ont causé les premières campagnes de Napoléon, il ne veut pas admettre que son génie ait pu avoir des défaillances dans les dernières. M. Houssaye, dans son histoire de 1815, s'est en partie affranchi des préjugés qui aveuglaient Thiers, mais incomplètement : il tient, comme lui, à trouver les principales causes du désastre de l'armée française dans les fautes des lieutenants de Napoléon. Nous croyons, au contraire, que, en étudiant la campagne de 1815 sans parti pris, on est conduit à conclure que c'est bien à Napoléon lui-même qu'il faut attribuer les principales fautes qui ont rendu la victoire de Ligny incomplète et qui ont conduit l'armée française à Waterloo (C'est ce que j'ai essayé de mettre en évidence dans mon ouvrage intitulé : La Critique de la Campagne de 1815. (Librairie Chapelot, 1904)). Pour l'enseignement de l'art de la guerre en France pendant le XIXe siècle, il eût été préférable de reconnaître les erreurs de Napoléon plutôt que de ne vouloir trouver la cause de sa chute que dans la trahison ou l'ineptie de ses subordonnés.

 

Il résulte de toutes ces observations que l'application de la théorie de la guerre à la critique historique présente des difficultés réelles, parce qu'elle exige, comme la direction des opérations, quoiqu'à un moindre degré, un véritable sens stratégique et, en même temps, un esprit libre de toute idée préconçue, sans quoi l'impartialité n'est pas possible.

 

Si on veut se rendre compte de ces difficultés, on peut se reporter aux œuvres des deux principaux écrivains militaires du siècle dernier : Jomini et Clausewitz. On peut dire du premier que c'est un critique à peu près parfait, tandis que le second est surtout un théoricien. Sans doute, Jomini a aussi sa théorie de la guerre; mais elle repose avant tout sur l'étude des guerres de Frédéric et de Napoléon, et, dans l'application qu'il en a faite à la critique des opérations, il a montré un sens stratégique à peu près infaillible.

 

Ce n'est pas lui, assurément, qui aurait soutenu que, en 1800, Napoléon, après avoir traversé le Saint-Bernard, aurait dû marcher sur Turin et non pas sur Milan, au risque de voir Mélas s'échapper, et le corps qui arrivait d'Allemagne par le Saint-Gothard, détruit. Napoléon avait d'ailleurs répondu d'avance avec, autant de force que de précision dans ses Commentaires (tome-IV, chapitre de Marengo) aux critiques qui lui ont été faites à ce sujet.

 

Ce n'est pas lui non plus qui aurait prétendu que en 1809, après la bataille d'Eckmühl, Napoléon aurait dû suivre l'armée autrichienne en Bohême au lieu de marcher sur Vienne par la rive droite du Danube. C'eût été le meilleur moyen de compromettre les résultats de la victoire qu'il venait d'obtenir, en permettant à l'archiduc Charles de revenir sur la rive droite et de se réunir à son frère, l'archiduc Jean dont la jonction était d'autant plus facile et plus dangereuse que ce dernier ne s'était mis en retraite qu'après avoir battu le prince Eugène à Sacile, et que le Tyrol était en pleine insurrection. Napoléon n'était pas capable de commettre une pareille faute. Jomini l'a bien compris et, après lui, Thiers, qui a exposé ces opérations avec une clarté lumineuse (Le général Donop, dans l'exposé qu'il a donné de la campagne de 1809 à la suite d'un voyage d'études fait avec le duc d'Orléans, a jugé sainement le mouvement de Napoléon comme Jomini et Thiers.). En soutenant le contraire, on ne prouve pas, tant s'en faut, que Napoléon a violé ses propres principes : on montre seulement qu'on n'y a rien compris. (Journal des sciences militaires, janvier 1908.)

 

Il en est presque partout de même et on aurait bien surpris Napoléon si on lui avait dit que, cent, ans plus tard, il se formerait en France une école où on enseignerait que les écrits de Jomini étaient de nature à fausser les idées sur l'art de la guerre et qu'il était dangereux de les lire, car ses ouvrages ne sont au fond que l'expression fidèle de la stratégie pratiquée par Napoléon dans ses campagnes et exposée dans ses Commentaires.

 

Il en est tout autrement de Clausewitz.

 

En mettant surtout en relief les forces morales, que Jomini n'a pas négligées, à beaucoup près, il a complètement méconnu la partie positive de la stratégie napoléonienne. Aussi trouve-t-on dans ses critiques bien des jugements qui souvent sont au moins contestables, quand ils ne sont pas visiblement erronés.

 

En traitant notamment de la campagne de 1796, qu'il a spécialement étudiée, Clausewitz soutient que, malgré le résultat brillant des opérations qui ont conduit à Castiglione, il eût été préférable de ne pas lever le siège de Mantoue et d'attendre les Autrichiens en se couvrant d'une ligne de circonvallation. Il se trompe d'ailleurs en affirmant que Bonaparte n'a envisagé cette solution ni dans ses Mémoires, ni dans les documents de l'époque.

 

Il l'a repoussée, au contraire, de la manière la plus formelle. Il a dit, à Sainte-Hélène : " Napoléon qui leva le blocus et abandonna son équipage de siège eût également abandonné les lignes de circonvallation " (si elles avaient existé).

 

Au sujet de la campagne de 1806, ce n'est pas Clausewitz assurément qui aurait deviné, comme Jomini, le plan de campagne de Napoléon; car, trente ans plus tard, il ne l'avait pas encore bien compris. Il nous semble, au contraire, que les observations qu'il présente sur la marche à suivre, après les combats de Montmirail et de Vauchamps en 1814, sont très judicieuses, Clausewitz prétend que, au lieu de se rabattre de suite sur l'armée de Bohème, Napoléon aurait mieux fait de poursuivre l'armée de Silésie : il est probable, en effet, que les succès auxquels il eût été conduit en prenant ce parti auraient été plus complets et plus durables que ceux qu'il a obtenus. Napoléon a commis une erreur du même genre en 1815, et si le lendemain de Ligny, au lieu de se rabattre sur les Anglais, il eût poursuivi les Prussiens, il aurait sans doute complété sa victoire et évité le désastre de Waterloo.

 

Dans l'un et l'autre cas, la faute de Napoléon provient de ce qu'il se méprenait sur l'état moral de son adversaire : il le croyait incapable de reparaître avant plusieurs jours, tandis que Blücher, après sa défaite, ne songeait qu'à en rappeler au plus vite.

 

Ces observations montrent comment, dans la critique comme dans la direction des opérations, il y a lieu de faire intervenir à la fois les principes positifs et les forces morales.

 

On voit, par les exemples que je viens de rappeler et les commentaires qu'ils m'ont suggérés, que les conditions d'exactitude, de compétence et d'impartialité qu'exige la critique historique sont rarement satisfaites. Ces exemples sont tirés des guerres napoléoniennes. On est conduit aux mêmes conclusions si on porte l'attention sur les études dont la guerre franco-allemande de 1870 a été l'objet en France. Nous ne nous arrêterons pas de nouveau sur les études du général Lewal, qui, sous le rapport historique, ne sont qu'une suite d'erreurs de toute nature.

 

Mais, si on veut se rendre compte de l'orientation des idées qui avaient cours en France il y a une vingtaine d'années, on ne peut négliger le grand ouvrage, qui a été rédigé à la Section historique de l'état-major général, d'après les documents officiels. Au point de vue de l'exactitude, on peut dire, d'une manière générale, que l'on peut se reporter à cet ouvrage avec confiance. Mais il n'en est pas de même des appréciations dont, au contraire, il faut presque toujours se méfier. La critique porte le plus souvent sur de menus faits, et fait ressortir l'application du service en campagne, notamment en ce qui concerne les reconnaissances, le placement des avant-postes, ou sur les détails de la tactique élémentaire. Si on y aborde parfois le côté stratégique des opérations, c'est pour y présenter des jugements toujours au moins contestables. Quant à la vraie critique, susceptible de rattacher les effets aux causes, de faire. ressortir les propriétés du théâtre des opérations et les moyens de s'en servir, c'est à peine si on en trouve trace.

 

Par exemple, on n'y examine d'aucune manière comment l'armée française aurait pu se grouper à proximité de la frontière pour être en mesure soit d'attaquer, soit de se défendre; au sujet des premières hostilités, on ne montre pas comment on aurait pu profiter de l'isolement de la IIIe armée allemande pour la combattre avec avantage.

 

Envisageant la situation à la suite du combat de Wissembourg, on trouve que l'armée française n'avait rien de mieux à faire que d'exécuter une retraite excentrique conduisant une partie de l'armée sur la Zorn, tandis que le reste se tenait en avant de Metz, livrant ainsi aux Allemands tous les passages des Vosges au Nord de Phalsbourg, leur permettant de réunir toutes leurs forces sur notre territoire, et de séparer complètement les nôtres en deux masses qu'elles pouvaient accabler successivement.

 

Au sujet des batailles, on approuve l'attitude du maréchal de Mac-Mahon s'engageant à fond à Woerth contre des forces doubles des siennes, sous le prétexte que c'est ce qu'a fait Napoléon à Waterloo, comme si, au contraire, le souvenir de cette catastrophe n'était pas suffisant pour montrer, qu'il fallait agir d'une manière opposée.

 

Pour la période suivante, nous aurions à relever mainte solution du même ouvrage absolument contraire à tous les principes.

 

En les présentant, les écrivains de la Section historique reproduisent souvent les appréciations que le capitaine Gilbert a formulées dans ses Essais de critique militaire. Nous avons déjà essayé de réfuter les idées que cet auteur a exposées au sujet des lignes intérieures (Guerre éventuelle, p. 153) : il prétend que leur emploi ne présente, aucun avantage, sous prétexte que, pour en exploiter les propriétés, il faut le génie et la hardiesse de Bonaparte; il ajoute que, d'ailleurs, à notre époque, ces propriétés deviennent illusoires avec les masses qui, de part et d'autre, garnissent tout le front stratégique enveloppant et enveloppé.

 

Nous croyons que les deux arguments sont aussi mauvais l'un que, l'autre. Le premier est véritablement surprenant de la part d'un écrivain qui est censé avoir étudié l'histoire militaire, car on peut remarquer d'abord que, pendant le temps même que Bonaparte faisait la campagne d'Italie de 1796, l'archiduc Charles, opérant en Allemagne exactement d'après les mêmes principes, battait successivement les deux armées de Jourdan et de Moreau.

 

La plupart des campagnes de cette grande époque, aussi bien que celles de Frédéric, mettent en relief les propriétés des lignes intérieures et, si l'on veut remonter à la guerre de Trente ans, on verrait que Turenne en appréciait les avantages, car il en a fait la théorie dans ses Mémoires (Voir le début du Chapitre IV (Campagne de 1646) dont j'ai reproduit une partie dans La guerre éventuelle (page 156).)

 

Le second argument ne vaut pas mieux que le premier, car, malgré l'étendue des théâtres d'opérations et l'élévation des effectifs, on peut, grâce à l'emploi des chemins de fer, utiliser les propriétés des lignes intérieures aujourd'hui comme par le passé. Au surplus, s'il est un point de doctrine que les événements de la dernière guerre sont venus confirmer, c'est assurément celui-là; car c'est par l'utilisation des lignes intérieures que les Allemands ont pu lutter avec succès, pendant quatre ans, contre des adversaires très supérieurs en nombre dans l'ensemble, en transportant leurs troupes tantôt de France en Russie et vice versa, tantôt de Russie en Serbie et, plus tard, en Roumanie.

 

C'était l'emploi des lignes intérieures en grand. Mais les Allemands n'ont pas négligé de s'en servir dans des opérations plus restreintes sur des théâtres limités. C'est ainsi que le maréchal Hindenburg eut rapidement raison des tentatives d'invasion de la Prusse orientale par les armées russes de Samsonoff et de Rennenkampf. C'est la bataille de Tannenberg, qui a commencé la réputation du général prussien. (Dans ces temps derniers, on a beaucoup parlé des lignes intérieures en France; mais, pendant les années qui ont précédé 1914, le capitaine Gilbert y avait de nombreux adeptes. On peut se reporter, à ce propos, à une étude (Principes généraux des plans de campagne) parue en novembre 1894 dans le Journal des Sciences Militaires. L'auteur de cette étude déclare que l'expression de " lignes intérieures " ne répond à aucune réalité de la guerre, sous le prétexte que Napoléon ne l'a jamais employée. Il est d'ailleurs d'avis qu'il en est de même de l'expression " base d'opérations ".)

 

On voit donc que le capitaine Gilbert s'est trompé de la manière la plus complète sur l'importance, qu'il fallait attacher aux lignes intérieures dans la conduite des grandes opérations militaires; mais, en dehors de son erreur sur ce point particulier de la théorie de l'art de la guerre, nous croyons qu'on ne saurait trop protester contre la plupart de ses critiques relatives à la direction des opérations qui se sont déroulées en 1870 à proximité de la frontière. C'est lui notamment qui, au sujet de la conduite à tenir à la suite des défaites de Woerth et de Forbach, recommande deux dispositions à peine discutables.

 

L'une aurait consisté à réunir le gros des forces françaises entre la Moselle et les Vosges, à hauteur de Fenestrange, dans le but de reprendre l'offensive en descendant la Sarre, comme s'il n'était évident qu'une pareille tentative ne pouvait conduire qu'à un désastre les 250.000 hommes dont nous pouvions disposer auraient été contenus de front par la IIIe armée allemande et la gauche de la IIe et, comme nos adversaires disposaient de plus de 400.000 hommes, ils auraient en même temps débordé notre gauche en nous rejetant sur les Vosges et ne nous laissant d'autre ressource qu'une retraite désordonnée par l'Alsace, avec la perspective d'être bloqués à Belfort.

 

La seconde solution était peut-être encore pire : elle aurait consisté, une fois les Vosges abandonnées, à réunir nos forces entre la Sarre et la Moselle, vers le confluent, de la Nied allemande et de la Nied française, le dos à Thionville, sous le pré texte de menacer le flanc droit des armées allemandes en marche vers Nancy et Lunéville. N'est-il pas manifeste que, dans ces conditions, les Allemands, avant de continuer leur marche, nous auraient attaqués ? Et, comme ils étaient très supérieurs en nombre, non seulement notre défaite était certaine, mais notre armée, débordée à droite et coupée de Metz, eût été acculée sur Thionville, et la retraite, déjà difficile par, la première de ces places, eût été impossible par la seconde.

 

Après avoir présenté de pareilles solutions, il est difficile de donner de bonnes raisons pour blâmer les dispositions du maréchal Bazaine, car, le 9 août, ce dernier a proposé à l'empereur un projet de retraite sur Nancy qui, sans être parfait, eût été cependant beaucoup moins dangereux que la réunion de l'armée du côté opposé.

 

Quant à l'idée de s'appuyer de la place de Metz, si elle devait conduire l'armée à sa perte, ce ne devait être qu'au bout de deux mois et demi, tandis qu'une concentration en avant de Thionville aurait amené la ruine immédiate.' Le capitaine Gilbert, d'ailleurs, était de ceux qui pensaient que, une fois l'armée française retirée sous Metz, elle pouvait s'y maintenir, et qu'il y avait de grands avantages à en tirer.

 

Presque, tous ses jugements sont devenus ceux de l'Ecole de guerre et de la Section historique, qui n'en était qu'une émanation. Aussi n'hésitons-nous pas à dire que personne n'a eu une influence aussi pernicieuse que la sienne sur l'orientation des études militaires en France, pendant les trente ans qui ont précédé la grande guerre.

 

Et il n'est pas surprenant que, après avoir jugé d'une manière aussi fausse les causes de nos défaites de 1870, on ait été conduit, quarante ans plus tard, à des projets d'opérations des plus dangereux.

 

Non seulement pour la masse du public, mais même pour un grand nombre d'hommes de métier, ces défaites ont pour cause principale la trahison de Bazaine. En considérant les autres comme secondaires, on fermait volontiers les yeux sur les erreurs de toute nature qui ont amené la ruine de, l'armée française, et dont Bazaine n'était pas responsable.

 

On à même été jusqu'à laisser entendre que nous pouvions vaincre. nos adversaires à la condition de prendre résolument l'offensive. C'est cette manière de voir que l'on trouve exprimée dans le rapport de la commission chargée de rédiger le règlement du 28 octobre 1913 sur la conduite des grandes unités.

 

Voici, en effet, ce qu'on y lit :

 

" La France est la nation dont l'histoire militaire offre " les exemples les plus frappants, des grands résultats auxquels conduit la guerre d'attaque. Portée par nous presque jusqu'à la perfection, la doctrine de l'offensive nous a valu les plus glorieux succès. Et, par une contre-épreuve cruelle, le jour où nous l'avons méconnue, elle a précisément fourni à nos adversaires les armes à l'aide desquelles ils nous ont vaincus. "

 

Je crois qu'il n'est pas possible de dénaturer d'une manière plus choquante les enseignements de l'histoire, Qu'est en effet, la campagne de 1796 en Italie, sur l'Adige, si ce n'est un exemple de la guerre d'attente, exemple admirable, sans doute, mais où Bonaparte ne prend presque jamais l'initiative des opérations ? Car c'est en procédant par riposte qu'il a été conduit à Castiglione, à Arcole et à Rivoli. Il est vrai que, au début de la campagne sur les Apennins, il prend l'offensive, et que, après Rivoli, il la reprend pour marcher sur Vienne.

 

Ce qu'il faut conclure de ces rapprochements, c'est que l'opportunité de l'offensive ou de la défensive stratégique varie suivant les circonstances et qu'il ne, faut faire ni de l'une, ni de l'autre une règle absolue.

 

Si c'est là l'enseignement à tirer en particulier de l'étude de la campagne de 1796 en Italie, on peut ajouter que c'est celui de l'histoire de tous les temps.

 

En 1757, Frédéric procède par riposte à Rossbach et prend l'offensive à Leuthen.

 

Pendant les guerres de, la Révolution, ce sont les Prussiens qui prennent l'offensive à Valmy et les Autrichiens, à Fleurus.

 

En 1796, pendant que l'initiative de Wurmser et d'Alvinzi les conduit à Castiglione et à Rivoli, l'offensive de Jourdan et de Moreau ne les empêche pas d'être battus par l'archiduc Charles. En 1800, c'est l'archiduc Jean qui prend l'offensive à Hohenlinden, et Moreau ne procède que par riposte. Si l'on porte l'attention sur les guerres de l'Empire, on voit que, à Austerlitz, Napoléon n'accepte la bataille qu'après avoir reculé pendant plusieurs jours et qu'il attend l'attaque de l'ennemi avant de riposter. Les années suivantes, si l'offensive le conduit à Iéna, c'est en contre-attaquant qu'il va à Eylau et à Friedland dans ces deux circonstances, l'offensive stratégique appartient à Benningsen.

 

En 1809, l'initiative appartient à l'archiduc Charles, ce qui ne l'empêche pas d'être battu à Abensberg et à Eckmuhl.

 

En 1813, là principale cause de la défaite de Napoléon tient à ce qu'il a voulu attaquer partout, malgré l'infériorité de ses forces; aussi, les défaites de ses lieutenants viennent détruire le bon effet de la victoire de Dresde.

 

En 1814, ce n'est qu'en procédant par riposte que Napoléon a obtenu les beaux succès de Montmirail et de Montereau, et c'est en se laissant aller à une offensive intempestive qu'il a fait briser son armée à Laon.

 

Il est à peine croyable que, en présence de tous ces ,exemples, on ait pu soutenir que la guerre d'attente n'entraîne que des désastres et que, en toute circonstance, l'offensive seule peut conduire à la victoire. On n'a pu aboutir à de pareilles doctrines qu'en dénaturant l'esprit des guerres napoléoniennes, après les avoir abordées avec des idées étroites et préconçues : dans l'étude d'une. campagne, on ne voulait voir que les faits susceptibles en apparence d'appuyer une théorie toute faite, en écartant tout ce qui aurait pu prouver le contraire. Il en eût été autrement si on avait essayé d'approfondir les campagnes du Premier Empire en les étudiant sans parti pris. On peut affirmer que ceux qui ont pu écrire les lignes que j'ai rappelées ci-dessus n'en avaient fait qu'une étude superficielle, et l'on pourrait croire qu'ils n'ont jamais eu entre les mains que des manuels à l'usage des candidats au baccalauréat.

 

Sans doute, on doit prendre l'offensive toutes les fois que les circonstances sont favorables; mais il faut bien tenir compte des conditions qu'elle exige pour être conduite avec, succès; car, si on s'y laisse entraîner lorsque ces conditions ne sont pas satisfaites, c'est le moyen le plus sûr d'aller, à la défaite. Ce qui est encore vrai, c'est que la guerre d'attente ne doit être que provisoire; que la défensive stratégique ne doit jamais être passive; que, pour conduire à la victoire, elle comporte essentiellement une riposte; mais que, quand on n'a pas une supériorité bien marquée, c'est la seule manière d'effectuer cette riposte d'une manière judicieuse, parce qu'elle, permet de voir dans le jeu de l'adversaire. Il y a donc bien des cas où elle est expressément commandée.

 

S'il est un cas où la guerre d'attente se recommandait, c'est assurément au début de la guerre de 1870, n'ayant en France que 200.000 hommes vis-à-vis de 400.000. Cependant, l'empereur Napoléon III avait eu l'idée de, prendre l'offensive en passant le Rhin aux environs de Lauterbourg (Trente ans après les événements, le général Lewal a pu écrire que le plan adopté en France n'était pas mauvais, et que ceux qui l'ont critiqué étaient à la fois ignorants et incompétents. (journal des Sciences Militaires, juin 1904, page 325.). Le général Berthaut, dans ses Principes de stratégie, a évité d'aborder la guerre de 1870, La critique que l'on pourrait en faire ne pourrait que confirmer les conclusions de son ouvrage, ainsi que je l'ai démontré dans mes "Maximes de Napoléon".). Une vue plus exacte de la situation l'amena à y renoncer, et ce fut relativement heureux; car, s'il eût essayé de mettre son projet à exécution, l'armée qui aurait passé le Rhin eût été perdue en peu de temps c'eût été Metz et Sedan en un seul jour. Au contraire, la guerre d'attente sagement conduite et comportant de vigoureuses ripostes aurait pu amener les plus heureux résultats.

 

Les jugements que l'on avait portés sur ces événements dans les hautes sphères de l'armée française devaient avoir les plus funestes conséquences.

 

" L'armée française, revenue à ses traditions, dans le rapport ci-dessus, mentionné, n'admet plus dans la conduite des opérations d'autre loi que l'offensive. "

 

Il faut d'ailleurs encore remarquer que la doctrine de l'offensive exclusive convenait à la tournure de l'esprit français et, en même temps, que, en raison de sa simplicité, elle comporte dans la pratique un minimum d'effort intellectuel. Dès qu'on admet que, pour vaincre, il suffit, d'attaquer n'importe où et n'importe comment, les combinaisons de la stratégie intégrale sont inutiles et,. par suite aussi, les études de critique historique qui seules sont susceptibles de conduire aux principes sur lesquels ces combinaisons doivent reposer.

 

Pour que ces études soient vraiment fructueuses, il ne suffit pas de s'attacher à quelques campagnes plus ou moins brillantes. Il faut les rapprocher les unes des autres en ayant soin de ne pas omettre celles qui ont été malheureuses, car les causes des défaites mettent en évidence les principes aussi bien et souvent mieux que les victoires. Ainsi, aucune campagne ne fait ressortir les propriétés des lignes intérieures mieux que celle de 1813 et, pour bien en apprécier là vraie valeur, leurs avantages comme leurs inconvénients, il faut rapprocher cette campagne malheureuse de celle si brillante de 1796. Autrement dit, il ne suffit pas de connaître les faits : il faut les méditer de manière à relier les résultats aux moyens employés.

 

L'étude approfondie de l'histoire exige donc une application soutenue dont peuvent se dispenser les partisans de la méthode rationnelle; mais, avec cette méthode, on envisage une guerre de convention et d'imagination qui n'a que de faibles rapports avec la réalité.

 

Pendant les années qui ont précédé la grande guerre, les défectuosités de l'enseignement officiel avaient encore été aggravées par l'éclosion du Centre des hautes études militaires, où fleurissait l'élite des Jeunes Turcs qui, au 3e bureau du G. Q. G., devaient avoir pour mission de diriger les opérations d'après les doctrines dont le règlement sur la conduite des grandes unités de 1913 était l'expression. Je dirai d'ailleurs qu'un pareil règlement n'a pas de raison d'être. On peut réglementer les manœuvres d'une compagnie, d'un bataillon, d'un régiment, j'admets même, si l'on veut, celles d'une brigade ou d'une division; mais la combinaison des mouvements des grandes unités dépend de circonstances trop complexes et trop variables pour être soumise à des règles précises. Tout au plus pourrait-on mettre en relief quelques conditions générales qu'il convient de ne pas perdre de vue, tout en évitant de leur accorder une valeur absolue. Encore faudrait-il au moins qu'elles ne soient pas en contradiction avec les enseignements de l'histoire. Le règlement de 1913 contenait, au contraire, surtout des hérésies; aussi peut-on dire que nos défaites de 1914 y étaient inscrites à l'avance (Je m'en étais rendu compte avant que l'expérience eût été faite après avoir lu cet opuscule, je n'ai pas hésité le signaler comme étant l'école de la défaite.).

 

C'est ainsi que nous avons été conduits, en 1914, à attaquer partout, sans discernement, sans rien combiner, admettant en principe que l'imprudence était la meilleure de toutes les sûretés. L'épreuve a été dure; le résultat inévitable ne s'est pas fait attendre : nous avons été battus partout.

 

On objectera peut-être que, malgré tout, nous avons fini par obtenir la victoire, ce qui pourrait faire, croire que les principes n'ont qu'une importance secondaire.

 

Mais, en même temps, on devra remarquer d'abord que, pour la bataille de la Marne, en particulier, on a procédé par riposte, et que cette riposte a pu être effectuée dans des conditions très favorables, parce que, au moment où on a fait demi-tour, on a trouvé l'ennemi en marche, ce qui a rendu la tache beaucoup plus facile que si on l'eût trouvé en position. Du reste, faute de bonnes combinaisons, on n'a pas tiré des circonstances tous les avantages qu'elles comportaient.

 

Plus tard, après la course à la mer, quand la guerre de mouvements a fait place à la guerre de tranchées, les principes du passé ne se sont plus trouvés en jeu que dans des limites très restreintes, mais il convient d'observer que, d'un côté comme de l'autre, toutes les tentatives d'offensive ont échoué pendant plus de trois ans, et que la victoire finale n'a été due qu'à la lassitude et à l'épuisement de l'un des deux adversaires.

 

Au surplus, en insistant sur la nécessité, pour ceux qui sont appelés au commandement des armées, de faire une étude approfondie de l'histoire militaire, nous sommes loin de prétendre que cela suffise pour conduire à la victoire. Les combinaisons stratégiques les plus judicieuses ne peuvent donner de bons résultats que si on a les moyens matériels de les réaliser, et ensuite l'habileté et l'énergie nécessaires pour exploiter les situations favorables auxquelles elles conduisent. Quand le rôle de la stratégie est terminé, intervient celui de la tactique, dont l'objet est de recueillir par le combat les fruits que la stratégie a préparés par le mouvement : avec une tactique défectueuse, la meilleure stratégie est impuissante.

 

S'il y a dans la stratégie quelques principes permanents, leur application exige l'emploi de procédés qui se transforment d'une manière incessante : l'objet de la logistique est de les utiliser. Les progrès de l'armement des troupes, qui est l'élément principal de la tactique, sont encore bien autrement rapides et profonds. Les procédés de combat ont plus changé pendant quatre ans de guerre que pendant les quarante années qui avaient précédé.

 

Au cours des opérations, nous avons trouvé le moyen, par une application soutenue, de créer de puissants moyens de combat et de les adapter aux nouvelles conditions de la guerre; mais il est certain que, pendant la première période des hostilités, nous nous sommes trouvés inférieurs à nos adversaires à tous les points de vue. On avait mal apprécié chez nous la puissance de l'artillerie lourde et aussi les services que l'on pouvait attendre. d'une aviation perfectionnée.

 

Mais ce qui ressort de la présente étude, c'est que c'est surtout le commandement suprême qui a été au-dessous de sa tâche, faute de bons principes. On a pu soutenir, après la victoire, que, si nous l'avons obtenue, c'est en nous inspirant des doctrines de Napoléon. Je crois que rien n'est moins exact et que, dans aucune circonstance, on n'a semblé se douter des procédés qui l'avaient conduit aux plus brillants succès. On peut dire qu'on n'en a retenu que l'idée d'attaquer partout et toujours, - qui n'était pas, à beaucoup près, pour lui, une règle absolue, - sans sembler se douter que c'est justement en voulant l'appliquer d'une manière abusive qu'il a été conduit à Leipzig et à Waterloo. Pour le reste, il n'en est pas trace dans la conduite des opérations : pas plus sur la Marne que sur la frontière, on n'a paru pénétré de cette idée fondamentale, sur laquelle nous avons à plusieurs reprises attiré l'attention, et qui est un des principes essentiels de la stratégie, napoléonienne, qu'il y a toujours une opération principale vis-à-vis de laquelle tout le reste est secondaire. On n'a pas cherché un événement décisif, parce qu'on n'a pas semblé se douter qu'il pouvait y en avoir un.

 

C'est ainsi qu'on a abouti à la bataille parallèle qui n'a amené qu'un refoulement de l'ennemi, sans qu'on ait réussi à le désorganiser sur aucun point. En somme, à part la mise en branle de cette énorme masse de combattants, la victoire est due bien plus à leur dévouement patriotique qu'à l'habileté de la direction suprême.

 

Ce qu'il faut conclure de toutes les considérations que nous venons de présenter, c'est que, si les chefs de l'armée française ont engagé les hostilités avec les mauvais principes qui devaient les conduire aux défaites du mois d'août 1914, cela tenait surtout à ce qu'on avait mal interprété les enseignements du passé et spécialement ceux à tirer des événements de 1870.

 

Il importe de convenir de cette vérité, afin de ne pas retomber à l'avenir dans les mêmes erreurs, et, pour cela, il faut bien se pénétrer des conditions de la critique historique, car c'est la seule manière d'arriver à posséder de bons principes.

 

Nous ne saurions trop attirer l'attention sur la nécessité dé tenir compte de ces conditions, car déjà les événements qui se sont déroulés sur la frontière de Belgique en août 1914 ont été, de la part de nombreux écrivains, l'objet de singuliers commentaires. Au lieu de reconnaître les fautes commises, ils voudraient faire croire que les défaites que nous y avons subies n'avaient pour cause que l'infériorité de nos moyens. Certains écrivains de talent semblent même avoir pris à tâche de célébrer les mérites de notre état-major, dont ils paraissent être les avocats attitrés. Au premier rang se trouvent MM. Gabriel Hanotaux et Louis Madelin. On peut se reporter à ce sujet à ce que dit de ce dernier M. Jean de Pierrefeu dans l'ouvrage si intéressant qu'il a publié sur le G. Q. G. (Tome 1, p. 49), ouvrage qu'il est nécessaire de lire si on veut bien juger l'esprit de notre état-major et spécialement du 3e bureau. D'après lui, qui a vécu pendant près de trois ans dans ce milieu; M. Madelin a écrit en s'appuyant exclusivement sur les archives officielles ou sur les registres du G. Q. G., sans tenir compte des témoignages et comptes rendus qui en sont la contrepartie.

 

En travestissant les événements, " il se console peut-être, dit M. de Pierrefeu, en se disant qu'il fait œuvre utile à la France. Il se trompe : c'est la vérité seule qui est utile au pays ". Nous souscrivons absolument à ce jugement, car, si on avait mieux apprécié les événements du passé en recherchant sans parti pris à établir équitablement les responsabilités, on aurait acquis des idées plus saines sur les causes de nos défaites de I870 et sur les conditions à remplir dans la conduite de la guerre de revanche.

 

Rien ne serait plus dangereux pour l'avenir que de à refouler l'invasion que grâce au puissant appui de nos alliés. Sans doute, une politique avisée pourra nous en assurer de semblables dans l'avenir; mais rien n'est certain à ce sujet.

 

On doit d'ailleurs encore observer que, malgré les appuis que, nous avons reçus, il nous a fallu plus de quatre ans pour libérer notre territoire et au prix des plus lourds sacrifices, tandis que, si nous avions engagé les hostilités avec un armement plus perfectionné et surtout de, meilleurs principes de guerre, nous avions de grandes chances de briser dès le début l'offensive allemande à la frontière, d'abréger le temps de la lutte d'au moins deux ans et de sauver la vie de la moitié des Français qui ont dû succomber pour assurer le salut de la Patrie.

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