LES BATAILLES DE MONS ET DU CATEAU VUES PAR LE MARECHAL FRENCH

Extrait de la traduction française du livre "1914" de Maréchal Lord French qui a été faite par Robert Burnand et édité chez Berger-Levrault en 1919. D'autres extraits du livre sont présentés sur ce site dans "Le point de vue britannique".

Le mardi 18 août, je pus, pour la première fois, réunir les commandants de corps et leurs états-majors. Leurs rapports sur le transport des troupes des points de mobilisation jusqu'en France étaient hautement satisfaisants.

La nation a une profonde dette de gratitude envers le service naval des transports comme envers tous ceux qui ont travaillé à l'embarquement et au débarquement du corps expéditionnaire. Chaque mouvement était effectué exactement en temps voulu : la concentration de l'armée britannique à la gauche de l'armée française fut faite de telle façon que chaque unité put avoir le temps de familiariser les troupes avec le service actif, avant qu'il devint nécessaire de faire un si rude appel à leur énergie et à, leur endurance.

Ma conversation avec les commandants de corps s'appuyait sur un bref exposé de la situation du jour. Le voici :

 

" Entre Tirlemont (est de Louvain) et Metz, l'ennemi a treize ou quinze corps d'armée et sept divisions de cavalerie. Un certain nombre de troupes de réserve sont, paraît-il, engagées dans l'offensive de Liège; on croit que 1es forts de la place tiennent encore, bien que l'ennemi occupe la ville.

" Ces corps d'armée allemands sont répartis en deux grands groupements : sept ou huit corps d'armée et quatre divisions de cavalerie entre Tirlemont et Givet; Sept ou huit corps d'armée et trois divisions de cavalerie dans le Luxembourg belge.

" Touchant le groupement nord, on croit que la plus grande partie des forces (peut-être cinq corps d'armée) est actuellement, soit au nord et à l'ouest de la Meuse, soit en train de franchir la rivière sur des ponts, à Huy et ailleurs.

" La direction générale de l'avance allemande est Waremme-Tirlemont. Deux divisions allemandes de cavalerie, qui avaient passé la Meuse il y a quelques jours et atteint Gembloux, ont été refoulées sur Mont-Arden par la, cavalerie française, appuyée par une brigade belge mixte.

" Les plans allemands sont encore mail connus, mais il y a de bonnes raisons de croire que cinq corps d'armée au moins et deux ou trois divisions de cavalerie marcheront contre la frontière sud-ouest de la France, sur une ligne générale Bruxelles-Givet.

" Le 1er C. A. français est actuellement à Dinant., brigade d'infanterie et une brigade de cavalerie sont opposées au groupement de corps allemands du sud de la Meuse.

" Les Xe et IIIe C. A. sont établis sur la ligne Rethel-Thuin, au sud de la Sambre. Le XVIIIe C. A. se porte à la gauche du Xe et du IIIe. Six ou sept divisions de réserve françaises se fortifient sur une ligne partant de Dunkerque, sur la côte, par Cambrai et La Capelle vers Hirson.

" L'armée belge occupe des positions fortifiées sur une ligne nord-est-sud-ouest par Louvain. "

 

Je communiquai alors mes instructions générales aux commandants de corps d'armée, comme suit :

 

" Quand notre concentration sera achevée, il est décidé que nous opérerons à la gauche de la Ve armée française, le XVIIIe C. A. étant à notre droite.. Nous aurons à notre gauche le corps de cavalerie française et trois divisions, en liaison avec les Belges.

" Auparavant, nous devons occuper une région au nord de la Sambre; lundi, les têtes de colonnes alliées doivent être sur la ligne Mons-Givet, avec la cavalerie en flanc-garde.

" Si l'attaque allemande se. développe selon la manière prévue, nous nous porterons sur la ligne générale Mons-Dinant, à sa rencontre. ".

 

Pendant ces premiers jours, bien que notre concentration fût en cours d'exécution, j'allais très souvent à cheval visiter les troupes; je les trouvais généralement en train de se déplacer pour gagner leurs cantonnements, ou faisant sur les routes des marches d'entraînement. C'était une occasion excellente pour moi d'observer la valeur physique et l'aspect général des hommes. De nombreux réservistes paraissaient encore sous l'influence de cette vie civile qu'ils venaient de quitter; ils avaient l'aspect inquiet et fatigué. Mais il était étonnant de voir les progrès qu'ils faisaient presque heure par heure. Je savais bien que sous la surveillance et l'influence du magnifique corps d'officiers et de sous-officiers des premières forces expéditionnaires, tous ces réservistes, même ceux qui n'étaient pas venus sous les drapeaux depuis des années, reprendraient, avant d'aller au feu, la pleine et splendide vigueur militaire, la décision et ce magnifique esprit qui ont été, de tout temps, la caractéristique du soldat britannique en campagne.

Je reçus un avis pressant du roi des Belges, me priant d'aller le voir à son Q. G. à Louvain; mais les opérations engagées m'empêchèrent de le faire.

La période de début de la bataille de Mons ne commença pas avant le samedi matin, 22 août. Jusqu'alors, du moins en ce qui concernait les forces britanniques, la poussée d'une opération offensive de notre part occupait entièrement nos esprits. Pendant les jours qui suivirent, j'eus de nombreuses réunions et conversations avec les commandants de corps et de la cavalerie. Les rapports du service des renseignements qui arrivaient continuellement, des reconnaissances de cavalerie et d'aviation ne faisaient que confirmer l'opinion que nous avions déjà de la situation et ne laissaient aucun doute sur la, direction de l'attaque allemande. Mais rien ne pouvait nous amener à prévoir la supériorité écrasante des forces que nous allions rencontrer le dimanche 23 août.

Ce fut la première expérience pratique que nous fîmes de l'emploi de l'aviation pour les reconnaissances. On ne peut dire qu'en ces premiers jours de combat la cavalerie ait entièrement abandonné ce rôle. Au contraire, elle me fournit des renseignements nombreux et utiles. Le nombre de nos avions était alors limité, et leurs moyens d'information n'avaient pas atteint. le degré de développement et de perfection qu'ils atteignirent par la suite. Toutefois, ils gardaient le contact étroit avec l'ennemi, et les rapports qu'ils fournissaient étaient de la plus grande importance.

Bien qu'à cette époque, comme je l'ai dit, l'aviation n'ait pas entièrement remplacé la cavalerie pour la recherche et la réunion des renseignements, en travaillant ensemble comme elles le faisaient les deux armes arrivaient à une connaissance bien plus complète et plus exacte de la situation. C'est, à coup sûr, parce que leurs renseignements m'arrivèrent à temps, que je pus prendre rapidement les dispositions nécessaires pour conjurer le danger et empêcher le désastre.

Il n'est certainement pas douteux que, même alors, la présence d'avions et l'appui qu'ils donnèrent à la cavalerie épargnèrent à celle-ci l'emploi fréquent des petites patrouilles et des détachements de protection. Elle put ainsi ménager ses chevaux et consacrer davantage ses forces au combat moderne, au feu : c'est à cela qu'est dû le succès marqué des opérations exécutées par la cavalerie pendant la bataille de Mons et la retraite qui suivit.

A l'heure où j'écris cependant, il apparaît que la mission de recueillir les renseignements et de maintenir le contact avec l'ennemi en rase campagne doit à l'avenir revenir entièrement à l'aéronautique. La cavalerie sera libre alors pour des missions différentes, mais également importantes.

J'avais des conversations quotidiennes avec Sir William Robertson, intendant général. Il se déclarait complètement satisfait de l'état des transports, hippomobiles ou automobiles; mais il me disait que les conducteurs civils lui avaient, au début, donné quelque peine. Les vivres et les munitions étaient abondamment prévus. Nous avions au moins 1.000 coups par pièce et 8oo cartouches par fusil. L'évacuation des blessés fut aussi organisée au cours de ces entretiens.

L'envoi immédiat de la 4e D. I. d'Angleterre était maintenant décidé et avait commencé. Je reçus l'ordre de former une 19e brigade d'infanterie avec les bataillons d'étapes.

D'intéressants rapports me parvinrent alors sur l'action de la. cavalerie française en Belgique. Son moral était haut et elle faisait de bonne besogne. Elle avait contre elle deux divisions de cavalerie allemande dont les patrouilles, disait-on, montraient un manque complet de mordant et d'initiative et n'étaient pas bien entraînées. On en a conclu que les cavaliers allemands ne se souciaient guère de tenter des opérations à cheval, mais qu'ils cherchaient à entraîner les Français sous le feu de leur artillerie et de leurs chasseurs à pied (qui accompagnent toujours les divisions de cavalerie allemande).

Le 21 août, à 5h30, je reçus la visite du général de Morionville, chef d'Etat-major de S. M. le roi des Belges, qui se rendait, avec un petit état-major, au Q. G. du général Joffre. Le général paraissait se ressentir de la terrible épreuve par laquelle il venait de passer avec sa vaillante armée, depuis que l'ennemi avait si brutalement violé le territoire belge. Il nous confirma tous les renseignements que nous avions reçus touchant la situation générale. Il ajouta que l'état de l'armée belge; sans soutien, rendait sa position très précaire; aussi le Roi avait-il décidé une retraite sur Anvers, où on pourrait préparer une attaque sur le flanc des colonnes ennemies en marche. Il me dit qu'il espérait arriver à une entente complète avec le généralissime français.

Ce même jour, 21 août, les Belges évacuèrent Bruxelles et se retirèrent sur Anvers, et je reçus le message suivant du Gouvernement :

Le Gouvernement belge tient à assurer les Gouvernements britannique et français de l'appui sans réserve de l'armée belge à l'aile gauche des armées alliées, avec l'ensemble de toutes ses forces et toutes ses ressources disponibles, partout où ses lignes de communication avec la base d'Anvers, où sont réunis toutes les munitions et tous les vivres, ne seront pas en danger d'être coupées par une attaque ennemie.

Sous les réserves ci-dessus, les armées alliées peuvent continuer à compter sur la coopération des troupes s belges.

Depuis le début des opérations, l'armée de campagne a tenu la ligne Tirlemont-Jodoigne-Hammerville-Louvain, où elle est restée jusqu'au 10 août, espérant le concours actif des armées alliées.

Le 18 août, il fut décidé que l'armée belge, comptant 50.000 fusils, 276 canons, 4.100 cavaliers, se retirerait sur la Dyle. Cette mesure fut prise parce que les Alliés n'avaient pu donner encore un concours effectif aux- forces belges; celles-ci, d'autre part, étaient menacées par trois corps d'armée et trois divisions de cavalerie (la plus grande partie de la 1re armée de la Meuse), qui cherchaient à couper leurs communications avec leurs bases.

Le 18 août, l'arrière-garde de la 1re D. I. de l'armée a été contrainte de se replier, après un violent combat de cinq ou six heures; le commandant de la division a déclaré que ses troupes n'étaient pas en état de soutenir un long engagement, par suite des pertes en officiers et de la fatigue des hommes. En outre, le commandant de la 3e D. I., si sévèrement éprouvée à Liège, est également venu à cette conclusion, le 19 août, que la défense de la Dyle. devenait très dangereuse, surtout dans l'hypothèse d'un mouvement tournant du IIe C. A. et de la 2e D. C.. Pour toutes ces raisons, la retraite sous la protection des forts d'Anvers a été décidée.

L'idée générale est maintenant que l'armée de campagne, en tout ou en partie, doit sortir du camp retranché d'Anvers aussitôt que les circonstances sembleront favoriser un tel mouvement.

Dans ce cas, l'armée tentera da faire coïncider ses mouvements avec ceux des Alliés, selon les circonstances.

Des reconnaissances profondes, les rapports du Service de renseignements ne pouvaient laisser aucun doute sur l'attitude de l'ennemi : il exploitait à fond l'avantage acquis par la violation de la Belgique; son avance était protégée sur la, droite, au moins jusqu'à Soignies et Nivelles, d'où il marchait directement sur l'armée britannique et la Ve armée française.

La meilleure preuve qu'il n'existait à ce moment-là aucune idée de retraite chez les chefs des armées alliées fut l'instruction du général Lanrezac à ses troupes, que je reçus le vendredi 21, tard dans la soirée. Tous ses corps étaient en position au sud de la Sambre, et il n'attendait que le déclenchement du mouvement des IIIe et IVe armées françaises de la ligne Mézières-Longwy, pour avancer lui-même.

Quant à nos troupes, dans la soirée du 21, la cavalerie, sous Allenby, tenait la ligne du canal de Condé avec quatre brigades. Deux brigades d'artillerie à cheval étaient en réserve à Harmignies. La 5e brigade de cavalerie, sous Chetwode, comprenant les Scots Greys, le 12e Lanciers, le 20e Hussards, était à Binche, en liaison avec les Français.

Des escadrons de reconnaissance et des patrouilles furent poussés en avant, vers Soignies et Nivelles.

Je vis Allenby à son Q. G., dans l'après-midi du 21, et causai de la situation avec lui. Je lui dis de n'engager en aucun cas sa cavalerie dans une action importante, mais de la porter vers notre flanc gauche, quand il serait pressé par les colonnes ennemies - et là, de se tenir prêt à agir ou à pousser des reconnaissances sur notre gauche.

Le 1er C. A., sous Sir Douglas Haig, occupait une zone de cantonnements au nord de Maubeuge, entre cette ville et Givry. Le IIe C. A., aux ordres de Sir Horace Smith-Dorrien, était au nord-ouest de Maubeuge, entre la ville et Sars-la-Bruyère. La 19e brigade d'infanterie se concentrait à Valenciennes.

Chez nos alliés, les 6e et 7e divisions françaises de réserve se retranchaient sur une ligne Dunkerque-Cambrai-La Capelle-Hirson. La Ve armée était à notre droite, le XVIIIe C. A. en liaison immédiate avec l'armée britannique. Trois divisions de cavalerie, sous les ordres du général Sordet, qui venaient d'être engagées en soutien de l'armée belge, s'étaient retirées en arrière du XVIIIe C. A. pour être remises en main et reconstituées. Les IIIe et IVe armées, comprenant huit corps d'armée et demi, trois divisions de cavalerie et des divisions de réserve, se trouvaient entre Mézières et Longwy. Plus au sud, les Français avaient pris l'offensive et pénétré en Alsace. Liége tenait toujours. Namur était intact. Les Belges paraissaient en sûreté, à l'abri des fortifications d'Anvers.

Avant d'aller plus loin, il convient de donner ici une description du pays où, dans la nuit du vendredi 21 août, les deux armées ennemies étaient face à face. C'est la région Condé-Cambrai-Le Nouvion-Binche.

Distances : de Cambrai à Condé, 24 milles (1 Mille = 1.609 mètres); de Condé à Binche, 26 milles; de Cambrai au Nouvion, 26 milles; du Nouvion à Binche, 31 milles.

Cette région comprend une partie de la province belge de Hainaut et les départements français du Nord et de l'Aisne. Elle s'étend dans l'ensemble entre les hautes vallées de l'Escaut et de la Sambre. Elle est limitée au nord par le bassin de l'Haine. Cette rivière formée de trois cours d'eau, qui coulent aux environs de Binche, arrose Mons et se jette dans l'Escaut à Condé, après un cours de 30 milles. Longeant sa rive gauche, un canal réunit, de Mons à Condé, cette dernière ville avec l'Escaut. Avant la construction de ce canal, l'Haine était navigable au moyen d'écluses. Plusieurs petits cours d'eau parallèles se dirigent vers elle, venant du sud par d'étroites vallées, sur le plateau ondulé où sont disséminées les diverses mines des charbonnages du. Borinage.

A l'ouest de Mons, la vallée de l'Haine forme une plaine longue et basse, couverte de prairies, où la rivière déroule de larges méandres jusqu'à l'Escaut. De nombreux fossés pleins d'eau, creusés dans la tourbe, bordés de peupliers et de saules, servent à dessécher la plaine, mais ils rendent tout mouvement de troupes autres que l'infanterie absolument impossible en dehors des routes.

A la limite nord de la vallée de l'Haine, dans une bande sablonneuse, s'étend une région âpre et inculte, par endroits couverte de bois. A la limite sud, le terrain s'élève rapidement vers l'est, en pente plus douce vers l'ouest, du côté de la frontière franco-belge, par-dessus un sous-sol rocheux où les affluents de la rivière ont creusé de profondes vallées.

Le canal Mons-Condé a une longueur de 16 milles un quart, dont une vingtaine en territoire belge. Sa largeur à la surface est de 64 pieds (1 Pied = 0 m 3048), sa profondeur maxima de 7 pieds. Il est franchi par dix-huit ponts qui sont tous des ponts tournants, à l'exception du pont à l'est de Saint-Ghislain et du pont du chemin de fer au Herbières. Sur chaque berge, un chemin de halage empierré.

Les passages principaux à travers la vallée de l'Haine sont à Mons vers Bruxelles, à Saint-Ghislain vers Ath, aux abords de Pommerol vers Tournai.

L'Escaut qui coule près du Catelet a une altitude de 36o pieds au-dessus du niveau de la mer. Il se rapproche bientôt du canal de Saint-Quentin qui le longe jusqu'à Cambrai où fleuve et canal se confondent pour former une voie de communication navigable avec la Somme. Au delà de Cambrai, l'Escaut, maintenant canalisé, arrose Valenciennes, reçoit à gauche la Sensée et son canal, à droite l'Ereclin, la Selle, l'Écaillon et la Rhonelle qui descendent parallèlement du versant voisin de la rive gauche de la Somme. Après Valenciennes, l'Escaut se dirige vers Condé, où, comme on l'a vu, il rejoint le canal Mons-Condé et reçoit l'Haine. Tout de suite après, il entre en territoire belge et devient le grand fleuve de la partie flamande de la Belgique de même qu'on peut dire que la Meuse est la grande rivière de la partie wallonne.

On compte quatorze écluses entre Cambrai et Condé chacune constituant un moyen de franchissement du fleuve. La largeur de l'Escaut canalisé est de 55 pieds en moyenne, sa profondeur maxima de 7 pieds. Le chemin de halage court alternativement sur l'une ou l'autre berge. Les points de passage principaux sur l'Escaut entre Cambrai et Condé, sont : Cambrai, Bouchain, Lourches, Denain, Rouvignies, Thiant; Trith, SaintLéger, Valenciennes et Condé. Bien que l'Escaut coule et s'augmente à travers un pays peu élevé, dans sa plus grande partie, il coupe cependant dans son cours supérieur un plateau montagneux qui lui barre la route vers les plaines centrales de Belgique.

La Sambre naît près de Fontenelle, à 9 milles au sud-ouest d'Avesnes, elle arrose Landrecies, où elle devient navigable et où le canal de la Sambre la réunit à l'Oise. Elle passe à Maubeuge et entre en Belgique en aval de Jeumont. Elle traverse ensuite, coulant vers le nord-est, un des districts industriels les plus importants de Belgique. La région arrosée par la Sambre, entre sa source et Charleroi, forme un plateau coupé de vallons et de profonds ravins. Au delà de Landrecies, à une profondeur variant de 6 à 7 pieds, bien que sa largeur soit de 50 pieds, elle n'est guéable nulle part. Chemin de halage tantôt sur la rive droite, tantôt sur la rive gauche. Neuf écluses régularisent la profondeur du canal entre Landrecies et Jeumont et constituent des moyens de franchissement pour piétons. Le passage des véhicules sur routes et voies ferrées est abondamment assuré, par vingt-deux ponts dont les plus importants sont ceux de Landrecies, Berlaimont, Haumont, Louvroil, Maubeuge, Jeumont, Erquelinnes, Merbes-le-Château et Lobbes.

Au sud de Landrecies, des ponts carrossables franchissent le canal de la Sambre à Catillon et près d'Oisy. Les principaux tributaires de la Sambre, pour la région qui nous intéresse, proviennent des contreforts est des Ardennes. Les affluents de la rive gauche sont rares et insignifiants. Sur la rive droite, la Riviérette, l'Helpe Mineure, l'Helpe Majeure, la Tarsy et la Sobre, coulent parallèlement vers le nord-ouest dans des ravins profonds qui s'élargissent en arrivant à la vallée principale. Le haut terrain présente entre ces ruisseaux une succession de positions défensives excellentes contre un ennemi venant du nord en direction du sud-ouest.

La région que nous étudions peut se diviser en deux portions : la partie nord, industrielle, offrant pour des opérations militaires tous les inconvénients caractéristiques de ces sortes de régions; la partie sud, agricole, offrant la liberté absolue des mouvements, l'étendue des vues, rappelant par maints côtés l'aspect de la plaine de Salisbury. La ligne qui sépare ces deux portions peut être tracée entre Valenciennes et Maubeuge; la population est très dense dans la région des houillères du Borinage, à l'ouest et au sud de Mons; ailleurs, le pays est découvert, marqué par des ondulations cultivées. On peut y avoir des vues étendues. Les villages, bien que nombreux, sont groupés, les mouvements à travers le pays sont faciles.

A noter, dans la portion sud de cette région, la forêt de Mormal et son voisin le Bois-l'Evêque. La forêt de Mormal, qui offre une superficie de 22.400 acres (1 Acre = 4o ares et demi), s'étend sur le sommet et les pentes de la hauteur qui borde la rive gauche de la Sambre entre Landrecies et Boussières; elle est traversée par la grande route Le Quesnoy-Avesnes et par plusieurs routes moins importantes. Deux voies ferrées la traversent également celle de Paris à Maubeuge qui suit la lisière sud de Landrecies à Sassigny et celle de Valenciennes à Hirson qui va du nord-ouest au sud-est et rejoint la précédente à Aulnoye. En raison de ses sous-bois touffus, de ses ruisseaux, de ses bas-fonds marécageux, la forêt n'est pas praticable aux troupes en dehors des routes.

Le Bois-l'Évêque (1.805 acres), entre Landrecies et Le Cateau, peut être considéré comme une extension de la forêt de Mormal dont il n'est distant que de 2 milles et demi. Il est traversé par la voie ferrée Paris-Maubeuge, la route Landrecies - Le Cateau et le chemin vicinal Foutaine-Ors.

Pour finir, jetons un coup d'oeil sur les points stratégiques dans cette région où se déroula la première phase de la retraite de Mons.

Au début de la guerre, Maubeuge (20.000 habitants) était une place forte de deuxième ordre, possédant un armement restreint et destinée à servir de point d'appui à des forces mobiles opérant dans son voisinage. L'importance stratégique de Maubeuge est due au fait que les grandes ligues de chemin de fer, de Paris à Bruxelles par Mons, et de Paris. vers l'Allemagne du Nord, via Charleroi et Liège, passent par la ville. En outre, de Maubeuge se détache une ligne vers la frontière de l'Est, avec embranchements sur Laon et Châlons. Maubeuge est aussi un point de jonction important des grandes routes de Valenciennes, Mons, Charleroi et Laon.

Le camp retranché a une circonférence d'environ 20 milles. Les forts, placés en terrain découvert, sont, pour la plupart, petits. Peu de temps avant la guerre les défenses de Maubeuge avaient été renforcées pour lutter contre l'effet toujours plus grand des explosifs; diverses redoutes et batteries avaient été construites pour compléter les ouvrages indiqués plus haut.

Mons, capitale du Hainaut, comptait, avant la guerre, 28.000 habitants. Elle est située sur une colline sablonneuse, qui domine le Trovillon. C'est le centre du Borinage, le plus important district houiller. de Belgique. Les grandes routes de Bruxelles : Binche, Charleroi, Valenciennes et. Maubeuge se rejoignent à Mons; en outre, la voie ferrée Paris-Bruxelles y passe. Là aussi , se rencontrent le canal de Condé et le canal du Centre, qui unit le précédent au canal de Charleroi et à la Sambre.

La ville de Binche (12.000 habitants) est située à 15 milles environ est-sud-est de Mons. C'est le nœud des routes de Charleroi, Bruxelles, Mons, Bavai et Beaumont. La voie double Maubeuge-Bruxelles traverse la ville.

Condé, vieille petite ville fortifiée, tire son importance militaire de sa position au confluent de l'Escaut et de l'Haine, et de sa communication par canal avec Mons. Une voie ferrée unique la relie au nord avec Tournai, au sud avec Valenciennes. La grande route d'Audenarde à Valenciennes et Cambrai passe à Condé.

L'importance stratégique de Valenciennes, ville de 32.000 habitants, vient de sa position au carrefour des grandes routes de Cambrai, Lille Tournai, Condé et Mons. C'est aussi le nœud des voies ferrées importantes de Paris vers le nord par Cambrai et Hirson. Sa position sur l'Escaut canalisé a déjà été signalée.

Cambrai (28.000 habitants), sur la rive droite de l'Escaut, qui devient navigable à partir de ce point, est le centre des grandes routes de Péronne, Bapaume, Arras, Douai, Valenciennes, Bavai et Le Cateau. Nœud des voies ferrées Paris-Valenciennes et Douai-Saint Quentin.

Le Cateau, où, comme je l'ai déjà dit, j'avais établi mon premier Q. G. en France, est situé sur la Selle. Avant la guerre, il comptait 10.700 habitants. Importantes filatures de laine. Point de jonction des grandes routes Valenciennes-Saint-Quentin et Cambrai-Le Nouvion. Passage de la grande ligne Paris-Maubeuge. Le Cateau réuni à Cambrai, à Valenciennes et au Quesnoy par ligne à voie unique. En résumé, si nous examinons les communications dans toute cette région nous verrons qu'elles étaient bonnes et nombreuses.

Les principales routes, du nord au sud, sont : celle de Condé à Cambrai, au Cateau et à Landrecies par Valenciennes, celle de Mons à Binche et au Cateau par Bavai, à Landrecies par Maubeuge. Des routes secondaires nombreuses créent de bonnes communications latérales entre celles citées plus haut.

Telle était donc la région où le corps expéditionnaire anglais attendait, dans la nuit du vendredi 21 août, l'occasion d'éprouver pour la première fois sa force contre l'ennemi. Ce soir-là nous allâmes nous coucher, le cœur plein des plus grands espoirs. La mobilisation, le transport, la concentration de l'armée britannique, s'étaient effectués sans un accroc. Non seulement les troupes avaient eu le loisir, de se reposer après leur voyage, mais quelques journées avaient pu être employées à des marches d'entraînement, et à la révision de tout le matériel. Les réservistes, même ceux qui étaient restés depuis longtemps sans être appelés sous les drapeaux, étaient dans une forme excellente, qui s'améliorait constamment.

Le plus bel esprit animait tous les hommes. D'un commun accord, l'armée brûlait d'envie de se mesurer avec l'ennemi.

La cavalerie avait été poussée fort en avant. Les engagements qui avaient pu se produire entre des patrouilles d'importance différente avaient fait pressentir cette supériorité morale des Britanniques sur les Allemands, qui fut si complètement établie par la suite et prit une importance si grande dans la retraite des batailles de la Marne et de l'Aisne et la première phase de la bataille d'Ypres.

Les troupes françaises avaient déjà remporté de petits succès, elles avaient pénétré sur le territoire ennemi; le commandement allié était plein d'espoir et de confiance.

Le quatrième chapitre

LA RETRAITE DE MONS

 

Je me réveillai le 22 août, à 5 heures, dans la même disposition d'esprit que je m'étais couché la veille, tout à l'espérance. Aucun funeste présage des événements qui se préparaient ne m'était apparu en rêve; mais, bien peu d'heures après, la désillusion commença. Je partis en automobile de très bonne heure, par une magnifique matinée d'été, pour aller voir le général Lanrezac à son Q.G., aux environs de Philippeville.

A peine étais-je entré dans la zone de la Ve armée française, que ma voiture fut arrêtée à tous les carrefours par les colonnes d'infanterie et d'artillerie marchant vers le sud. Après plusieurs arrêts de ce genre, et avant d'avoir fait la moitié du chemin, je rencontrai soudain le capitaine Spiers, du IIe Hussards, officier de liaison auprès du général Lanrezac. Il existe une sorte d'atmosphère créée par les troupes qui battent en retraite, alors qu'elles s'attendaient à marcher de l'avant, et qui ne peut échapper à quiconque possède quelque expérience de la guerre. Il ne s'agit pas de savoir si le mouvement est dû à une bataille perdue, à un engagement malheureux ou s'il est de l'ordre des " manœuvres stratégiques vers l'arrière ". Un fait demeure,; quelle qu'en soit la raison : du terrain est cédé à l'ennemi; l'esprit de la troupe est affecté, on le voit bien au visage mécontent et inquiet des hommes, à leur allure fatiguée et négligente, à leur air de mauvais vouloir. Ce sont là des caractéristiques invariables d'une troupe soumise, à une telle épreuve.

Cette atmosphère spéciale, je m'en sentais déjà environné depuis quelque temps, avant que je rencontrasse Spiers et qu'il m'eût dit un mot. Mes rêves optimistes de la nuit précédente s'étaient évanouis, et ce que j'appris n'était pas fait pour les ramener. Spiers m'informa de l'avance de la Garde et du VIIe C. A. allemands, commencée à la nuit tombante, sur la Sambre, aux abords de Franière. Le Xe C. A. français, qui tenait la rivière, avait été attaqué. Les éléments avancés avaient rejeté les Allemands; mais il ajouta qu'une " action offensive était contraire aux plans du général Lanrezac ", et que l'affaire l'" avait contrarié ". Le Xe C. A. avait dû se replier avec des pertes et s'était établi au lieudit " La Fosse " au sud de la Sambre. Il avait eu à supporter, d'après Spiers, une violente attaque. Spiers me donna divers renseignements, recueillis auprès du chef du 2e bureau de la Ve armée. Ils montraient que le mouvement tournant des Allemands en Belgique s'étendait loin vers l'ouest, la droite se portant régulièrement en avant pour esquisser un vaste enveloppement. Il était évident que l'ennemi progressait dans son effort pour jeter des ponts sur la Sambre et franchir la rivière sur tout le front de la Ve armée. Il me parut que j'aurais quelque peine à trouver le général Lanrezac, et je, décidai de retourner immédiatement à mon Q. G., au Cateau.

J'y trouvai des renseignements reçus par notre propre service et qui confirmaient en grande partie ceux que j'avais eus dans la matinée. Il semblait que trois corps allemands au moins marchassent sur nous, le corps le plus à l'ouest ayant atteint Ath.

Les espérances et les prévisions que j'ai exposées à la fin du précédent chapitre étaient bien affectées par les événements, mais le comble du désappointement et des désillusions, ce jour-là, ne fut atteint qu'à 23 heures. Le colonel Huguet, chef de la mission militaire française à mon Q. G., m'amena alors un officier d'état-major directement envoyé par le général Lanrezac. Cet officier m'annonça le combat dont Spiers m'avait déjà informé et ajouta que le Xe C. A. avait subi des pertes très lourdes. Quand nous nous reportons à l'estimation de nos pertes, à ce moment-là, il ne faut pas oublier qu'une expérience chèrement acquise ne nous avait pas encore appris le terrible tribut que lève la guerre moderne.

L'officier me donna les renseignements suivants : la Ve armée française répartissait depuis Dinant, le long de la Meuse (exactement nord de Fosse-Charleroi-Thuinretour vers Trélon), environ cinq corps d'armée en tout. Le corps de cavalerie Sordet avait rapporté que trois corps allemands, probablement, marchaient sur Bruxelles.

La ligne allemande en face de la ligne anglo-française paraissait être en gros Soignies-Nivelles-Gembloux, tournant ensuite au nord de la Sambre, autour de Namur. Une forte colonne d'infanterie était signalée, marchant de Fleurus sur Charleroi, le 21, à 15 heures. Il y avait eu de durs combats à Tamines, sur la Sambre, où les Français avaient été battus. Le général Lanrezac était anxieux de savoir si j'attaquerais parle flanc les colonnes qui le pressaient dans sa retraite au delà de la rivière.

Etant donnée la situation probable de l'armée allemande telle que nous la connaissions tous deux, et l'intention évidente du commandement ennemi d'exécuter un vaste mouvement tournant sur mon flanc gauche, étant donné aussi les effectifs dont je disposais, je ne pouvais comprendre quelle idée avait Lanrezac en me faisant cette proposition.

Comme la gauche de la Ve armée (division de réserve du XVIIIe C. A.) avait été repoussée jusqu'à Trélon, comme le centre et la droite de l'armée battaient en retraite, la position avancée que j'occupais sur le canal de Condé eût pu facilement devenir très précaire. Je répondis donc à Lanrezac que l'opération qu'il me proposait était tout à fait impraticable pour moi. Je consentais à garder ma position actuelle pendant vingt-quatre heures, " après quoi, lui disais-je, il sera nécessaire d'examiner si la pression exercée sur mon front et mon flanc extérieur, jointe à la retraite de la Ve armée, ne m'obligera pas à me replier sur Maubeuge ".

Je dois dire que, plus tôt dans la journée, à mon retour au Q. G., après ma conversation avec Spiers, j'avais envoyé le message suivant au général Lanrezac :

J'attends que le dispositif fixé soit réalisé, notamment l'établissement du corps de cavalerie française sur ma gauche. Je suis prêt à remplir le rôle qui m'a été attribué quand la Ve armée se portera à l'attaque.

En attendant, j'ai occupé une position défensive avancée : Condé-Mons-Erquelinnes, et je suis en liaison avec deux divisions de réserve au sud de la Sambre.

Je suis actuellement très en avant de la ligne occupée par la Ve armée. J'estime que ma position est aussi avancée qu'elle peut l'être, étant données les circonstances, étant donné surtout, que je ne serai entièrement prêt pour une action offensive que demain matin, ainsi que je vous en ai préalablement avisé.

Il ne ressort pas clairement de votre télégramme que le XVIIIe C. A. ait été engagé et qu'il reste à mon aile droite.

Je quittai mon Q. G. le dimanche 23, à 5 heures, et me rendis à Sars-la-Bruyère, Q. G. du IIe corps d'armée, où je, vis Haig, Smith-Dorrien et Allenby.

Dans la journée du 22, la cavalerie s'était retirée sur mon flanc droit, après de rudes combats avec les colonnes de marche allemandes, - elle laissait de petits détachements sur le front de mon aile droite, à l'est de Mons, qui n'était pas aussi gravement menacée. Ces détachements s'étendaient vers le sud-est, direction sud de Bray et de Binche, cette dernière ville venant de, tomber aux mains de l'ennemi. Ils étaient en liaison avec la Ve armée française. Les patrouilles et les escadrons avancés avaient engagé le combat avec des détachements ennemis de même importance et les avaient très bien maintenus.

La ligne occupée par le IIe C. A. partait du canal de Condé, depuis la ville, contournait le saillant que dessine le canal au nord de Mons, s'étendait ensuite à l'est d'Obourg et se rabattait sur Villers-Saint-Ghislain.

La 5e D. I. tenait la ligne Condé-Mariette; la 2e la prolongeait autour du saillant, jusqu'à la droite de la position occupée par le IIe C. A.

Le Ier C. A. était échelonné à droite et en arrière du IIe.

Je communiquai aux généraux les doutes qui, avaient assailli mon esprit depuis vingt-quatre heures, et leur démontrai la nécessité de se tenir prêts à quelque mouvement, que ce fût avance ou retraite. J'examinai à fond la situation sur leur front

Les reconnaissances hardies et minutieuses d'Allenby ne m'avaient pas amené à croire que nous serions pressés par des forces telles que nous n'y puissions opposer aucune résistance effective. Le IIe C. A. n'avait pas encore été sérieusement engagé; le Ier était encore pratiquement en réserve.

L'ordre donné à Allenby de se concentrer sur la gauche quand il serait pressé par des forces ennemies importantes avait été en fait exécuté. Je n'étais pas sans inquiétude sur le sort du saillant formé par le canal au nord de Mons, et je recommandai à Smith-Dorrien une particulière vigilance et d'ouvrir l'œil de ce côté.

Ils m'assurèrent tous que la nuit avait été tranquille et que leur ligne était solidement tenue.

Les reconnaissances aériennes étaient parties à la chute du jour, et je décidai d'attendre les rapports d'Henderson avant d'arrêter aucun plan.

Je chargeai Sir Archibald Murray, mon chef d'état-major, de rester pour le moment au Q. G. du général Smith-Dorrien, à Sars-la-Bruyère, et lui donnai toutes les instructions pour les mesures à prendre, au cas où une retraite deviendrait nécessaire. Je partis ensuite pour Valenciennes. Le général Drummond, commandant la 19e brigade, et le commandant d'armes m'attendaient à la gare.

J'inspectai une partie des travaux de défense qu'on était en train d'organiser; j'étudiai le dispositif des troupes territoriales, placées sous les ordres du général d'Amade et chargées de tenir ces tranchées et de défendre notre flanc gauche. La 19e brigade (2e Btn Royal Welsh Fusiliers, 1er Btn Scottish Rifles, 1er Btn Middlesex Regt et 2e Btn Argyle et Sutherland Highlanders) finissait justement de débarquer; je plaçai Drummond sous les ordres du général Allenby, commandant la division de cavalerie.

Pendant la journée du 23, les renseignements continuaient de m'arriver, portant, qu'une. forte pression était exercée contre nos avant-postes, sur toute la ligne, mais particulièrement entre Condé et Mons.

Sir Horace Smith-Dorrien, on s'en souvient, commandait alors le IIe C. A., ayant été envoyé d'Angleterre pour remplacer dans son emploi Sir James Grierson, après la mort prématurée de ce dernier.

Après ma conférence avec les commandants de corps d'armée, dans la matinée du 23, je laissai le général Smith-Dorrien plein de confiance touchant sa position. Mais, quand je revins à mon Q. G. dans l'après-midi, il me fut rendu compte qu'il évacuait le saillant de Mons, l'ennemi ayant forcé la ligne des avant-postes à Obourg. Bien mieux, il se disposait à évacuer la ligne du canal tout entière, avant la nuit. Il disait qu'il avait ainsi prévenu une percée de sa ligne entre les 3e et 5e D. I., aux environs de Mariette, et il alla jusqu'à demander l'appui du Ier C. A.

A ce moment-là, il n'y avait encore aucune menace positive, si faible qu'elle fût, sur Condé. Aussi Sir Horace n'avait pas à craindre un mouvement. tournant imminent, et son front n'était nulle part menacé que par la cavalerie appuyée par des éléments légers d'infanterie.

Le commandement n'avait encore donné aucune direction de retraite, bien que le chef d'État-major général eût été maintenu à Sars-la-Bruyère, pour donner les ordres de repli, si la nécessité s'en présentait.

L'inquiétude du général semble avoir diminué dans le courant de l'après-midi, car, à 17 heures, un message reçu du IIe C. A. disait que le commandement était " très satisfait de la situation ".

La 3e D. I., pendant ce temps, opérait son mouvement de retraite au sud du canal, vers une ligne passant, à l'ouest, par Nouvelles, et son repli avait pour résultat inévitable celui de la 5e D. I. et l'abandon à la cavalerie ennemie des ponts du canal.

Tous les renseignements que je recevais maintenant à mon Q. G. me montraient la pressante nécessité d'une retraite des forces britanniques, étant donnée la situation stratégique générale. Ainsi, je ne crus pas devoir entrer en conflit avec le commandant du IIe C. A.

Celui-ci continuait à envoyer des rapports sur l'activité ennemie devant lui : 19 h 15, il demande l'autorisation de se retirer sur Bavai; 21 h 45, il est de nouveau rassuré; un Q. G. de division, qui s'était replié, se porte de nouveau en avant; 22 h 20, il rend compte : " Pertes pas exagérées. Tout est calme, maintenant "

L'établissement du IIe C. A. sur la ligne qu'il avait occupée pour la nuit constituait un recul moyen de 3 milles. Pendant l'après-midi, les éléments avancés du Ier C. A. avaient été engagés mais sans menace sérieuse. Ils tenaient leur terrain.

Dans l'après-midi et la soirée, renseignements très inquiétants sur la situation à ma droite, que confirma plus tard un télégramme du G. Q. G. français, reçu à 23 h 30. Il en ressortait clairement que notre position actuelle était stratégiquement intenable, mais cette conclusion s'était imposée à moi bien plus tôt - dans la soirée, quand je pus avoir une appréciation complète de la situation - qu'elle n'apparut au G. Q. G. français. Le général Joffre me disait aussi que ses renseignements lui faisaient croire que je pourrais être attaqué le lendemain par trois corps d'armée et deux divisions de cavalerie au moins.

Voyant la situation sous le jour que tous les rapports établissaient si clairement, je n'avais plus qu'à abandonner mon dernier espoir d'offensive, et il devenait nécessaire d'envisager une retraite immédiate de notre position avancée.

Je choisis une ligne nouvelle allant de Jenlain (sud-est de Valenciennes) vers l'est, jusqu'à Maubeuge. Cette ligne avait déjà été reconnus. Les. officiers des états-majors de corps d'armée et de divisions, mandés au Q. G. pour recevoir des ordres, et spécialement ceux du IIe C. A., estimaient notre position bien plus sérieusement menacée qu'elle ne l'était en réalité. En fait, quelques doutes furent exprimés sur la possibilité d'effectuer une retraite en présence de l'ennemi, immédiatement devant notre front. Je ne partageais pas cette manière de voir, et le colonel Vaughan, chef d'É.M. de la division de cavalerie, était plus porté que les autres à adopter mon avis touchant les forces ennemies sut le canal ou aux environs. Nous avions eu de bien plus grandes facilités pour étudier les effectifs et le dispositif ennemis, grâce au beau travail de reconnaissances exécuté par la division de cavalerie, les deux ou trois jours précédents. Néanmoins, je décidai de battre en retraite, et les ordres furent donnés en conséquence.

Le Ier C. A. devait se porter vers Givry et y occuper une bonne position pour couvrir la retraite, du IIe C. A. vers Bavai, qui devait commencer à la nuit. Notre front et notre flanc gauche seraient couverts par la cavalerie et la 19e brigade d'infanterie.

Le 24 août, vers 1 heure, Spiers arriva du Q. G. de 1a Ve armée française et me dit que les Français étaient sérieusement battus en brèche sur toute la ligne. Les IIIe et IVe armées se repliaient, et la Ve, après son échec du samedi, se conformait au mouvement général.

Les renseignements, arrivés à 23h 30 au Q. G. français, étaient les suivants :

 

1° Namur était tombé le 23;

2° La Ve armée avait été attaquée sur tout le front par le IIIe C. A. allemand, la Garde, les Xe et VIIe C. A. et refoulée sur la ligne Givet-Philippeville-Maubeuge;

3° Hastière avait été, le même jour, prise par les Allemands;

4° La Meuse baissait rapidement et devenait guéable en de nombreux points : d'où de grandes difficultés de défense.

 

Le 24, à 5h30, je me rendis à mon P. C. avancé, établi à Bavai, petit village important au point de vue stratégique comme croisement des routes venant de toutes les directions.

Les ordres donnés pendant la nuit avaient été exécutés. Le 1er C. A. tenait la ligne Nouvelles-Harmignies-Givry, avec Q. G. à Bonnet. C'était une position excellente pour couvrir la retraite des troupes dut IIe C. A., durement pressé, notamment de la 5e D. I., au sud-est de Condé. De fait, à 10 heures, le général Fergusson, commandant la division, jugea nécessaire de demander de toute urgence au général Allenby son concours et son soutien. La 19e brigade d'infanterie, sous Drummond, avait, on s'en souvient, été mise aux ordres du général commandant la division de cavalerie. Celui-ci, détachant la brigade comme soutien immédiat de la 5e D. I., envoya les 3e et 4e brigades de cavalerie pour menacer et harceler le flanc des troupes allemandes, qui avançaient toujours; la 4e brigade de cavalerie, sous les ordres de Bingham, restait en observation vers l'ouest. La 3e brigade (Gough) comprenait le 4e Hussards, les 5e et 16e Lanciers; la 2e (De Lisle), le 4e Dragoon Guards, le 9e Lanciers, le 18e Hussards.

L'intervention d'Allenby et de Drummond et le secours qu'ils apportaient produisirent leur plein effet en arrêtant la sévère pression exercée par l'ennemi sur la 5e D. I., et en permettant à celle-ci de continuer s a retraite. Vers 11 h 30, le Q. G. du IIe C. A. était transféré de Sars-la-Bruyère à Hon.

Peu après mon arrivée à Bavai, j'allai au Q. G. du Ier C. A. à Bonnet et j'assistai de là au combat que j'ai dit plus haut. Nos troupes, sur ce point de la ligne, étaient pleines d'allant et de mordant. La 8e brigade, sous Davies (2e Btn Royal Scots, 2e Btn Royal Irish Regt, 4e Btn Middlesex Regt, et Ier Btn Gordon Highlanders), était établie à Nouvelles, sur la gauche. Le reste de la 2e D. I. arriva alors; peu après, la Ire D. I., commandée par Lomax, sur la droite.

En quittant le Q. G, de Haig, je montai sur une hauteur élevée, d'où le terrain s'abaisse vers le nord et le nord-est en pentes douces qui aboutissent presque au canal, à une certaine distance de là. La situation du Ier C. A. était excellente, les positions de batteries très bien choisies. De cette colline, nous cherchâmes à observer l'effet de notre feu d'artillerie. Il était très précis; on pouvait voir les shrapnells éclater juste au-dessus des lignes ennemies et arrêter complètement l'avance. D'autre part, le tir allemand était, de toutes manières, moins efficace que le nôtre. L'infanterie défendait ses positions établies tout à fait en bas des pentes avec beaucoup de ténacité et d'énergie. L'attitude résolue et l'habile repli de notre aile droite à Mons étaient pour beaucoup dans le succès de notre retraite; et ce que je vis, pendant. le peu de temps que je passai, ce matin-là, avec le Ier C. A., m'inspira la plus grande confiance.

Le repli postérieur du Ier C. A. fut exécuté avec succès et sans grosses pertes; le Q. G. de Haig s'établit Riez-de-l'Erelle, vers 13 heures.

Après avoir visité certains points importants du secteur où le IIe C. A. était engagé, je me mis en quête du général Sordet, commandant le corps français de cavalerie qui était cantonné quelque part à l'est de Maubeuge. Je trouvai Sordet à son Q. G. d'Avesnes.

La scène dans la ville était très typique : c'était tout à fait la guerre comme les tableaux de 1870 nous l'ont montrée si souvent.

Je rencontrai le commandant du corps de cavalerie et son état-major sur la grand'place. Ils formaient un groupe imposant, se détachant sur un fond tout à fait approprié de canons et de voitures à munitions. Rien des matamores, des " beaux-sabreurs " (En français dans le texte) à la Murat.

Le général, qui revenait de cette première et terrible attaque en Belgique, qui pendant les durs combats avait si grandement secouru nos alliés dans leur splendide défense, était un petit homme, mince, très tranquille, peu démonstratif, âgé de soixante ans au moins. Il paraissait ferme et calme et ne donnait aucun signe extérieur du terrible effort qu'il venait de fournir. Au contraire, il était fort élégant, très leste, tout à fait officier de cavalerie légère. Sa figure fine, rasée de près, ses traits réguliers, dénotaient un descendant de vieille noblesse et, dans son brillant uniforme, je me plaisais à l'imaginer comme une statuette de vieux saxe. Ajoutez à cela l'attitude d'un cavalier et d'un chef.

Ses manières étaient courtoises à l'extrême, mais il me montrait une fermeté et une détermination inflexibles.

Les officiers de son état-major réalisaient le type des cavaliers français. Pendant des années, à des manœuvres ou ailleurs, j'ai eu l'occasion de voir quelques-uns de ces officiers; ils réunissent les meilleures qualités du cavalier avec le plus grand esprit de cordialité et de camaraderie.

Je causai longuement avec le général, insistant sur ce que m'avaient dit le général Joffre et son chef d'état-major, à savoir que le corps de cavalerie était désigné pour opérer sur ma gauche ou sur mon flanc extérieur. Je lui dis qu'à mon avis c'était là que sa présence était le plus nécessaire et que son action serait le plus efficace pour arrêter l'avance de l'ennemi. J'ajoutai que je serais très heureux d'avoir son concours à ce point le plus tôt possible, car, étant données ma position avancée actuelle et la retraite continue de la Ve armée, j'aurais un pressant besoin de tout le secours possible pour établir mon armée sur ses positions nouvelles.

Le général Sordet était fort courtois et sympathique, Il m'exprima son grand désir de me secourir par tous les moyens à sa disposition. Mais il ajouta qu'il n'avait reçu aucun ordre pour se porter sur la gauche et qu'il devait donc attendre des instructions avant de marcher. D'ailleurs, après les jours très durs qu'il venait de passer comme soutien de l'armée belge, ses chevaux avaient le besoin le plus urgent de repos, et il ne lui serait donc possible, en aucun cas, de quitter sa position actuelle avant vingt-quatre heures au moins. Il me promit cependant de faire tout ce qui serait en son pouvoir pour me porter secours. Comme on le verra par la suite de ce récit, il tint magnifiquement sa parole.

Je retournai ensuite au Cateau, dans l'espoir d'y trouver quelque message ou nouvelle de Joffre ou de Lanrezac.

J'assistai avec plaisir au débarquement des éléments avancés de la 4e D. I. (général Show).

Après un court arrêt au Cateau, je repartis pour mon P. C. avancé de Bavai. Le souvenir de cet après-midi restera gravé dans ma mémoire profondément. Peu de temps après avoir quitté Le Cateau, le fus entouré par des torrents de réfugiés belges, s'écoulant de Mons et des environs. Ils couvraient la campagne dans toutes les directions : ils bloquaient les routes avec les voitures et les carrioles où ils essayaient d'emporter ce qu'ils pouvaient de leurs biens.

Par tout le pays s'étalaient les signes les plus évidents de désordre et de malheur. Nous pouvions tous comprendre ce que signifiait cette retraite, ce qu'elle pouvait aussi signifier dans l'avenir.

Après bien des retards, j'arrivai à Bavai vers 14 h 30.

Ma voiture ne put se frayer qu'à grand-peine un chemin au milieu de la foule des chariots, des chevaux, des fugitifs, des trains d'équipages militaires - qui couvrait positivement chaque mètre de terrain, dans cette petite ville. Mon P. C. était provisoirement établi place du Marché, dont l'aspect défiait toute description. C'était une vraie tour de Babel, les cris des enfants et des femmes se mêlaient au fracas des canons, au crépitement des fusils et des mitrailleuses toutes proches. C'était un bruit assourdissant, au milieu de quoi il était fort difficile de garder une claire vision des choses et de pouvoir suivre le cours rapide et changeant des événements.

Dans une petite chambre, au premier étage de la mairie, je trouvai Murray, mon chef d'état-major, travaillant dur; il avait mis bas ceinture, tunique et col. La chaleur était étouffante. La pièce était pleine d'officiers d'état-major apportant des renseignements ou attendant des ordres. Bien des gens n'avaient pas fermé l'œil au Q. G. depuis quarante-huit heures. On les voyait étendus sur des bancs ou assis dans les coins, tombés dans ce profond sommeil qui accable, dans ces cas-là, les cerveaux exténués.

Si quelqu'un des critiques en chambre qui parlent si allègrement du confort des officiers d'état-major, comparé. avec celui de leurs camarades de la troupe - si l'un de ces critiques eût pu voir cette scène, il eût regardé à deux fois avant de se faire une opinion et de répandre des idées fausses.

Personnellement, j'ai toujours été beaucoup plus officier de troupe qu'officier d'état-major, et j'ai toutes les raisons de sympathiser avec mes camarades des régiments. Mais moi qui ai été témoin de scènes, qui ai vécu des jours comme ceux que je décris si imparfaitement ici, qui sais que ces journées, que ces circonstances se renouvellent souvent à la guerre, mon sang bout, quand j'entends et que je lis les calomnies si souvent déversées sur la tête des malheureux états-majors.

Murray fit de la superbe besogne ce jour-là, et donna le plus beau des exemples. A mon arrivée à Bavai, il m'exposa la situation complètement et clairement. L'action de la cavalerie et de la 19e brigade sur la gauche avait grandement diminué la forte pression ennemie sur la 5e D. I., et le repli s'exécutait parfaitement.

Cependant, des renseignements m'étaient parvenus sur la défaite et la retraite de la IIIe armée française et sur le repli continu de Lanrezac. J'estimai aussi, d'après la méthode et la direction des attaques, que les Allemands tenteraient de vigoureux efforts pour tourner mon flanc gauche et me refouler au delà de Maubeuge. Les forces ennemies devant moi grandissaient en nombre : je jugeai ces effectifs plus nombreux du double que les miens. Comme des renseignements postérieurs le prouvèrent, nous avions affaire à quatre corps d'armée et à deux divisions de cavalerie au moins.

Au début de l'après-midi, il me parut évident qu'il fallait prendre de nouvelles décisions. Nous ne pouvions pas nous arrêter sur la ligne vers laquelle se repliaient nos troupes.

La forteresse de Maubeuge était en arrière de moi tout près. Elle était bien fortifiée et approvisionnée. Nul ne peut savoir, s'il n'a été dans ma situation, la tentation qu'est une place forte comme celle-là pour une armée qui cherche un abri contre un ennemi dont la supériorité est écrasante.

Pendant un certain temps, au cours de cet après-midi décisif, je débattis avec moi-même si je céderais ou non à la tentation; mais je ne pus hésiter longtemps, car deux considérations s'imposèrent absolument à mon esprit.

J'avais d'abord le sentiment instinctif qu'en m'enfermant dans Maubeuge, je ferais exactement ce que l'ennemi s'efforçait de me faire faire.

En second lieu, j'avais présent à là mémoire l'exemple de Bazaine à Metz en 1870. L'excellent commentaire de Sir Edward Hamley sur la décision du maréchal français m'avait énormément frappé. Hamley parle de l'" inquiétude d'un esprit temporisateur qui préfère l'ajournement d'une crise à une entreprise vigoureuse ". De Bazaine, il dit : " En s'accrochant à Metz, il a agi comme un homme qui, sur un bateau en train de couler, prendrait appui sur l'ancre. "

Aussi je renonçai à ces idées et, vers 15 heures, je donnai des ordres pour continuer la retraite quelques milles plus en arrière, sur la ligne Le Cateau-Cambrai.

Vers la nuit, la pression ennemie sur notre flanc gauche augmenta. Tous les rapports, toutes les reconnaissances montraient chez les Allemands un effort résolu pour nous tourner et nous couper de notre ligne de retraite, mais la cavalerie d'Allenby était dans des dispositions magnifiques, et fort bien en main. Les colonnes allemandes furent tenues en respect, et nos troupes purent bivouaquer sur une ligne un peu plus au sud que celle qui leur avait été assignée le matin, pour leur repli.

Il y eut quelque confusion dans la retraite du IIe C. A. La 5e D. I. traversa l'arrière de la zone réservée à la 3e, près de Bavai, jusqu'à l'est de cette zone, et se trouva empiéter sur la ligne de retraite du Ier C. A. dont les mouvements furent ainsi gênés et retardés.

Je regagnai mon Q. G. au Cateau, tard dans la soirée; une pile de rapports m'y attendait. Les nouvelles les plus importantes étaient contenues dans un message téléphonique reçu à 21 h 40 du major Clive, des Grenadiers Guards, mon officier de liaison au G. Q. G. français. Il était ainsi conçu :

La IVe armée, luttant contre des forces ennemies, estimées à trois corps d'armée, s'est repliée sur la ligne Virton-Spincourt. Cet après-midi, trois divisions de réserve ont contre-attaqué, partant du sud, le flanc gauche ennemi. La IIIe armée, combattant dans un pays difficile, s'est retirée sur une position meilleure, en deçà de la Meuse, vers, Mézières et Stenay. L'ennemi n'a pu franchir la Meuse. La IIIe armée attend d'être en force suffisante pour contre-attaquer sur sa droite.

Le Ier C. A. de la Ve armée signale que les Allemands ont franchi la Meuse derrière lui, au sud de Dinant. En conséquence, il se replie dans la région Givet-Philippeville.

Murray me rejoignit à mon Q. G. à 3 heures. Il. me rendit compte de la bonne exécution des ordres : les mouvements s'effectuaient d'une façon satisfaisante. Toutes les troupes étaient très fatiguées et avaient grandement souffert de la chaleur. Nos pertes au combat, pendant les deux derniers jours, bien que lourdes, n'étaient pas exagérées, eu égard à la nature des opérations.

Le 25 août, dès la première heure, le mouvement de retraite reprit, toujours habilement couvert par la cavalerie d'Allenby.

Pendant la nuit, la 4e D. I. avait presque achevé son débarquement et prenait les positions. qui lui étaient assignées vers Cambrai. Pendant la matinée du 25, je vis Snow, commandant la division, et visitai le terrain avec lui.

La seule action d'importance pendant cette journée se déroula à Solesmes, où l'arrière-garde, de la 3e D. I., sous Mac Cracken, fut violemment attaquée. Allenby, avec la 2e brigade de cavalerie (4e Dragoons Guards, 9e Lanciers, 18e Hussards), vint à son secours et lui permit de continuer sa retraite. La 3e D. I. ne put cependant arriver à son point de destination que tard dans la soirée, et les hommes étaient épuisés de fatigue.

Les rapports reçus le 25 jusqu'à midi montraient que les Français se repliaient sur toute la ligne. Il ne pouvait plus subsister de doute dans mon esprit sur la force de l'ennemi et ses intentions devant mon front. Trois corps d'armée et une division de cavalerie se concentraient contre nous, pendant qu'un quatrième corps et une division de cavalerie cherchaient à tourner notre aile ouest.

J'avais maintenant à examiner attentivement la situation et de nouveau à prendre une décision de haute importance. Devais-je m'arrêter et combattre sur la ligne Le Cateau-Cambrai, où l'armée était en train de se replier? Devais-je reprendre le mouvement de retraite au lever du jour ?

Pour tenir la position du Cateau, en vue de la menace qui pesait sur mon front et mon aile gauche, pour justifier cette décision, il fallait que j'eusse l'absolue certitude que le commandement français était décidé à tenir avec la dernière opiniâtreté sur toute la ligne. Or, nos alliés étaient déjà à une heure de journée de marche en arrière de nous : tous les rapports indiquaient qu'ils continuaient leur retraite. L'ennemi avait engagé un corps d'armée et deux divisions de cavalerie, au moins, dans un mouvement tournant sur ma gauche; la manœuvre avait déjà progressé, et, de ce côté-là, je ne pouvais attendre d'aide que de deux divisions françaises de réserve réparties sur un front immense, vers Dunkerque, avec des défenses hâtivement établies et fort médiocres. Il était bien improbable qu'elles fussent capables d'opposer une résistance quelconque à la manœuvre de flanc de l'ennemi.

Si cette manœuvre réussissait, mes communications avec Le Havre étaient pratiquement perdues.

Nous n'avions jamais eu le temps ou les hommes nécessaires pour fortifier la position du Cateau au point de rendre possible une résistance contre une vigoureuse attaque de ces ennemis, si supérieurs en nombre, qui marchaient contre nous. Les troupes britanniques, qui, depuis le dimanche, n'avaient, pour ainsi dire, pas cessé de marcher et de combattre, avaient un impérieux besoin de repos : elles ne pourraient le trouver qu'en interposant un obstacle sérieux, tel qu'une ligne de rivière, entre elles, et l'ennemi.

Après une délibération longue et angoissée, il m'apparut clairement que, tout considéré, il était nécessaire de reprendre le mouvement de retraite le 26, à l'aube, et les ordres furent donnés en ce sens.

Je me décidai à marcher sur Saint-Quentin et Noyon. La concentration des troupes devait être réglée de telle manière que je pusse profiter immédiatement de tout changement survenu dans la situation, arrêter ma retraite, et saisir une occasion favorable de prendre l'offensive. En conséquence, mon plan était de me concentrer derrière la Somme et l'Oise. A l'abri de cette barrière, je pourrais faire reposer mes troupes, réparer mes pertes en hommes et en matériel, et me tenir prêt à agir efficacement avec nos alliés, dans quelque direction que les circonstances imposassent.

La retraite fut donc reprise au point du jour, et, à 18 heures, tous les éléments du IIe C. A. étaient sur la ligne du Cateau, à l'exception de la brigade Mac Cracken, qui, comme il a été dit plus haut, avait dû s'arrêter et livrer combat à Solesmes. Le Ier C. A., cependant, avait été retardé de quelques heures dans son départ, et ne put atteindre que les abords de Landrecies. Aussi, à la fin de cette journée de marche, il existait entre le Ier et le IIe C. A. un vide dangereux qui me causa de graves inquiétudes pendant les premières heures de la matinée du 26.

Le 25, à la tombée de la nuit, l'ennemi avait envoyé des éléments en automobiles et en camions à travers la forêt de Mormal, à la poursuite du Ier C. A. Cette manœuvre aboutit finalement à une violente attaque de Landrecies, qui fut magnifiquement repoussée, avec de lourdes pertes pour l'ennemi; la 4e brigade (Guards), sous le brigadier général Scott-Kerr, se distingua particulièrement.

Comme suite à cette affaire, voici un extrait de la lettre que j'écrivis, le 27 août, à Lord Kitchener :

La 41e brigade combattait, de bon matin, dans les rues de Landrecies. Une colonne d'infanterie allemande, forte d'environ une brigade, déboucha du bois situé au nord de la ville, dans la formation la plus compacte, et s'engagea dans une rue étroite.

Deux on trois de nos mitrailleuses furent mises en batterie, de l'autre côté de la ville, contre cette cible magnifique. La tête de colonne fut brusquement arrêtée; une terrible panique s'ensuivit; on n'estime pas à moins de huit à neuf cents le nombre de morts et de blessés que les Allemands laissèrent dans les rues.

Sir Douglas-Haig, bien que ses troupes fussent très fatiguées et éprouvées par un dur combat d'arrière-garde, s'occupait cependant d'exécuter les ordres reçus, et la retraite du Ier C. A. se continua en ordre parfait et avec plein succès.

Du côté du IIe C. A., les choses n'allaient pas aussi bien. Le général Allenby, qui avait fort habilement couvert la retraite de l'armée avec sa cavalerie, avait déjà grandement aidé l'arrière-garde de la 3e D. I. dans sa difficile situation à Solesmes. La brigade Mac Cracken (7e brigade : 3e Btn Worcester Regt, 2e Btn South Lancashire Regt, Ier Btn Wiltshire Regt, 2e Btn Royal Irish Rifles), ne put atteindre la position du Cateau que le 25, vers 22 ou 23 heures. Les hommes étaient naturellement à bout de forces et les pertes avaient été sévères.

Le colonel Ansell, commandant le 5e Dragoons Guards, l'un des plus beaux cavaliers de l'armée, qui devait tomber quelques jours plus tard à la tête dé son régiment, rendit compte vers 2 heures au général Allenby de la situation de l'avance allemande. La chose parut si grave à Allenby qu'il alla trouver sur l'heure Sir Horace Smith-Dorrien et l'avertit que, à moins qu'il n'eût l'intention de reprendre sa retraite au point du jour, il serait probablement cloué sur sa position et dans l'impossibilité de se dégager. Sir Horace lui demanda quelles étaient, à son avis, ses chances de succès s'il restait et tenait sa position, ajoutant qu'il était convaincu que la fatigue extrême de ses troupes excluait toute possibilité de les remettre en marche avant plusieurs heures. Allenby lui répondit ce qu'il pensait : si le commandant du IIe C. A. ne se décidait pas à repartir dès l'aurore, l'ennemi réussirait probablement à l'encercler. Néanmoins, Sir Horace se décida à combattre. En pareil cas, un chef, qui est sur les lieux, en liaison étroite avec ses divisions et ses brigades, est le meilleur juge qui soit de ce que ses hommes peuvent faire.

Avant de regagner mon Q. G., à Saint- Quentin, tard dans la soirée du 25, j'avais visité plusieurs unités du IIe C. A. à leurs bivouacs; elles m'avaient semblé fatiguées assurément, mais point tout à fait exténuées.

Quand le jour se leva, le 26 août, la 25e D. I., à droite, avait eu plusieurs heures de repos. On en peut dire autant des 8e et 9e brigades, qui la prolongeaient sur la ligne. La 7e brigade n'était arrivée à ses cantonnements que le 25, à 22 ou 23 heures, après une journée de marche très dure et de rudes combats, mais, en cas d'urgence, elle pouvait se remettre en marche à l'aurore. Enfin, la 4e D. I., à la gauche du IIe C. A., était relativement fraîche.

J'inspectai, en particulier, une brigade d'artillerie, dont quelques canons avaient dû à la cavalerie de ne pas tomber, les jours précédents, aux mains de l'ennemi. Le commandant de la brigade défaillait d'émotion en me racontant la bravoure déployée par Francis Grenfell et le 9e Lanciers. La brigade avait brillamment combattu la veille, pendant plusieurs heures, sur la position du Cateau.

Toutes les reconnaissances, tous les bulletins de renseignements reçus le 25, jusqu'à minuit, étaient d'accord pour dire que Cambrai était encore aux Français, et que, sur ce point, la position n'était pas encore sérieusement menacée. En outre, tandis que le mouvement tournant progressait clairement, l'ennemi n'avait pas encore jeté de forces considérables au delà 'de la ligne Valenciennes-Douai. Après l'échec que lui avaient infligé, à Solesmes, Mac Cracken et Allenby, il n'était pas en force au sud de la ligne Valenciennes-Maubeuge.

Ce jugement sur la situation fut confirmé par un radio allemand, intercepté le 26 dans la soirée, qui montrait que l'aile marchante allemande était, à ce moment-là, en train de " marcher " seulement sur Cambrai et que les autres corps, engagés dans l'attaque de front; " se dirigeaient " seulement respectivement sur Cattenières, Walincourt et Le Cateau.

Le Ier C. A. avait, nous le savons, subi une dure journée de marche le 25; il avait été attaqué à Landrecies et aux environs, avant de pouvoir prendre si peu de repos que ce fût. Sir Douglas avait apprécié exactement la force de ennemi sur son front immédiat et bien jugé de la situation : l'ennemi cherchait à nous donner l'idée qu'il avait des forces considérables, à nous fixer sur le terrain, pendant qu'il exécuterait son mouvement tournant.

Dans ce but, il avait poussé en avant une grande quantité d'artillerie, composée de canons et d'obusiers de tout calibre, accompagnés et protégés par quatre divisions de cavalerie et un certain nombre de bataillons de chasseurs.

Ces troupes étaient jetées contre le IIe C. A. au Cateau, comme elles l'avaient été contre le Ier à Landrecies, dans un but absolument similaire.

Le superbe courage des troupes, sous l'habile impulsion des commandants de divisions, de brigades et de bataillons, grandement soutenus par le concours d'Allenby, et, comme je l'appris plus tard, de Sordet et de d'Amade, sauvèrent le IIe C. A. ; sans quoi, il eût sûrement été cloué sur sa position et encerclé ensuite. La cavalerie eût peut-être réussi à se dégager, mais trois divisions sur les cinq de l'armée britannique, avec la 7e brigade, eussent été perdues.

L'ennemi, grisé par cette première victoire, se serait précipité sur les flancs du Ier C. A., eût empêché sa retraite, et, continuant ses attaques combinées par le front et par les ailes, eût presque certainement refoulé l'armée alliée tout entière au delà de sa ligne de retraite. Nous aurions ainsi fort bien pu assister à un nouveau et foudroyant Sedan.

La magnifique valeur de nos glorieuses troupes empêcha ce désastre. Mais le résultat se chiffrait par la perte totale de 14.000 officiers et soldats, au moins, environ 80 canons, des mitrailleuses en abondance, des quantités de munitions, de matériel de guerre, de bagages. L'ennemi, de son côté, avait gagné du temps pour reformer ses colonnes d'infanterie, qui descendaient du nord-est. Il avait subi, à la vérité, des pertes, mais pas plus grandes que les nôtres, si même elles les égalaient, et qui, en tout cas, étant donnée son immense supériorité en hommes et en moyens, lui étaient infiniment moins sensibles qu'à nous.

Le résultat fut aussi, pour l'armée britannique, de rendre la continuation de la retraite plus difficile et plus pénible.

L'espoir devait être maintenant abandonné d'un arrêt derrière la Somme ou. l'Oise ou dans quelque autre position favorable au nord de la Marne. L'état de notre armée était déplorable, et les conséquences lointaines de nos pertes à la bataille du Cateau se firent sentir jusque pendant la bataille de la Marne et les premières opérations sur l'Aisne. Il ne fut guère possible de remplacer les canons et les mitrailleuses perdus avant la fin de septembre.

Dans le rapport que je rédigeai en septembre 1914, je parlai en termes élogieux de la bataille du Cateau. J'avais, avec mon état-major, dirigé, jour et nuit, les mouvements de l'armée britannique jusqu'à la bataille de la Marne. C'est en pleine bataille que le Gouvernement me pria de lui envoyer d'urgence un rapport.

Il fut rédigé naturellement d'une façon très hâtive, sans qu'on eût le loisir ni l'occasion d'étudier à fond les rapports précédents qui embrassaient la période de la bataille dont seuls les détails complets pouvaient être mis à jour.

Il était vraiment impossible, et cela pour un long temps encore, d'apprécier dans tous ses détails la situation au matin du 26 août.

Au moment où j'écrivis mon rapport, je ne savais rien de l'important concours que nous avaient prêté ce jour-là Sordet et d'Amade. J'acceptais sans discussion l'opinion du commandant du IIe C. A. sur le danger qui le menaçait et sur la position des forces allemandes qu'il avait en face de lui.

Il est difficile pour les non-initiés de réaliser la tension d'esprit qu'exige d'un général en chef le commandement d'une armée dans une offensive comme celle de la Marne, s'il veut employer au mieux les troupes sous ses ordres.

Dans l'atmosphère d'une grande bataille, la préparation de tout le matériel nécessaire et, en même temps, la rédaction d'un rapport sont des choses fort malaisées. Certes, il est facile de dire : " Pourquoi ne pas avoir employé d'autres hommes ? " J'ai toujours soutenu que seul le général qui conduit une opération de quelque importance peut ou doit la résumer et la décrire. Nul que lui ne sait ce qui s'est passé dans son esprit, comment son jugement a été formé et orienté par le cours rapide des événements.

Aussi bien il est impossible d'avoir des renseignements exacts, avant des semaines et des mois, parfois même avant des années, à la fin d'une série déterminée d'opérations.

Dans plus d'un cas, au cours de la retraite de Mons, on prétend que les décisions du général commandant le IIe C. A. eurent l'approbation, à tout le moins tacite, du G. Q. G. de Saint-Quentin. Je dois aux distingués et dévoués officiers de mon état-major de dire qu'il n'y a pas le moindre fondement de vérité dans cette affirmation.

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