LA 1ère BATAILLE DE LA MARNE

VUE PAR LE GÉNÉRAL WEYGAND

LA GUERRE DE MOUVEMENT - 1914

Ce texte est extrait de l'Histoire de l'Armée Française, écrite par le Général Weygand, en 1928, et éditée par Flammarion

 

LES FORCES EN PRÉSENCE :. - A la mobilisation des deux armées, exécutée avec la précision d'un mouvement d'horlogerie, succède leur concentration dont le synchronisme range de part d'autre des frontières, dans le dispositif prévu par les plans, les masses adverses en présence sur le front occidental.

 

L'Armée allemande, articulée en sept armées, s'étend de Strasbourg à la région de Crefeld. Elle compte trente-cinq corps d'armée, dont treize de réserve, soixante-dix divisions d'infanterie, dont vingt-cinq de réserve (Avec leur population de 70 millions, les Allemands n'ont au front que des hommes de 28 ans au maximum, tandis que nous devons y appeler des hommes de 32 ans ; nos divisions de réserve demanderont plus de temps pour s'aguerrir.), et dix divisions de cavalerie, au total 1.500.000 combattants. En face d'elle les cinq Armées françaises s'étendent d'Epinal à Hirson, comprenant vingt et un corps d'armée, soixante et une divisions d'infanterie dont quatorze de réserve, et dix divisions de cavalerie, et aligne un nombre de combattants à peu près égal ; l'Armée belge, six divisions d'armée et une de cavalerie, est réunie dans une position centrale à l'est de Bruxelles ; l'Armée britannique, six divisions d'infanterie et deux de cavalerie, arrivera le 20 août à hauteur de Maubeuge.

 

La période des opérations actives s'étend jusqu'au milieu de novembre. Elle s'ouvre par la bataille des frontières, qui met en échec toutes nos armées, se continue par le redressement victorieux de la Marne, et se termine par cette manœuvre parallèle de débordement que l'on a appelée " la Course à la Mer ". On ne peut ici que rappeler les traits principaux de ces événements.

 

Dans les Vosges et en Lorraine, la bataille des frontières débute, pour la Ire Armée (Dubail) et la IIe (Castelnau), par les échecs de Sarrebourg et de Morhange qui les obligent à un léger recul, après lequel elles se ressaisissent et reprennent, à la bataille de la Trouée de Charmes, un avantage grâce auquel elles constitueront le pivot de la manœuvre de la Marne. Au centre, même insuccès de la IIIe Armée (Ruffey puis Sarrail) et de la IVe (Langle de Cary) dans les rencontres de Longwy et des Ardennes. Dans le Nord enfin, la Ve Armée (Lanrezac) et l'Armée britannique sont forcées à la retraite à Charleroi et à Mons, tandis que l'Armée belge, dont la résistance à Liége a fait gagner de précieuses journées, se retire dans le camp"retranché d Anvers.

 

Ce succès initial des Armées allemandes va-t-il leur permettre de poursuivre le développement de leur plan, et de réaliser l'enveloppement de nos forces ? Non, car dès le 25 août, en même temps qu'il soustrait ses trois armées de gauche à l'étreinte adverse, Joffre arrête la manœuvre qui fera passer de son côté l'avantage décisif du débordement des forces allemandes. Il ne nous est pas possible d'exposer comment, au cours des journées de retraite (25 août-4 septembre), une VIe Armée (Maunoury) est constituée sur le flanc extérieur de l'ennemi, et une IXe (Foch) au centre de notre dispositif pour le mieux souder, comment la clairvoyance et 1'initiative de Gallieni et de Franchet d'Espérey, maintenant à la tête de la Ve Armée, permettent à Joffre de lancer son offensive au moment favorable, créé par la désobéissance et l'erreur de direction de von Kluck, et de nouer au mieux l'action de notre aile gauche. Après cinq jours (6-10 septembre) d'une lutte acharnée la victoire est acquise sur la Marne ; l'ensemble des forces allemandes se retire vers le Nord entre Paris et Verdun.

 

La poursuite des Alliés est vite arrêtée sur une line que les Allemands, ressoudés, ont su rendre assez forte, grâce à la fortification de campagne, pour résister à des attaques insuffisamment méthodiques et privées de moyens de destruction. Toutefois ni l'un ni 1'autre des adversaires n a renoncé à faire sortir un succès décisif de la manœuvre de débordement. C'est à l'obtenir qu'ils s'efforcent pendant tout le mois d'octobre, infructueusement en raison de l'équivalence d'entreprises sans envergure et sans puissance qui se neutralisent, et ils atteignent à peu près ensemble la Mer du Nord. A ce moment, l'Armée belge a pu se dégager d'Anvers et se reprendre derrière l'Yser, tandis que l'Armée britannique était transportée du Tardenois dans la région d'Ypres. En même temps, dans les premiers jours d'octobre, Joffre avait envoyé dans le Nord, afin d'y coordonner l'action des forces françaises, Foch, qui, en qualité d'adjoint au chef français, sera le lien et l'animateur de la résistance dans les Flandres, qui se termine par les sanglantes défaites infligées aux Allemands dans les batailles de l'Yser et d'Ypres (20 octobre - 15 novembre) par les Armées belge et britannique, et par les troupes de la VIIIe Armée française (d'Urbal), formée dans les Flandres pour leur apporter un indispensable concours.

 

Les événements sur le front oriental n'avaient été ni moins violents, ni moins dramatiques. Hindenburg et Ludendorf avaient battu les Russes à Tannenberg (27 août), et délivré la Prusse Orientale. La campagne de Pologne s'était terminée par l'arrêt des Armées russes sur un front fortifié s'étendant en ligne droite de la Mer Baltique aux Carpathes. La vaillante Armée serbe avait, en décembre, sévèrement battu les Autrichiens et libéré le territoire national.

 

Dans toutes les batailles du front occidental, la victoire avait été si disputée, qu'on ne peut dire ce qui serait advenu si l'ennemi avait disposé de quelques divisions de plus, si quelques-unes de ses forces n'avaient pas été retenues devant Anvers, si le Grand-Duc Nicolas n'avait pas été fidèle à ses engagements, si le plan de Schlieffen avait été plus audacieusement maintenu. Pour faire face aux rencontres des trois premiers mois de la guerre, le Commandement français avait dû mettre en oeuvre tous ses moyens. Nos Armées, n'eurent pas le loisir de la moindre remise au point. C'est le moment où les retards ne se rattrapent pas ; où les avances portent leurs fruits.

Les résultats des efforts du temps de paix s'inscrivent dans les succès et dans les revers initiaux. Essayons de les dégager.

 

LES RENCONTRES INITIALES, SANCTION DE LA PRÉPARATION.

- Avec quelles forces et quelles faiblesses se présentent ces deux armées, préparées par une longue tension à se faire face ?

La supériorité matérielle est nettement du côté des Allemands. Si les infanteries sont armées de fusils à peu près équivalents, notre infériorité est flagrante en ce qui concerne les mitrailleuses : leur répartition en sections ne se prête pas aux effets d'ensemble des compagnies allemandes, et la fréquence des enrayages annihile la précision des armes françaises, dont le nombre est si réduit, que des régiments de réserve partent sans leur dotation. En artillerie, la supériorité allemande est plus accusée ; le corps d'armée français dispose de cent vingt canons de 75, l'allemand de cent soixante dont trente-six obusiers de 105 et seize de 150, propres aux tirs plongeants et à la contre-batterie. L'artillerie lourde d'armée présente une disproportion encore plus considérable ; du côté français deux cent quatre-vingts pièces, au total dont cent soixante-seize anciennes ; chez les Allemands, huit cent cinquante pièces, toutes à tir rapide, canons longs à grande portée, et mortiers capables d'effets d'écrasement. La couleur voyante de nos uniformes, l'insuffisance de notre matériel de liaison, contribuent à rendre nos troupes plus vulnérables et nos feux moins efficaces. Notre adversaire possède une grande avance technique.

 

Les méthodes de combat allemandes sont tout comme les nôtres, imprégnées d'esprit offensif ; mais la défensive a sa juste place, dans l'économie des forces au profit des secteurs d'attaque, dans l'action de détail pour tirer le meilleur parti de l'obstacle, du retranchement et du feu ; l'instruction du tir est très poussée, - les bons tireurs disposent de lunettes de visée, - la troupe rompue à l'exécution des travaux de campagne, la cavalerie exercée à combattre à pied. Les règles de la sûreté et de la liaison sont rigoureusement appliquées. De notre côté, moins d'uniformité et moins de soin, les tireurs sont médiocres, et la répugnance à remuer la terre considérable. L'Armée allemande a bénéficié d'une instruction plus réaliste. N'est-ce pas assez pour expliquer les échecs tactiques de la bataille des frontières, le feu qui saisit nos troupes en formations massives; des flancs mal gardés, le décousu des actions, l'insuffisant appui de l'artillerie ?

 

Si, de la tactique, nous passons à la conduite générale des opérations, - c'est-à-dire dans cette période initiale à l'exécution du plan, - il convient de se souvenir de la confiance de Joffre dans la souplesse de ses dispositions et la puissance du réseau ferré pour parer à l'imprévu, - en l'espèce l'extension de la manœuvre allemande au nord de la Meuse - ; or, l'armée réservée est mise en ligne le 2 août, et dès lors, les possibilités de prolonger la gauche française se trouvent très réduites. Enfin, à l'échelon supérieur de la conduite d'une guerre de coalition, le Commandement ennemi ne rencontre pas de difficultés puisque les forces engagées à l'ouest sont toutes allemandes ; chez les Alliés il en va tout autrement : la Constitution belge interdit la subordination de l'armée à un chef étranger, et notre impuissance à soutenir directement cette armée au nord de la Meuse prive Joffre d'arguments valables pour la déterminer a lier ses forces aux nôtres ; les instructions reçues par Sir John French insistent sur son autonomie, et le mettent en garde contre une collaboration qui pourrait exposer son armée. C'est l'impossibilité de résoudre à notre avantage le problème posé par l'irruption allemande dans le Brabant et le Hainaut, nous sommes débordés sans appel. Les causes stratégiques de la défaite de nos armées de gauche dans la bataille des frontières se dévoilent, elles aussi, sans mystère.

 

Mais la médaille possède une autre face. Les Etats-Majors, des deux côtés également savants et consciencieux, sont souvent chez nos adversaires aux ordres de princes dont le commandement est nominal et qu'il leur faut remplacer. Cet éparpillement des responsabilités est inconnu chez nous où chacun sert à sa place, où le Chef commande et l'Etat-Major l'y aide de son mieux. Une autre considération d'importance se rapporte aux méthodes de Commandement pratiquées dans les deux camps ; les succès des Allemands en 1870 étaient le fruit de la pensée et des calculs du grand Moltke, et de l'esprit d'entreprise des Commandants d'Armées et de leurs lieutenants. Mais le Commandement suprême s'était exercé de loin et certaines initiatives de ses subordonnés auraient pu lui coûter cher devant un ennemi qui eût été manœuvrier, mais dont l'inertie assura leur succès. Les enseignements du temps de paix, en s'appuyant sur ce glorieux passé, semblent avoir favorisé la confiance en un plan initial fortement conçu et brutalement exécuté, mis en oeuvre de haut et conduit de loin, et la pratique, dans l'exercice des commandements subordonnés, d'une initiative qui, pour être jugée digne de louanges, devait tenir peu de compte des ordres reçus. Dans les Armées françaises règne, au contraire, une parfaite discipline d'esprit, chaque chef, sans rien abdiquer de sa personnalité, en consacre toute la vigueur et l'originalité à l'exécution de ses instructions.

 

Quant à Joffre, il exerce son autorité avec une indiscutable fermeté, mais aussi avec une activité qui ne lui laisse rien ignorer de la situation matérielle et morale de ses armées et de leurs chefs. Aussi est-il aisé de comprendre comment le Commandement supérieur allemand, après le succès de la bataille des frontières, ignora davantage, à mesure qu'elles s'éloignaient de son immobilité, la situation de ses armées, et leur adressa certaines instructions en désaccord avec elles ; comment certaines armées, jugeant avoir mieux à faire que d'obéir, ont pris, en ce qui concerne les directions, des libertés qui ont amené la défaite. Pendant cette longue retraite, au contraire, les Armées françaises, attentives au signal attendu, observant strictement les directions et les attitudes prescrites, se retirent dans l'ordre voulu par Joffre, ce qui lui permet d'en faire sortir, au moment choisi, l'offensive victorieuse. Il y a plus encore de notre côté, il y a cette certitude dans l'âme du Chef qu'au jour dit, non seulement les Armées seront au point et dans le dispositif où il les veut, mais aussi que la volonté offensive de tous ses soldats sera à la hauteur de l'effort qu'il va leur demander. " Que des hommes ayant reculé pendant quinze jours - a écrit un de nos adversaires, donnant ainsi au soldat français sa plus belle citation - que des hommes couchés par terre et à demi morts de fatigues, puissent reprendre le fusil et attaquer au son du clairon, c'est une chose avec laquelle nous autres, Allemands, nous n'avions jamais appris à compter." Joffre, pour sa part, y comptait bien. Il y a trouvé la force de prendre la responsabilité de céder à l'ennemi une vaste étendue du territoire national, et de faire sortir la victoire de ce sacrifice.

 

Lorsque la guerre se figea pour de longs mois, nos victoires de la Marne, de l'Yser et d'Ypres avaient brisé le plan allemand et scellé la fraternité d'armes des Alliés ; elles portaient en elles le germe du succès final. L'Allemagne, obligée d'envoyer dans l'Est des renforts importants, était condamnée chez nous à la défensive. Mais ces résultats ne doivent pas faire perdre de vue les graves conséquences de l'échec de la bataille des frontières : une partie peuplée, riche, industrielle, de notre sol, envahie; l'ennemi installé chez nous, y violentant le droit, les corps et les consciences; nos campagnes devenues le champ de bataille, que nous serons obligés de ravager pour le reconquérir. Cette situation imposait aux dirigeants de la guerre de libérer avant tout nos régions envahies, et ne leur laissait pas la faculté d'embrasser en toute liberté d'esprit l'ensemble du théâtre de guerre européen, et d'accorder l'importance qu'elles méritaient à des entreprises contre les points faibles des Empires centraux. Pendant trois longues années, nous pâtirons de cette infériorité, conséquence des insuffisances de notre préparation. " Les fautes d'imprévoyance ne se peuvent plus rattraper. Puisse dans l'avenir cette leçon éclairer l'opinion publique et les décisions des Gouvernements. " (J. Joffre).

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